dimanche 12 janvier 2014

En méditant... Antoine Redier, Le devoir et la gloire dans les tranchées

Je n'ai jamais entendu dire ni dit moi-même autant de paroles vaines, dans toute mon existence, que depuis mon séjour dans la tranchée. Nous avons, à cause du péril extrême, besoin de beaucoup de divertissement et nous ne cessons, en effet, de nous divertir. Il me semble que ma cervelle est devenue légère, légère. Par moments, je prends ma tête avec effroi dans mes deux mains et je pense : que fais-je ici, si je ne m'améliore pas ?
Je sers mon pays. Je suis à mon poste, à ma vraie place. C'est bien. Si je suis tué, j'aurai fait tout mon devoir. Mais si je dois survivre, aurai-je donc traversé, sans profit pour mon âme, ces heures solennelles de l'histoire du monde ? Nous sommes les témoins, les acteurs d'un des grands drames de l'humanité. On nous enviera plus tard.
Et peut-être passerons-nous pour des géants. Cependant, ces champs de carnage, qu'on viendra visiter pieusement dans le cours des siècles, nous les foulons sans respect. Nous continuons notre chanson, comme les alouettes, nos voisines, qui n'ont pas vu que c'était la guerre. Nous baissons parfois un peu la voix, si l'ennemi, qui veille en face de nous, est assez proche pour nous entendre. C'est notre seule concession au malheur des temps.
Des gens diront que cette insouciance en face du péril est la marque de l'héroïsme. Ce n'est pas vrai. Nous avons la faculté de nous laisser distraire : nous ne pourrions pas supporter l'existence sans ce don précieux d'oublier. Mais il faut savoir tantôt fermer les yeux et tantôt regarder. Nous regarderons en face de nous quand nous nous trouverons de nouveau, comme aux premiers mois de la guerre, entraînés dans des actions violentes. Aujourd'hui, nos corps sont malheureusement immobilisés dans la boue, et nos âmes, si nous n'y prenons garde, vont s'endormir.
J'ai voulu, cette nuit, pendant mes heures de quart, secouer la mienne. J'ai médité sur la mort et, de là, sur le devoir. J'aurais pu méditer sur la gloire. Mais je n'ai pas voulu me payer de mots et je suis allé au fait. Nous sommes exposés ici, à toute minute, à une mort glorieuse, mais enfin à la mort ; et si mon être, après la guerre, conserve une empreinte, c'est d'abord cette menace tragique qui l'y aura mise.
Qu'est-ce que mourir au champ d'honneur ?
Hier, un pauvre homme, blessé sous mes yeux, a rendu l'âme à l'ambulance. La veille, à l'officier qui, l'ayant pansé, l'interrogeait doucement, il avait répondu, avec son accent des campagnes flamandes ;
Min vinte, mon lieutenant
— Qu'est-ce qu'il a, ton ventre
— J'ai du mal à min vinte.
Cette voix plaintive, cet accent enfantin resteront toujours dans ma mémoire. Que la mort de cet homme de près de quarante ans, père de famille, a été triste ! Les siens, qui sont en pays occupé, apprendront leur malheur plus tard, quand on aura le moyen et le temps de les avertir. Lui-même, en s'en allant, n'a pas songé qu'il était un héros, mais un pauvre diable. Il n'a pas fait la guerre pour la gloire : perdu dans la masse, n'ayant point ou guère vu, de ses yeux, l'ennemi, il a vécu, depuis des mois, dans l'attente passive d'une fin obscure. Son héroïsme a consisté à accepter avec résignation son destin.
Nous sommes tous pareils à cet homme. La mort, sur les champs de bataille, est toujours une horrible aventure. Ceux qui sont en campagne depuis le début l'ont vue de trop près pour courir légèrement à elle avec le joyeux aveuglement du mois d'août. On aperçoit, devant les tranchées, trop de cadavres couchés sur le dos ou la face contre terre. Nous avons perdu trop de bons camarades, dont les restes n'ont pas eu, n'auront jamais de sépulture. Et nous savons trop de foyers désolés et ruinés.
J'ignore ce qui se passe dans l'âme des Japonais, dans celle des Serbes, dont on assure qu'ils méprisent la mort. Nous ne sommes pas faits ainsi : peut-être la vie française est-elle trop douce. Et je ne conçois pas qu'on aille volontiers au martyre. Les plus grands saints ont souffert et ne l'ont pas caché. Ils appelaient le ciel au secours de leur faiblesse et leur cœur était cependant d'une qualité supérieure à la plupart des nôtres. Si encore la patrie offrait, comme Dieu, une compensation immédiate et radieuse au sacrifice que lui fait un soldat en mourant pour elle !
Les embusqués, qui se terrent dans les dépôts ou dans les emplois de l'arrière, sont hantés par l'effroi de la mort impitoyable qu'on trouve au champ d'honneur. Et les autres, ceux qui sont partis volontairement ou parce que c'était leur tour, se bandent les yeux. Leur chair tremble quand, à certaines minutes, ils entrevoient la fin cruelle. Cependant ils vont vers elle, en héros : que cherchent-ils ?
