Il
fut un temps où je trouvais particulièrement difficile d'accepter ou de
comprendre comment l'Église catholique pouvait être la seule et vraie Église.
Il me semblait bien plus raisonnable de dire qu'elle était le centre, le foyer
ou la couronne de la vérité religieuse, dont on découvrait une part dans les
autres communions chrétiennes, et même dans les religions non-chrétiennes, et païennes.
La raison en était simple : lorsqu'on m'enseignait les énoncés de doctrine, je n'en avais jamais saisi le fondement,
ni la signification réelle. Si l'Église catholique est, comme nous l'avons vu,
le Christ visiblement continué dans le temps d'une manière mystique, il serait aussi déraisonnable
de nier qu'elle est la seule vraie Église que de nier que le Christ est la
Voie, la Vérité et la Vie. Mais cela ne veut pas dire que l'Église possède un monopole
de vérité spirituelle, en ce sens qu'en dehors d'elle, aucune religion, aucune
personne n'en puisse posséder une parcelle.
Parce que le soleil nous réchauffe, nous n'affirmerons
pas que la chaleur n'appartient qu'à lui. Le Christ, de toute éternité, est le
Médiateur entre Dieu et l'homme, permettant ainsi à l'homme de participer à l'amitié
de Dieu ; de même l'Église, le Corps Mystique du Christ, prolonge
la Médiation du
Christ jusqu'au dernier jour, dans
notre univers spatial et temporel. « L’Église,
fidèle au mandat reçu de son
Fondateur, continue la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, principalement par
la sainte liturgie »1. Mais les fruits, les grâces, la connaissance
et la proximité de Dieu, sont d'une manière plus normale, plus pleine et plus claire, mis à la disposition des membres de l'Église, à condition toutefois qu'ils prennent
avantage de ce qui leur a été offert ; ils n'en sont pas pour autant réservés à eux seuls.
Seulement, tout ce qu'un homme connaît ou a connu de Dieu, et reçoit ou a reçu
de Dieu, il l'a connu et reçu par l'intermédiaire du Christ, et par conséquent par l'intermédiaire
de son Corps Mystique. Le Christ nous
l'a dit. Le Saint-Esprit l'inspire de cette manière. Dieu l'a ainsi voulu. Par
ce moyen, l'humanité a reçu une garantie de la vérité divine stable et visible,
dans tout le détail de ce qu'elle requiert ;
elle a reçu en même temps le moyen précis et concret pour être remplie de Dieu,
et changée dans son être de l'ordre de la nature dans celui du surnaturel.
Maintenant,
ici, un catholique risque aisément de se méprendre. Il peut être tenté de
croire que puisque l'Église est la vérité, il n'existe aucune possession d'aucune
vérité, aucune possibilité de salut, sauf si l'on appartient à l'Église d'une
manière actuelle et visible. Ou bien, s'il est d'esprit large et accommodant,
il admettra que le salut est automatique et universel, bien qu'il s'effectue
par l'Église sans qu'on puisse parler de monopole.
Nous ne savons strictement rien sur le nombre de ceux qui aboutiront à contempler
Dieu face à face. Mais nous savons que le Christ est venu pour sauver tous les
hommes : aucun ne se perdra, sinon par sa propre faute. D'où le simple bon
sens déduira que la vérité du Christ rejoint ceux qui ne la rejettent pas de
façon délibérée, qu'elle leur soit offerte sous la forme de la grâce de la
vraie foi, ou selon la manière particulière dont Dieu parlera à ces cœurs en
qui il réside aussi. L'histoire des religions et des civilisations est pleine
de signes et de symboles, pleine d'hommes choisis et inspirés, et l'on peut
interpréter ces faits comme s'ils exprimaient un certain rayonnement de
l'Incarnation. On y retrouve pourtant un élément qui doit mourir, et un autre
qui doit survivre, parce que la révélation de Dieu n'a pas accompagné le
rayonnement, la grâce. Cependant le Christ lui-même a dit qu'il ne venait pas
seulement pour les brebis perdues de la maison d'Israël, mais pour tous les hommes,
même si les circonstances temporelles de la Révélation ont empêché qu'il les
atteignît tous.
