dimanche 9 septembre 2012

En aimant... Robert Hugh Benson, Jésus-Christ dans le pécheur

« Cet homme accueille les pécheurs et mange avec eux » ( Lc 15, 2).
Nous avons considéré comment Jésus-Christ s'approche de nous, nous offrant son Amitié sous des formes et des apparences variées, mettant pour ainsi dire à notre portée certains aspects de lui-même, ou même des vertus et des grâces que nous ne pourrions saisir autrement. Par exemple, Il étend jusqu'à nous son sacerdoce dans le prêtre, sa sainteté dans le saint.
En particulier ces deux manifestations sont assez simples. Pour ceux qui savent quelque chose de sa réalité en tant que Dieu, ce n'est vraiment que par des préventions ou un aveuglement extraordinaires qu'ils refusent de reconnaître la voix du bon pasteur dans les paroles que son prêtre est autorisé à prononcer, ou la sainteté du saint des saints dans les vies surhumaines de ses plus intimes amis. Il n'est pas si aisé de le reconnaître dans le pécheur, car le pécheur, semblerait-il, est le seul dont Il ne puisse assumer le rôle. Même ses plus chers disciples semblent avoir été au moins tentés de l'abandonner quand sur la Croix, et plus encore à Gethsémani, « celui qui ne connaissait point le péché » a été « fait péché » (2 Co 5, 21). Tout d'abord, cependant, il est clair, comme nous le voyons dans les Évangiles, que parmi ses caractéristiques les plus marquées figure son amitié pour les pécheurs, sa remarquable sympathie pour eux, sa joie manifeste de se trouver en leur compagnie. De fait, c'est à cause de cela que l'on trouva à blâmer en celui qui prétendait réellement enseigner une doctrine de perfection. Et cependant, en y réfléchissant, ce caractère de Jésus-Christ est un des suprêmes témoignages de sa divinité, car nul autre que le Très-Haut ne pouvait descendre si bas, nul autre que Dieu ne pouvait être aussi humain. D'une part, ce n'est pas seulement un patronage venant de haut, « Cet homme accueille les pécheurs » (Lc 15, 11), Il ne se contente pas de leur prêcher, « Il mange avec eux », Il se met à leur niveau. D'autre part, rien dans sa conduite qui rappelle la sotte pose moderne d'immoralité, sa recommandation finale est toujours celle-ci « Allez et ne péchez plus » (Jn 8, 2).
Si pressante, en vérité, est son amitié pour les pécheurs, qu'au premier abord, il semble qu'Il fasse peu de cas des saints. « Je ne suis pas venu appeler les justes », dit-Il, « mais les pécheurs » (Mt 9, 13). Trois fois dans un seul discours, en trois frappantes paraboles (Lc 15), Il ramène à cette leçon des âmes entraînées par leurs préventions dans une voie tout opposée, car le pharisaïsme est le principal danger des âmes religieuses. La drachme perdue dans la maison est déclarée plus précieuse que les neuf pièces de la tirelire ; la seule brebis entêtée, perdue dans le désert, a plus de valeur que les quatre-vingt-dix-neuf dans le bercail ; le fils rebelle, perdu dans le monde, est plus cher que l'aîné et l'héritier, en sûreté au foyer paternel.
Voyez aussi comme Il agissait conformément à ses paroles. Ce n'est pas seulement une vague et abstraite bienveillance pour les pécheurs, mais une particulière bonté pour eux dans la pratique. Il choisit, semble-t-il, les trois types de tout péché et d'une manière spéciale les met dans son entourage.
Au scélérat insouciant, négligent, endurci, Il promet le Paradis ; à la Madeleine violente, sensible, passionnée, Il donne l'absolution et loue son amour, et jusqu'à ce pécheur, le plus rebutant de tous, ce traître, décidé, insensible, qui aime mieux trente deniers que son Maître, Il le salue au moment même de sa trahison, Il l'accueille du nom le plus tendre. « Ami », dit Jésus-Christ, « pourquoi es-tu venu » (Mt 26, 50).