Est-ce la gloire ? Je ne le crois pas. J'en connais bien un, qui s'offre pour elle. Il a vingt ans. Il est le petit-fils d'un des plus fameux soldats de France. L'autre jour, nous rendions visite à des camarades. Il était là, au fond de la petite caverne, où nous nous pressions, joyeux de nous voir un peu et de causer. Après avoir parlé et ri, il fallut chanter. Je ne répéterai pas ici les couplets très français qui nous mirent en joie. Un moment, l'un de nous entonna tout bas le Wacht am Rhein. Nous nous regardâmes avec émoi. Certes, la complainte qu'on chante en face de nous tous les soirs, dans les tranchées allemandes, est grave et mélodieuse. Mais quelle tristesse ! Et comme la race qui rêve et gémit ainsi semble loin de la nôtre, si alerte et si franche ! Le tour du plus jeune arriva. J'oubliais de dire que ce soldat, petit-fils, fils, neveu, filleul de soldats et de marins illustres, était à Saint-Cyr à la déclaration de guerre. Il avait choisi la cavalerie. Dès les premières batailles, il vit que, cette fois, les chevaux risquaient de rester quelque temps à l'arrière. Il demanda et obtint de quitter l'arme de son goût pour l'infanterie, et le voilà qui vit maintenant parmi nous, dans un trou, attendant l'heure de se dévouer. Nous l'avions un peu effarouché. Il hésitait. Je regardai son beau visage d'adolescent. Oh ! c'est un homme, et fièrement campé. Son grand corps souple est celui d'un soldat ; mais ses joues savent encore rougir. Ses yeux gardent une limpidité de source et, quand il chante certain poème à la gloire, il a beau tirailler nerveusement le duvet épars sur sa lèvre, ce n'est pas un guerrier comme les autres qui émerveille nos regards, mais un jeune dieu, qu'une vision céleste a transfiguré 1.
Je ne sais qui a écrit le sonnet qu'on va lire et que connaissent, sans doute, tous les élèves de Saint-Cyr. Nous retenions notre souffle en entendant ce beau fils de France le chanter dévotement, les yeux agrandis, le front pâli par l'émotion.
LA GLOIRE
Voulant voir si l'École était bien digne d'elle,
La Gloire, un jour, du ciel descendit à Saint-Cyr.
On l'y connaissait bien ! Ce fut avec plaisir
Que les Saints-Cyriens reçurent l'Immortelle.
Elle les trouva forts. Ils la trouvèrent belle.
Après un jour de fête, avant de repartir,
La Gloire, à tous voulant laisser un souvenir,
Fixa sur leur schako des plumes de son aile.
Et l'on porta longtemps le plumet radieux.
Mais un soir de combat, près de fermer les yeux,
Un Saint-Cyrien mourant le mit sur sa blessure
Pour lui donner aussi le baptême du sang.
Et depuis, nous portons, admirable parure,
Sur notre schako bleu, le plumet rouge et blanc.
Celui qui chantait ainsi n'aurait que faire de s'inquiéter de la mort. Il aime la gloire pour elle-même et lui voue délibérément sa jeune existence. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir si le sacrifice que la patrie demande à ses fils est sans merci. Il est à l'âge des premiers regards sur la destinée humaine : alors on la domine, on la brave, bonne ou mauvaise ; et, n'ayant pas encore engagé sa vie, on peut l'offrir. Le sang, dont j'ai senti mes mains couvertes quand nous relevions des blessés ou assistions des mourants, ce sang cruel, qui ne cessera jamais de m'épouvanter, il y baigne avec exaltation son panache. C'est le sang vermeil, dont lui ont parlé les poètes et les héros. Pour moi, c'est le sang des tristes plaies que j'ai vues.
Je ne peux pas aimer la gloire comme lui. Je sers la gloire française de toutes mes forces. Je ne suis pas ici pour m'occuper de la mienne.
Que fais-je donc à la guerre ? Mon devoir.
Sauf exception, nous n'allons vaillamment à la mort ni parce que nous la méprisons, ni pour les lauriers qu'on jettera sur nos tombes, mais en esprit de discipline. Le premier fruit de cette tuerie aura été de nous rendre la connaissance et le goût, depuis longtemps perdus, de nos devoirs : voilà le grand miracle attendu de nous tous dans les années anxieuses qui ont précédé la guerre.
L'autre jour, un adjudant entra brusquement dans notre cave, poussant deux soldats, dont l'un tamponnait avec un mouchoir son visage ensanglanté. Nous dressâmes vivement la tête.
— Blessé ?
— Pensez-vous, mon capitaine ! Ça s'est disputé. Je les amène au poste pour s'expliquer.
Trois curieuses figures. Le battu est ce qu'on appelle un avocat de village. Il racontait que les Boches valaient bien les Français. L'autre avait sauté sur lui. Les voilà devant leurs chefs. L'assaillant reste immobile. Il se repent, mais son coup, qui a bien porté, fait honneur à son bras. Il sent vaguement qu'à la guerre la force est d'un grand prix. Il avoue son crime et dit seulement pour sa défense :
— Il nous agaçait avec ses théories. J'ai voulu le corriger. Je ne pensais pas lui faire tant de mal d'un seul coup de poing.
— Alors tu comptais lui en donner plusieurs ?
— Je voulais le faire taire, mon capitaine. À ces mots, l'autre s'avance et riposte :
— Me faire taire ?
Qu'il est drôle ainsi ! Il porte, au bas d'une figure maigre, déjà ravagée par l'âge, de grandes moustaches fauves, tombant à la gauloise. Le dos voûté, l'air humble et finaud, tout le corps assez frêle et peu martial, la voix chevrotante, avec des liaisons savantes et des quantités de mots abstraits, il gesticule et prononce des sentences :
— Alors on n'a plus ses droits, ici ?
— Tu as le droit de tuer des Boches, vieux bavard.
— Vous, faites silence ! Vous l'avez frappé : laissez-le parler.
— Mon capitaine, reprend l'autre, si on laisse faire cette jeunesse, ça va-t-être la révolution dans les gourbis. Moi, je comprends qu'on ne devrait pas se batailler, vu qu'on est tous ici pour la misère....
— On est ici pour la France, lui crie l'adjudant, en roulant des yeux terribles.
— Allons ! fait le capitaine, pressé de clore sur ce mot l'incident, serrez-vous la main et sauvez-vous.
Je considère avec curiosité, tandis que s'en vont les hommes, ce sous-officier qui ne permet pas qu'on parle de misère ici.
— Tu as été dur pour le vieux, lui dit l'un de nous.
— C'est sa faute. Ces phraseurs, ça se plaint toujours. Ils ont à tout propos leurs droits en tête, jamais leurs devoirs...