Il
s'ensuit que du point de vue catholique, la manifeste invitation du Christ à
enseigner toutes les nations nous impose, s'il en était besoin, une obligation
de répandre la vraie foi ; et du point de vue des non-catholiques, celle de
rechercher la vérité dans la charité, qui est Dieu. L'élan joyeux des
catholiques, pour user encore une fois du mot de von Hügel, à diffuser la bonne
nouvelle, ne doit pas entraîner chez les autres une gêne en face de leurs prétentions ;
mais provoquer un effort pour trouver Dieu, et le réaliser dans son amour et
dans celui du prochain, laissant à Dieu le soin d'inspirer et de guider sur la
vraie route, s'il le désire. La pleine vérité est une grâce qui relève de Dieu
seul. Elle nous oblige d'une manière spéciale à ne pas juger
ceux qui sont en dehors de l'Église ;
mais à prier pour que la volonté
de Dieu sur eux s'accomplisse ; efforçons-nous de vivre de notre mieux
la foi visible, et d'approcher de ce qu'elle est dans le royaume éternel et
invisible de Dieu. À coup sûr, notre effort apostolique pour répandre la bonne
nouvelle sera d'autant plus efficace que nous y réussirons davantage. Car une
grande partie de ce qu'on a appelé à tort le christianisme : la civilisation chrétienne, les agressions et les
exploitations commises en son nom, ont été un scandale, non un objet
d'édification.
L'essence
de la religion, pour celui qui n'est ni catholique,
ni même chrétien, ne diffère aucunement de ce qu'elle est pour le croyant. Tous
sont appelés, aussi pleinement que lui, à trouver leur fin, qui est connaître, aimer,
servir Dieu, en réalisant plus étroitement Dieu dans cette vie, sur le plan
individuel et social, afin d'être dans l'autre unis à lui. La différence entre
ces deux cas réside dans les moyens visibles de salut. Tous ceux qui sont
sauvés le sont par le Christ et par son Église ;
mais pour certains, ce salut leur vient par les moyens visibles que le Christ a
révélés, et par la vérité doctrinale qui est la richesse spirituelle de
l'Église ; mais les autres, sans faute de leur part, ne peuvent voir
qu'il en est ainsi, et qu'il doit en être ainsi, parce qu'ils n'ont peut-être
jamais connu l'Église catholique : Dieu trouvera une manière à lui de les incorporer au
royaume, pour la venue duquel nous prions tous. « Sans
faute de leur part », mais souvent par notre faute :
nous négligeons d'employer les moyens que nous comprenons, ou devrions
comprendre, et qui permettent de témoigner par le genre de vie, la valeur, l'attitude
d'esprit, de ce qu'est un vrai chrétien, et pas seulement le « bon
catholique » conformiste 2.
Nous
comprenons fort mal l'esprit de l'homme moderne, et je crois bien que nous
sommes coupables de cette incompréhension. Nos habitudes de controverse dérivent encore de cette
époque où l'occidental acceptait en général le christianisme, et certainement le théisme, mais on le
basait alors sur les prétentions de l'Église à en être la seule forme
authentique. Ce genre de controverse à l'intérieur du christianisme a provoqué
un intérêt particulier pour des détails d'écriture et d'histoire, de succession
apostolique et d'ordinations valides, de prédestination
et de libre arbitre, de foi et des œuvres. Sur de tels sujets, il est facile de s'embourber
dans les détails, d'accorder à la forme une importance usurpée, et de réduire
la religion à une rubrique, à un mot, même à une lettre. Je ne veux pas dire
que tout cela n'avait pas une immense importance, mais le résultat en a été
qu'on a considéré comme allant de soi le cœur
de la religion, et qu'on s'est concentré sur des aspects extérieurs et historiques,
aussi sérieux qu'on voudra. Mais l'homme d'aujourd'hui ne s'intéresse ni peu ni
prou à de telles questions. Son attitude est bien plus simple, et plus fondamentale.
Il désire savoir si la vie a un sens, s'il existe un Dieu, et dans ce cas, ce
qu'est Dieu ; si la religion offre une valeur quelconque pour aider les
pénibles efforts de l'homme qui veut décider et bâtir un monde paisible et civilisé ;
si elle n'est pas ce qu'elle paraît trop souvent égoïsme déguisé, recherche de
la puissance, nationalisme ; si ce n'est pas cette perte de la vraie religion qui explique
peut-être la ruine contemporaine de tant de nobles espoirs.
Cette
question fondamentale a au moins le mérite de ramener le chrétien ou le
catholique à la nature essentielle, au but de la religion, à Dieu lui-même, et à montrer comment, à partir de là, les grandes vérités du catholicisme trouvent leur place dans tout le drame de Dieu
et de l'homme, de Dieu et de l'humanité, de Dieu et de l'individu que je suis.