Il nous brosse alors un tableau de la société française, à la ville et aux champs, avant la guerre : peinture violente, mais fidèle. Pour un humble, car il tient modestement boutique, en temps de paix, sur la grand'place de quelque chef-lieu de canton, il voit juste. Les derniers détenteurs de la sagesse se trouvent ainsi chez les gens du peuple. Leur morale, quand ils ont évité les embûches de la vie, tient dans ces vieux souvenirs du catéchisme, où aboutissent, après de savants détours, toutes les spéculations des philosophes.
Il va nous dire le cas que faisaient de leur devoir dans le civil ces héros, qui, d'un cœur ferme, acceptent aujourd'hui de mourir pour lui. Je ne donnerai pas, pour cause, ses mots mêmes, mais sa pensée.
Il commence par les ouvriers. Bien connaître son métier, pour l'exercer avec plaisir ; avoir des goûts simples, afin de les satisfaire pleinement élever à son foyer de beaux enfants, dans l'amitié de qui on se réfugie aux grandes heures de la vie : voilà, nous explique-t-il ; un programme d'honnête homme. Nos citoyens ont trouvé mieux : travailler le moins possible, parce que c'est fatigant ; exiger le plus gros salaire, parce qu'il est agréable de sentir des écus dans sa poche ; dépenser son gain pour soi seul et, par conséquent, n'avoir pas d'enfants. Droit de vivre sa vie, droit de jouir, droit de flâner, droit de tout saboter, son travail, soi-même, ses proches et son pays : quant au devoir, inconnu.
Voici les paysans. Ceux-là sont encore économes et laborieux comme leurs pères, mais avec une rapacité qui leur tient lieu de toute vertu. Incapables de travailler pour les enfants de leurs enfants, comme les vrais amis de la terre, ils ne sauraient planter un arbre : le profit est trop lointain. Ils abattent ceux des aïeux, pour avoir de l'or, que leurs fils dépensent à la ville. Point de religion. Point de respect pour les femmes, Jamais de vrai repos près de l'âtre : ce sont des bêtes de somme. Et si vous leur parlez de devoir, ces esclaves-nés, qui acceptent par goût les plus viles servitudes, vous disent, en ricanant, qu'ils sont des hommes libres et ne veulent pas de lois morales.
Des gens de la classe riche, notre censeur, devant ses officiers, n'ose rien dire. Mais je continue sans effort sa pensée. Nobles, bourgeois, gens en place, nous tous qu'on appelle arbitrairement les dirigeants, que valons-nous ? La plupart des hommes sont des jouisseurs, exercés à jouer des coudes, et les femmes des poupées. Les premiers gagnent, n'importe comment, un argent fou, que leurs compagnes font sauter en l'air.
S'il s'agit du bien public, à l'égard de qui les devoirs sont plus sacrés, parce que les intérêts en jeu sont plus gros, vous trouvez l'indifférence ou de bas calculs. Jamais les hommes en masse n'ont porté au pouvoir le plus sage, c'est entendu. Mais, chez nous, on choisit volontiers le moins digne, afin de le tenir à sa merci : ainsi on a un domestique, et c'est la France qui paie.
Venez avec moi dans la tranchée. Ils sont là, sous nos yeux, un fusil à la main, de la boue jusqu'à la ceinture, ces ouvriers, ces paysans, ces bourgeois, ces électeurs. Que se passe-t-il sous leurs crânes tondus ? Quels projets ruminent-ils pour la paix, tandis qu'ils grognent dans leur barbe ? Les voilà au devoir, cette fois, et tous ensemble. Qu'en pensent-ils ? La guerre les a changés. Elle en a fait sans peine des soldats braves : sont-ils devenus, du même coup, des braves gens pour toujours ?
L'adjudant n'en doute pas : il exagère. Non, nous ne serons pas nécessairement meilleurs quand nous rentrerons dans nos maisons. Mais je pense que nous serons en état de devenir meilleurs et c'est l'important. La notion du devoir, restaurée par la force, ne nous aura pas donné l'habitude définitive de bien faire, mais nous laissera aptes à suivre, si on nous les montre, des directions nouvelles. Si, aux docteurs révolutionnaires, prophètes des droits souverains de l'individu, d'autres docteurs s'opposent, annonciateurs des vérités éternelles, les amis du vrai droit seront écoutés. Ces maîtres intellectuels d'une France plus sage existent, mais ils professaient à peu près dans le désert. La guerre aura décuplé le courage et la puissance de ceux d'entre eux qui lui survivront. Ma pensée va vers eux, ce soir, du fond de mon souterrain et j'aperçois l'ère où ils trouveront, non seulement parmi l'élite intellectuelle, dont une notable partie leur appartient depuis longtemps, mais jusqu'au cœur de nos derniers villages, des oreilles complaisantes pour les entendre.
Pour corriger les peuples, comme les enfants, il ne suffit pas de leur enseigner le bon chemin : il faut les y conduire par la main. Les préceptes sans l'épreuve sont vains. Nous aurons, dans cette guerre, fait de dures expériences, après lesquelles les leçons des justes seront comprises.
Nous aurons spécialement pesé deux mots de valeur très inégale. On écrivait le nom du Devoir avec une majuscule et l'on s'en tenait là : c'était une belle abstraction. Par contre, nous revendiquions des droits en foule. À la guerre, on est bien forcé de renverser les nombres. Je crois au Droit, notre sauvegarde à tous, et je vois, s'imposant à moi chaque jour, à chaque heure, des devoirs innombrables.
Les droits et les devoirs, si l'on pouvait négliger la réalité, c'est-à-dire la faiblesse et la folie des hommes, mériteraient d'ailleurs d'être pareillement honorés, car ils se répondent, se lient naturellement. En fait, il y a des mots dangereux, qu'il ne faut pas livrer à la foule : ici, les droits, mots tentateurs, mots perfides, s'envolent au souffle des obus.
Il n'y a pas une formule révolutionnaire, génératrice de désordre et de douleur, qui ne soit contredite chaque jour dans nos tranchées. Aimez-vous l'égalité, ce droit fameux d'être pareil aux autres et, pour y atteindre, de tout envier, de tout haïr, de tout détruire ? En fait d'égalité, nous connaissons, en campagne, notre misère commune devant la mort, qui frappe sans cesse et sur n'importe qui. Si vous êtes jaloux de vos semblables, si vous prétendez jouir de tous leurs avantages, approchez-vous de cette première ligne, où l'injustice est inconnue, où personne n'est exempt de se coller à terre quand passe un projectile, où chacun ne peut offrir que son front, sa poitrine, quelques centimètres de chair mortelle à la mitraille allemande. Égaux sous les coups, certes. Mais, pour le reste, un rang différent à chacun, suivant son mérite. Il faut une patrouille ce soir. Où sont les volontaires ? Voici dix hommes qui se présentent. Ils apparaissent, dès cette minute, supérieurs aux autres qui s'inclinent. Inégalité, respect : deux notions nouvelles pour nos gens. Ils s'y habitueront.
Dans le civil, l'argent donnait tous les droits. On n'en a que faire dans nos trous. Le prestige de la gloire a remplacé celui de l'or. Et l'envie, qui salit les âmes, a disparu devant l'admiration, qui les élève. La valeur personnelle, l'intelligence, la force physique, le dévouement, la bravoure, l'héroïsme : ayez un peu de tout cela ou beaucoup et, suivant le degré, vous recueillerez, à la guerre, les honneurs et des joies divines, aux applaudissements des camarades.
Car les mêmes hommes, qui, en démocratie, se conduisent en mauvais frères et s'entre-dévorent, deviennent ici camarades de combat. La fraternité d'armes a rétabli entre eux la loyauté, la bonne humeur et la confiance. Le rire, signe de santé physique et morale, règne, comme on dit au régiment, à tous les degrés de la hiérarchie. Les haines tombent et la religion même recueille les hommages qui lui sont dus.
On dirait qu'une baguette magique a remis chaque chose à sa vraie place. Nous nous gavions de jouissances et nous usions nos forces à la poursuite du bien-être. Voici je ne sais combien de mois qu'en fait de confortable nous couchons sur la terre nue ou sur la paille, avec des souris. Il nous fallait mille douceurs et le plus clair de nos loisirs se passe, qu'il pleuve ou que le soleil brûle, à creuser des fossés, avec cette consolation que nous pouvons, suivant nos préférences, choisir la pioche qui abat la terre, ou la pelle qui la jette au dehors. Nous faisons cela en sifflant et, l'heure du repos venue, nous avons des sommeils triomphants.
D'autre part, l'ennemi, en ravivant des haines séculaires, a uni nos vivants et nos morts ; et la tradition, qu'on bafouait, a pris à tous les regards une grandeur et une beauté nouvelles : des ministres de la République, pour qui la France datait de 1793, ont évoqué solennellement les noms de saint Louis, de Du Guesclin, de Jeanne d'Arc. On bafouait aussi l'autorité, l'ordre, la discipline ; maintenant, nos étourdis voient que c'est en l’absence de toutes ces vieilles choses que l'Allemagne a failli nous battre.
Enfin, nous accomplissons ici un devoir et, rare bienfait, un devoir clair. Nous savourons la douceur de connaître notre chemin. De ce devoir, qui s'impose avec éclat, nous tirons de telles joies que nous avons besoin de nous en flatter et de le crier à tous les vents. Que dirons-nous dans nos foyers, après la guerre ? Les fanfarons seront désagréables. Les autres montreront de la modestie, mais aimeront cependant qu'on apprécie à sa vraie mesure l'épreuve vaillamment subie et que personne ne conteste le caractère et la beauté de leur sacrifice. Ils voudront qu'on professe autour d'eux, à leur exemple, que rien ne vaut le dévouement à la Patrie. Ils ne demanderont pas tous des louanges pour eux-mêmes : tous en exigeront pour les vertus qu'ils auront pratiquées. Et cela fera, dans nos villages et dans nos villes, deux ou trois millions de prophètes intéressés du devoir.
Ainsi nous tous, qui regardons la mort en face et qui nous efforçons, parce que c'est notre loi présente, de ne pas même battre la paupière devant sa redoutable figure, nous reviendrons du champ d'honneur avec l'habitude et l'orgueil de servir.
Les devoirs ne seront assurément pas aussi simples dans la paix qu'à la guerre. Nous les trouverons souvent plus pénibles, à cause de leur obscurité même. Les souvenirs éclatants de nos jours de gloire nous soutiendront alors. Accepter la mort, demeurer jour et nuit, pendant des mois, sous sa menace tapageuse ou crispante, puis, dans des heures violentes, faire mieux que de l'attendre, courir à elle en chantant, la saluer avec exaltation, non pour la gloire, mais parce que c'est ainsi qu'on doit tomber : tous n'auront pas choisi de bon gré ce métier de héros. Qu'importe, puisqu'ils auront tous fait, avec une allégresse plus ou moins chargée de résignation, leur sacrifice ?
Je me souviens qu'un jour, au mois de septembre, peu après la Marne, un général vint inspecter, dans une région où je me trouvais alors, le dépôt d'un régiment de l'armée territoriale. Il avait pour mission d'examiner particulièrement les gradés et de se rendre compte de leur état d'esprit. Promu le matin même, il avait quitté, quelques heures plus tôt, le champ de bataille et sentait encore la poudre. Il passa devant les sous-officiers alignés dans la cour du quartier et, à chacun, posa cette question :
— Demandez-vous à partir au feu ?
— Je partirai à mon tour, mon général, répondirent invariablement ces guerriers.
— Eh ! conclut le grand chef, vous parlez comme des poltrons !
Le scandale fut beau parmi ces pauvres hères. Du devoir, de l'occasion qu'on leur offrait de participer au salut national, ils n'avaient cure. Leur tour, leur droit : voilà les grands mots.