Tel fut du moins mon cas : au milieu de ma vie, j'ai dû me rééduquer dans cette foi que
j'avais reçue dans mon enfance, et dans laquelle j'avais laborieusement grandi.
Mais cela me paraît le point de vue d'une minorité. La plupart des chrétiens semblent
encore disposés à n'avoir en vue, que les hérésies
et les schismes, les problèmes moraux de mariage et de sexualité, l'observance
rituelle et l'enseignement du catéchisme, tout en tolérant et supportant bien
des choses qui sont incompatibles avec la charité dans le monde. Le résultat
est chaque année un petit nombre de convertis, bien moins grand, semble-t-il, que le total de ceux qui
s'éloignent. Mais le vaste monde n'est nullement transformé, parce qu'il ne
comprend pas ce dont il s'agit. Son cœur a été fait pour Dieu, qu'il le sache ou non, et il ne
trouve pas Dieu dans le christianisme, ni dans le catholicisme, tels qu'il les
connaît. Il ne le découvre pas dans ce qu'il peut voir de l'Église, ou dans le membre
individuel de l'Église ou dans les nations « chrétiennes ». S'il apercevait pourtant Dieu dans le catholique,
il éprouverait peu de difficultés à discerner la gloire, la richesse et l'amour
de Dieu dans la doctrine et la liturgie de l'Église de Dieu.
Nous
pouvons, nous aussi, beaucoup apprendre en creusant le fondement et le sens de
tant de choses que nous en sommes venus à accepter comme allant de soi, et
comme autant d'habitudes. Trop facilement nous aboutissons à une sorte
d'automatisme religieux, comme si la liturgie, le rituel, les prières, les
dévotions, étaient quelque chose de mécanique, comme ces appareils automatiques
où il suffit de glisser une pièce de monnaie pour retirer des cigarettes.
D'autres tombent aussi aisément dans l'erreur opposée, et pensent que tout cela est sans
intérêt réel. Mais la
liturgie, la messe, les sacrements,
les grandes dévotions, ont une importance immense. D'abord, parce qu'ils nous
permettent, si nous les utilisons comme il convient, d'accomplir d'étonnantes œuvres
spirituelles où Dieu joue le rôle qu'il y a décidé, et nous a révélé, pour
rendre le spirituel dans nos vies aussi aisé que possible ;
mais aussi parce que tout ce qui appartient au Corps Mystique du Christ
conspire à maintenir notre perspective religieuse correcte, saine et équilibrée.
On y trouve un parfait équilibre de religion individuelle
et sociale. Nous nous appartenons tous l'un à l'autre dans le Christ, pour que
l'on puisse, à travers tout le monde et l'humanité entière, contempler le
Christ visible. Et à travers le Christ et l'entité sociale mystique de
l'Église, chacun de nous peut lire sa destinée éternelle :
se réaliser en Dieu et s'unir à lui, Réalité des réalités, Vérité de la vérité,
Bonté de la bonté, Beauté de la beauté, en qui toutes ses créatures qui
acceptent leur destinée seront comblées au royaume des cieux, dans la communion
des saints.
Mésestimer
tout cela, l'imaginer de peu d'importance, c'est avouer ne rien comprendre au
sens de l'Incarnation. Mais c'est faire de Dieu un despote arbitraire, et non
un Père à l'éternel amour, que de le croire lié par sa propre révélation et par
ses dons à laisser dans des ténèbres extérieures, privés de spirituel, ceux qui
ne peuvent obtenir l'accès total à cette révélation. Ce n'est pas connaître Dieu,
ni comprendre la nature de ses dons.
En
plus des non-catholiques, il y a des millions de catholiques à qui leurs
conditions d'existence rendent impossible une vie liturgique complète. Beaucoup
n'entendent la messe que rarement. Si nous jugeons l'Église,
la liturgie et la messe comme des distributeurs automatiques d'ordre spirituel,
et en parlons de cette manière, il n'est pas surprenant que des catholiques ainsi
formés s'éloignent de l'Église, et oublient peu à peu
tout ce qui concerne le spirituel, sauf peut-être au lit de la mort. Mais s'ils
savaient que Dieu peut s'avancer vers eux, s'ils perdaient l'opportunité de la pratique régulière,
ils auraient une bien meilleure chance de maintenir
la plénitude de leur foi. Pour beaucoup, ce ne sera jamais facile, et plus ils
comprendront ce que sont réellement la messe et les sacrements, et plus leur sacrifice leur coûtera.