Peu à peu, ces mêmes hommes ont quitté le dépôt. Ils servent aujourd'hui dans les tranchées et s'y conduisent bien. Ils y ont enduré, plus d'une fois, des souffrances sans nom, mais gaiement. Ils vont où on leur a dit qu'était leur place et ne réfléchissent pas plus avant. Est-il absolument besoin que la loi soit comprise, du moment qu'elle est connue et obéie ? Ils sont la foule et suivent l'élite.
Dans l'élite, je vois deux types. D'abord le soldat passionné, que meut l'amour de la France. Il connaît la hiérarchie des obligations et, si tendrement qu'il chérisse son foyer, sa patrie passe d'abord. Cela implique toute une forme d'esprit : un homme ainsi fait sert toujours l'intérêt public avant le sien, même lorsqu'il ne s'agit point, comme ici, d'un cas où le devoir est criant. Avec cette mentalité, on ne peut manquer d'être un fervent de l'histoire et de la politique. On connaît le passé de son pays et l'on révère toutes ses gloires. On ne se désintéresse point de sa destinée présente, ni de ceux qui en ont pris la garde. Et, si la guerre éclate, on y court, sans examen, comme à une affaire personnelle, J'aime ce type, d'ailleurs répandu, et c'est vers lui que, par nature, je tends volontiers pour ma part. Je n'ai aucun mérite à faire mon devoir de soldat, mais je sens que j'en aurais un extrême, si je n'avais devant les yeux cette admirable figure de la France, qui me soutient, m'anime et d'où je tire ma force. J'avoue que je ressens une joie profonde, quand j'entends parler de la frontière du Rhin il me semble que c'est à moi-même qu'elle sera rendue. Soutenu par de pareilles pensées, je n'ai aucune peine à offrir mon âme et, quand il le faudra, je donnerai mon sang.
L'autre type est-il plus rare ? Je le trouve, en tout cas, infiniment séduisant. J'en ai ici, dans mon voisinage, un exemplaire charmant. Imaginez un grand jeune homme déambulant dans la tranchée, la capote ouverte, un vieux képi sur une touffe soyeuse de cheveux blonds, des brodequins massifs, le geste brusque, l'allure gamine. On dirait un mauvais sujet, qui ne passera jamais caporal. Il croise des hommes et je ne sais ce qu'il leur conte, mais ils ont tous, après l'avoir regardé et entendu, un bon rire à larges éclats. L'un d'eux s'écrie :
Mon lieutenant, vous dites toujours des blagues !
Car il est lieutenant, ce jeune soldat, si haut de taille, si mince et si gai. Il commande sa compagnie depuis quelque triste jour de septembre 1914, où fut tué son capitaine. Il a la figure la plus franche, des yeux clairs, le grand nez du roi Henri IV, la bouche fine, un menu duvet sur la lèvre, des rougeurs de jeune fille, une voix ardente, des colères qui tombent à plat, des coups de poing dans tous les sens et des rires qui n'en finissent pas. Que fait-il à la guerre ? Les affaires du pays, sans doute, et de bon cœur. Mais ses yeux ne sont pas illuminés, comme les miens, jusqu'à l'éblouissement, par l'image captivante de la France. Il voit, il regarde surtout un autre visage, plus austère, à qui vont d'abord son culte et sa ferveur : celui du devoir.
Quand il a quitté sa mère en larmes, il n'a pas ergoté sur les origines et les conséquences de la guerre, ni cherché ses consolations dans des perspectives de revanche triomphale. Honnête homme dans tous les actes de sa vie, il fut, ce jour-là, honnête comme d'habitude. La loi commande d'être soldat : il est parti. Le sacrifice était dur, par conséquent d'une valeur rare : malheur au lâche qui discuterait ! Toute sa morale de guerre tient en cette formule : un devoir, me voici.
Autour de lui, de nous, de nos camarades, les soldats, venus ici plus ou moins volontiers, s'habituent à la longue à penser comme les chefs. Suivant ses tendances, chaque homme prend modèle sur l'un ou l'autre type. Ils s'améliorent, nous aussi ; et nous sommes heureux.
Je me demandais parfois, avant le mois d'août 1914, si nous aurions jamais la bonne fortune de faire l'expérience préalable des nobles joies dont il faudrait donner l'appétit aux hommes pour les détourner de leur bassesse. La guerre nous les a toutes apportées.
Allons ! je puis, avec mes compagnons d'armes, reprendre les gais propos dont j'ai, un moment, rougi comme d'un sacrilège. Je puis, tout en veillant sur l'ennemi, demeurer insouciant. Je me perfectionne à mon insu, et les braves gens qui m'entourent font de même. Si, par surcroît, la gloire, de qui je n'implore rien pour moi-même, vient, un soir de bataille, illuminer le front de l'un de nous, je bénirai la belle visiteuse et, les mains tendues, je lui demanderai pardon d'avoir, cette nuit, dans ma tranchée, préféré à sa radieuse figure celle du devoir, plus grave et moins accoutumée au sourire des hommes.
En nous ramenant, pour de longs mois, à l'âge des cavernes, la guerre aura rendu nos goûts simples et nos ambitions modestes. Nous avons non seulement fait ici des travaux pénibles, mais il a fallu défendre nos tranchées et nos abris contre les violences de la nature et celles des hommes. Sans désespoir, presque sans plaintes, nous avons tout supporté. Supporterons-nous, dans la paix, que des imposteurs recommencent à prêcher aux paresseux la philosophie du bien-être, et qu'on insulte à nos souffrances et à celles de nos morts en revendiquant, pour une nouvelle génération de jouisseurs, le droit au bonheur et le droit de vivre ?
Il n'était pas question de nos droits, à la mi-décembre 1914. Les Allemands ayant, quelques jours plus tôt, bombardé, puis surpris et bouleversé une partie de nos tranchées, nous les avions chassés, et nous attendions une deuxième attaque, quand une autre ennemie se présenta : la pluie.
Représentez-vous une nuit de veille dans le poste des officiers 2. Le capitaine dort à terre sur quelques déchets de paille humide. À ses pieds son ordonnance, Joseph. C'est le serviteur fidèle, qui ne parle que de son bon capitaine, de ses bons lieutenants, de la bonne Marie, sa femme. Il n'a jamais eu d'autre oreiller que les jambes et les cuisses de son chef, ramassées en chien de fusil. Ils ronflent tous deux, tas informe sur lequel on tâche de ne pas buter. Un homme de garde, affalé sur des sacs, raconte, d'une voix de berceuse, d'interminables histoires du pays à un petit gaillard, svelte et narquois, qui s'applique à fixer au plafond des toiles de tente pour parer à l'inondation. Nous sommes là, deux lieutenants, assis sur le même bout de planche et la pluie tombe, violente au dehors, traîtresse et froide sur nos crânes, nos mains, dans nos cous : en tout, six hommes, utilisant si habilement le trou maudit, qu'une souris ne passerait pas entre nous. Voilà deux heures que la pluie coule ainsi. À tour de rôle, mon ami et moi, nous allons dans la tranchée. Point de caoutchoucs : nous ne connûmes que plus tard ce luxe. Pas de lampes de poche, non plus : on était parti à la guerre sans penser si loin. Quand vient mon tour, je vais causer un peu avec les veilleurs. Je les trouve trempés jusqu'aux os. Nous avons subi des pluies plus fortes ou plus longues : jamais nous n'avons vu tant d'eau. De minuit à minuit, pendant vingt-quatre heures, il fallut assister à la débâcle des terres autour de nous, et finalement à la destruction de nos tranchées. Pour échapper un instant à la boue qui m'arrive plus haut que le cheville et, par endroits, jusqu'aux genoux, je monte dans la plaine derrière nos lignes et je rince dans l'herbe humide mes souliers pesants. Il y a là une grande    fouille creusée la veille pour y installer notre nouveau poste. On n'a pas eu le temps de la couvrir et je veux voir s'il en reste quelque chose. Je descends : c'est plein d'eau, sauf dans un coin surélevé, qui doit servir de couchette. J'y trouve une vieille caisse et je m'assieds, mélancolique, quand un souffle chaud m'arrive sur la joue. Quelle est cette forme noire aux gestes lents qui sort de l'ombre à deux doigts de mon visage et va me toucher ? Un chien mouillé, un gros chien silencieux, qui me parle à l'oreille : il est bien malheureux et moi aussi, je sais. Mais, d'où sort-il ? Je le caresse : c'est comme si je touchais, une éponge dans un baquet d'eau tiède. Je m'éloigne, il me suit. Jamais rien ne m'a impressionné comme les précautions de cette bête pour ne pas faire de bruit. Il y a des chiens qui aboient à la lune et hurlent à la mort. Le gosier de celui-là devait être serré par le deuil universel. Il descendit avec moi dans la tranchée. Je l'entendais barboter dans l'eau et respirer tristement. Il consentit, à ma prière, à se blottir une heure contre Joseph. On m'a dit le lendemain qu'il avait disparu comme un fantôme.
Car le lendemain, c'est par ouï-dire que je connus le sort de notre abri et de ses habitants. Nous dûmes, mon ami et moi, nous consacrer aux hommes, qui avaient besoin de sentir auprès d'eux leurs chefs, impuissants, hélas ! mais vaillants pour l'exemple. Nous apprîmes que le toit de notre poste, vers quatre heures du matin, s'était effondré sur le capitaine. Le pauvre homme, déjà vieux, avait, avec mille peines, gagné l'abri d'un sous-officier : il fut évacué quelques jours plus tard. Quant au fidèle Joseph, il resta dans ce trou toute la nuit et tout le jour, veillant sur le matériel et résolu, moitié dévouement, moitié peur, à mourir dans ces marécages plutôt que de franchir les fondrières d'alentour, que, la veille, nous appelions pompeusement le boyau du commandement, le poste des agents de liaison, le poste téléphonique. Il ne mangea, ni ne bougea, jusqu'à la nuit suivante, où il fallut bien l'aller chercher : c'était la relève.
Alors commencèrent une série de déboires, où fut mise à l'épreuve, jusqu'à l'héroïsme, la résignation des hommes. Il y avait tellement de boue dans ce qui restait des tranchées, que des soldats, obligés d'aller chercher, pour s'équiper, leurs fusils abandonnés dans quelque créneau, durent se déchausser et retrousser leurs culottes jusqu'au haut des cuisses. C'était nouveau : ils en rirent. Mais où vint l'envie de pleurer, c'est quand la compagnie, ayant mis sac au dos pour aller se reposer au village voisin, reçut l'ordre imprévu de demeurer en seconde ligne. On veut bien faire cinquante jours de tranchées. Quand, en route pour le cantonnement, on apprend qu'il y a contre-ordre et qu'il va falloir choisir entre demeurer sous la pluie battante ou se coucher tout mouillé dans des caves glacées, pleines de boue, le cœur se gonfle. Les pauvres types se blottirent toute la nuit contre des arbres nus, qu'à cette époque on n'avait pas encore jetés à terre.
Le lendemain, quarante d'entre eux étaient sur la route proche, se partageant des pelles pour réparer les dégâts du déluge, quand un obus de 77 vint en sifflant tomber au milieu d'eux. Nous nous couchâmes tous. J'étais à quinze mètres : quand je me relève, je vois courir tout ce monde comme une volée de moineaux effarés. Ils disparaissent en un instant, dans la tranchée, sauf quatre qui se traînent. Nous courons à eux ; quatre blessures graves, mais point mortelles. Et savez-vous de quoi l'on parla, tout le long du chemin, qui, le soir, par un temps redevenu meilleur, nous conduisit enfin au repos ? De la pluie et des souffrances sans nom qu'on lui devait, pas un mot. On remarqua qu'un de nos obus de 75, tombant à la même place, aurait tué les quarante hommes ; et l'on méprisa les Allemands.