Tous les catholiques savent quelle consolation, quel réconfort spirituel leur
sont offerts dans une bonne confession, dans la messe et la sainte communion. C'est
une très lourde perte que d'en être privé, peut-être pendant de longues
périodes. Mais c'est une perte qui peut être compensée, si nous en avons la
volonté, et si on nous a enseigné le moyen de le faire, en d'autres termes, si
nous avons appris le sens réel de la religion.
C'est
là que prend tant de valeur l'approche mystique de la religion que l'on a si
souvent négligée. Si nous réalisons que le royaume de Dieu est au-dedans de nous, que Dieu
est toujours au plus intime de notre être, tout proche du « fond » de notre âme, et que notre pèlerinage spirituel est à
l'intérieur, non vers l'extérieur, à travers les profondeurs du moi jusqu'à la
présence intime de Dieu ; si nous comprenons que le Christ Incarné n'est pas un
Christ limité, lié par le temps et par l'espace, mais le Christ éternel, de qui
le don surnaturel de l'être nouveau dans l'amitié de Dieu ne connaît pas de
limites, sauf celles que peut lui imposer notre volonté rebelle ;
si nous saisissons que les dons et les fruits de l'esprit de Dieu nous
concernent tous, et n'attendent, semble-t-il, que notre signal, pour s'accorder
à nous, quand nous cherchons à réaliser ce Dieu qui réside en nous, et à accomplir
sa volonté plutôt que la nôtre, comme le Christ en a donné l'exemple au cours
de sa vie terrestre ; si nous comprenons que, dans ce monde, tout ce qui n'est pas
péché est un moyen choisi et donné par Dieu pour nous sanctifier dans la joie,
parce que c'est la réflexion et l'expression de Dieu lui-même— alors nous ne
devons éprouver ni crainte, ni scrupule, ni dépression spirituelle — quelles
que soient notre situation ou notre condition. Là réside l'essence, le cœur
de la religion ; là, l'essence, le cœur
du christianisme. C'est là que conduit tout le reste, tout le reste n'est que
moyen pour y parvenir. L'acte sublime d'amour de Dieu, qui a pris notre chair
humaine et nous a ainsi donné un être nouveau, sa propre qualité surnaturelle
d'être, qui nous permet de nous unir à lui autant que peut le faire une
créature, n'est pas un acte que puisse limiter notre horizon obscurci.
Lui-même, venu visiblement parmi nous, et demeurant
avec nous dans son Corps Mystique, son Église
qui le continue, et sa présence sacramentelle dans l'Eucharistie, nous a révélé
les moyens d'union avec lui et de salut pour ceux qui le connaissent ainsi, et l'accueillent
du mieux que leur permettent leur capacité et les circonstances. Mais il est
venu pour « éclairer tout homme
qui naît en ce monde »3, il est venu pour sauver tous les hommes.
Jésus
l'a dit, dans sa prière, au Père éternel :
« Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils, afin que votre
Fils vous glorifie. Vous lui avez donné pouvoir sur toute créature, pour donner
la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez confiés. La vie éternelle, c'est
de vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé,
Jésus-Christ [...] J'ai manifesté votre nom aux hommes que vous m'avez
donnés du milieu du monde
[...]
Ce n'est pas seulement pour eux que je prie, mais encore pour tous ceux qui
croiront en moi, en ajoutant foi à leur parole, afin que tous soient un, comme vous,
Père, vous êtes en moi et moi en vous ; afin qu'eux
aussi soient en nous, et que le monde
croie que c'est vous qui m'avez envoyé. Je leur ai donné la gloire que vous m'avez
donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un :
moi en eux, et vous en moi, afin qu'ils soient parfaitement un, et que le monde
connaisse que c'est vous qui m'avez envoyé, et que vous les avez aimés, comme
vous m'avez aimé. Père, je veux que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés
y soient aussi avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire, la gloire que vous m'avez
donnée, parce que vous m'avez aimé avant la création du monde ».
Michael de La Bédoyère, in
Christianisme de vie (1955)
Traduit de l’anglais par J.
Boulanger, sj et A. de La Croix-Laval, sj
1. Mediator
Dei, p. 4.
2.
Il faut se rappeler qu'en dehors de l'Église catholique, des
millions d'hommes sont validement baptisés, et le sont par conséquent dans l'Église
du Christ, qui est l'Église catholique. Ils possèdent par là un caractère
ineffaçable, même s'ils
renoncent ensuite aux droits de leur baptême.
3. Jean, x, 9,
4. Jean, 17, 1-3, 6, 20-24.
Trad. Maredsous.