Quand nous revînmes, quatre jours après, la tranchée était refaite : nos camarades avaient bien travaillé.
Aujourd'hui, de pareils malheurs ne nous arriveraient plus. Nous avons des puisards dans les boyaux, des revêtements-le long des parapets de tir, et des abris solides.
Le labeur que fournissent les hommes pour arriver à ces résultats est considérable. Au début, nous possédions une tranchée de tir, le long de laquelle chacun creusait un trou, comme il pouvait, pour essayer de dormir. Puis on fit une autre tranchée, parallèle à la première, avec de petits boyaux de raccord. Dans cette deuxième tranchée, qui ressemblait à une rue, chacun installait, à droite, à gauche, sa maisonnette ou sa cave. On donna toutes sortes de noms à ces cases ; cagna, guitoune, gourbi ; officiellement, ce sont des abris. Cette double ligne était isolée du monde, et l'arrière ne communiquait avec elle que la nuit. On inventa alors les grands boyaux de communication, qui permirent de passer en plein jour du front aux cantonnements. Aujourd'hui, les boyaux se croisent en quantité innombrable comme les rues d'une ville. Il a fallu nommer ces rues : boyau des rats, boyau des Allemands, boyau Castelnau. Essayez de vous reconnaître parmi ces chemins tous pareils. S'il y avait une auberge à ce carrefour et l'épicerie ou la pharmacie à ce coin, on aurait bientôt fait. On a mis des pancartes partout et l'on s'y perd encore.
Évaluera-t-on jamais la main d'œuvre qu'ont représentée de pareils terrassements ? Nos hommes, s’ils  trouvent quelque sécurité dans leurs chemins creux et quelque repos dans leurs maisons de terre, peuvent en jouir sans remords : ils l'ont gagné.
C'est surtout dans l'architecture des gourbis qu'ils excellent aujourd'hui. Il y a deux écoles : la cave, ou l'abri couvert.
Un instant, on dut, dans certaines régions, prohiber les caves, qui s'éboulaient. Chez nous, on les recommande au contraire, mais très profondes et étayées : nous avons dans nos rangs des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais qui les construisent.
Au début, on couvrait mal les abris : quelque vieille porte, avec un peu de terre. On n'était pas difficile. Quand on sentait au-dessus de sa tête, dans la tranchée, des branchages et sa toile de tente, on faisait la manille en sécurité. Un obus éclatait : on répondait en jetant un atout. Des hommes furent tués ainsi. Beaucoup périrent dans des gourbis couverts de bois et de toiles, qu'ils croyaient sûrs. Peu à peu, on multiplia les abris à l'épreuve et nos hommes, à l'heure qu'il est, passent le plus clair de leur temps à transporter, de l'arrière au front, d'énormes rondins de bois, qu'ils placent ensuite en couches serrées et superposées sur nos toits.
Tout ce que je raconte ressemble peu à la guerre.
Si vous préférez des récits de hauts faits, d'autres vous les diront. Il y a ici un peuple de héros, et nous pourrons, à la paix, nous enivrer de gloire en revivant des souvenirs qui s'accumulent. Mon objet est d'honorer toutes les vertus, même les plus modestes et de déterminer la leçon que tirera chacun de nous de l'épreuve tout entière. Je note donc que nous sommes, quels que soient notre rang, notre fortune, notre éducation ou notre science, devenus des terrassiers ou des portefaix. On se plaignait, au quartier, de la corvée de pommes de terre. Ici, ce sont les cuisiniers qui pèlent nos légumes. Mais à peine a-t-on déchargé son fusil au retour d'un petit poste, où l'on se sentait, avec orgueil, le gardien avancé de la France, il faut aller, par les boyaux boueux, chercher des madriers énormes, les charger sur l'épaule en se mettant à trois ou quatre hommes de même taille et, la tête penchée, le front mouillé de sueur, marcher au pas, non comme des soldats, mais comme des forçats. On donne ses muscles et son amour-propre. Nuit et jour, on se plie à un labeur, que, dans la vie civile, on tiendrait pour dégradant. Mais c'est le devoir : par la vertu de ce mot magique, que nous avions désappris et que nous a rendu la guerre, les tâches viles s'ennoblissent.
La preuve, c'est la gaieté de nos cœurs. Nous tirons de la joie des moindres choses et nous rions sans cesse : signe de santé morale et de bonheur. Ne me faites pas dire qu'il n'y a pas, dans la paix, de plaisirs désirables. Mais, saturés de jouissances, nous avions, comme les enfants riches, trop de jouets sous nos mains. À l'école de la souffrance, nous apprenons à nous contenter de peu. Ce caporal, qui, avec un vieux ressort de pendule, trouvé dans les ruines d'un village, a fabriqué une scie aux dents fines pour mordre dans l'aluminium et façonner des bagues, est plus heureux, avec son outil de fortune, qu'au temps où il usait ses loisirs à courir les brasseries. La leçon est forte : ne la laissons pas passer.
Elle est forte pour tous, du petit au grand. Les hommes font les corvées. Mais les gradés et les officiers, qui les commandent, sont tout au plus des contremaîtres, attachés à un labeur pénible et sans gloire. Ils s'y plient.
Je vois encore le commandant V... surveillant la nuit, une distribution de pelles et de pioches entre tous les hommes de notre compagnie. Officier breveté, il poursuit maintenant sa carrière à la tête d'un beau régiment. Je regretterai toujours le départ de ce chef, dont la science et les vertus m'émerveillaient. Il était très dur dans le service, mais dur envers lui-même d'abord. Avec nous, quand il avait donné ses ordres, toujours précis, il se montrait d'une amabilité charmante. Il recevait des siens de gros colis et nous faisait avec joie partager ses richesses. Au bas des petites notes de service qu'il nous passait, nous lisions, presque chaque jour, un article ainsi conçu :
Pour les officiers, un artichaut, un gâteau, trois œufs frais.
Une autre fois, c'étaient une petite boîte de foie gras, des sardines. Il nous envoya les premiers radis du printemps.
Par exemple, s'il s'agissait de faire vivement un boyau, il entendait que le compte d'outils fût exact, que la répartition entre les secteurs se fît en ordre, en silence et au plus vite. Il pouvait pleuvoir à flots : il était là, dans les betteraves, droit comme un i, ponctuant ses ordres avec son bâton.
Il piquetait d'ailleurs lui-même les travaux. Je passai toute une nuit à ses côtés, pour jalonner ainsi une nouvelle voie de communication, qu'il voulait établir entre notre première et notre deuxième ligne. Deux fois j'essayai de lui dire que je me tirerais d'affaire sans lui : il n'admettait pas qu'un chef prît du repos quand ses subordonnés se trouvaient à la tâche.
Avec mes amis, nous admirions souvent l'attachement de cet homme à d'aussi menus devoirs. Il avait donné, dans les heures tragiques du début de la campagne, la haute mesure de sa valeur. Cela nous encourageait à faire, sans rougir, notre humble métier de cantonniers.
Quant au colonel, je verrai toujours la caverne de brigand où il habitait quand commença la guerre de tranchées. Comme il n'y avait pas encore de boyaux, on ne communiquait avec lui qu'à partir de la tombée du jour. Et, si le temps était bien noir, on errait interminablement dans les betteraves. Les hommes disent, quand on tourne sur place, sans parvenir à s'orienter, qu'on garde les vaches. Cela nous est arrivé souvent, hélas ! Enfin, voici un filet de lumière qui paraît sortir de terre. On tâtonne, on descend quelques marches et voici, derrière une toile d'emballage, lourde de toute la pluie du ciel, un réduit carré. On y trouve une couchette de paille, un poêle, de la vaisselle, des livres, des fusils et des casques allemands, des cartes en quantité, un nombre appréciable de bouteilles, un appareil téléphonique, une épaisse fumée de tabac, une table surchargée de journaux, de notes, de papiers de toutes sortes et, derrière cette table, un homme magnifique, en gilet de chasse, culotte de velours, tête nue. Est-ce un soldat ? On dirait un beau philosophe, enfoui sous la terre pour goûter, à l'abri du monde, ses plaisirs favoris : la lecture et la méditation. Mais il a une puissante mâchoire d'homme d'action, qui me déroute. Et puis sur son visage, je vois trop de gaieté : cet homme n'est pas un ermite. D'où vient sa joie ? Il a connu les horreurs de la guerre et s'apprête à faire cent fois, jusqu'à la paix, le sacrifice de sa vie. Alors les privations et les misères, qui offensent habituellement les mortels, ne l'atteignent pas. Par contre, les moindres distractions prennent, dans son taudis, la proportion d'événements radieux ; dont il tire toutes les délectations. Ainsi moi-même je n'ai jamais tant ri, ni de si bon cœur, que depuis qu'a éclaté cette guerre horrible. Ne dites pas : rire nerveux. C'est un rire d'épanouissement.
Un soir, sur la grand'route, trois fous chantaient et couraient, se tenant par les bras : avouerai-je que j'en étais ? Nous venions de sortir des boyaux, deux de mes camarades et moi. Il devait être minuit. Les hommes marchaient devant nous, heureux d'aller goûter au cantonnement quelque repos.
Ayant dû passer avec une certaine minutie les consignes aux officiers qui nous relevaient, nous suivions de loin la compagnie, au lieu de la précéder. Quand, ayant monté les marches de terre qui nous libéraient du dernier fossé, nous sentîmes, pour la première fois depuis quinze jours, de l'air vif autour de nous, et, sous nos pieds, une vraie route de pierre, nos cœurs bondirent d'allégresse. Oh ! la joie de tourner le dos à l'ennemi ne nous animait guère. Nous quittions la zone des balles pour celle des obus, et le cantonnement, objet de nos ardents désirs, est constamment bombardé. Mais nous échappions à nos tombes ! Je me rappelle que le ciel était gris, avec de vastes taches sombres, qui paraissaient pleines d'eau et couraient majestueusement. La lune, à travers cet écran humide, jetait assez de clarté pour faire apparaître, en les grandissant encore, deux ou trois arbres solitaires dans la plaine. J'eus le temps, au milieu de ma gaieté, de penser à Corot. C'est ainsi, dans la nuit blafarde, qu'il devait aimer à voir fondre le feuillage et s'étirer les bras des ormes noirs. Le sol dur et blanc d'une vraie route de France nous charmait d'ailleurs plus que la poésie des arbres tragiques. Nous tapions du talon sur ces pierres et Dieu sait si les talons des soldats font du bruit.
Nous gonflions nos poitrines et, un moment, nous nous surprîmes à proclamer, tous trois ensemble, que nous étions heureux. Les fusées belliqueuses, à droite, à gauche, par derrière, dansaient dans l’horizon, qui nous parut en fête. Des canons rugissaient très loin, comme des lions de ménagerie. En sourdine, nous entonnâmes de vieux refrains de chez nous et tous les frais souvenirs de mon adolescence montèrent en moi. J’étais ainsi, il y a bien longtemps, avec d’autres enfants de mon âge, à gambader sur la route qui longe la plage de Midelkerque. Je ne songeais pas alors que Midelkerque serait un jour à l’extrême droite de la plus terrible armée d’invasion de l’Histoire, encore moins qu’à cette heure de désolation, je me surprendrais, comme aux beaux matins d’antan, à chanter Frère Jacques, avec des amis tout aussi chers.
Antoine Redier, in Méditations dans la tranchée (1918)

1. Charles de Navacelle, lieutenant au 338e régiment d’Infanterie, petit-fils du maréchal Canrobert, mort pour la France devant Fouquescourt (Somme), le 12 décembre 1915.
2. Devant Fouquescourt. L’abri se trouvait à l’intersection des tranchées de première ligne et de la route Méharicourt-Fouquescourt.