Du récit évangélique une leçon se dégage donc clairement. Nous ne pouvons connaître Jésus sous son aspect le plus caractéristique jusqu'à ce que nous l'ayons trouvé parmi les pécheurs.
Qu'est-ce à dire cependant ? Cette fois encore le monde se révolte. Nous pouvons reconnaître notre prêtre, officiant à son autel, notre roi des saints quand Il est transfiguré ; en un sens, nous pouvons même le reconnaître exerçant son ministère auprès des pécheurs comme auprès de nous-mêmes, mais est-il aucun sens intelligible dans lequel nous puissions dire qu'Il s'identifie avec eux de telle sorte que nous ayons à le chercher en eux et pas seulement parmi eux ?
Toutefois l'exemple des saints est clair et infaillible. Les âmes entièrement unies au Christ ne cherchent que le Christ, et, si une chose est évidente, c'est que de telles âmes, soit qu'elles quittent le monde pour le labeur de la pénitence et de la prière, soit qu'elles se donnent au monde par l'effort et l'activité, que ces âmes, dis-je, cherchent non pas seulement ce qui est séparé de Jésus-Christ pour le lui rendre, mais, en un sens, cherchent dans les pécheurs Jésus-Christ, séparé de lui-même, pour pouvoir les réconcilier avec lui.
Cela est très simple après tout, car Jésus-Christ est « la Lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9), et c'est la présence de Jésus-Christ, et cela seul, qui donne quelque valeur à l'âme humaine. Certainement, en un sens, l'âme perdue dans le péché a perdu Jésus-Christ, Il n'est plus présent dans l'âme par la grâce ; cependant, dans un autre sens profondément vrai et redoutable, Jésus est là encore. Si, par son péché, le pécheur chassait seulement Jésus-Christ, nous pourrions négliger cette âme ; c'est parce que, selon la terrifiante parole de saint Paul, l'âme pécheresse retient encore Jésus-Christ, le « crucifiant » et le « livrant à l'ignominie » (He 6, 6), c'est pour cela que nous ne pouvons supporter de l'abandonner à elle-même. Une telle âme n'est pas encore entrée en enfer, elle n'a pas encore perdu définitivement et pour toujours la présence de Dieu, elle est encore dans un état de probation, et, dès lors, retient encore son Sauveur par des liens et des chaînes mystiques. Là par conséquent notre ami cherche à persuader cette âme, non seulement du dehors, mais, en quelque sorte intérieurement aussi ; là, dans la voix demi-étouffée de la conscience, c'est la voix de Jésus suppliant par des lèvres, meurtries de nouveau. Là demeure la lumière du monde, devenue une pâle étincelle sous le poids des cendres, l'absolue vérité à demi réduite au silence par le mensonge, la vie du monde à venir conduite aux portes de la mort par une vie encore de ce monde et dans ce monde.
Du fond de cette âme, cependant, notre Bien-Aimé s'écrie avec amertume : « Ayez pitié de moi, ô mes amis... Par les paroles de mon prêtre je peux encore accomplir des merveilles de miséricorde ; dans la vie de mes saints je peux revivre une sainte vie sur la terre ; dans chaque âme en état de grâce je suis au moins toléré et laissé en paix, sinon vraiment accueilli. Mais dans l'âme de ce pécheur je suis impuissant. Je parle, mais je ne suis pas écouté. Je lutte et je suis renversé. « Regardez et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur » (Jm, 1, 12). Voyez, « j'ai soif » (Jn 19, 28).
Jésus-Christ est donc sous les apparences de qui l'a rejeté.
Reconnaître Jésus-Christ dans le pécheur est la condition indispensable pour pouvoir aider le pécheur. Nous devons croire la chose possible. Or, ce qui la rend possible, c'est Jésus-Christ. Ainsi, nous avons à reconnaître encore au moins une étincelle d'espérance sous cette apparente incrédulité, au moins une lueur de charité sous cette désespérance. La simple discussion et le reproche sont pires que rien. Nous avons, selon la mesure de nos capacités, à faire quelque chose de ce que fit Jésus dans son amour tout-puissant : nous identifier avec le pécheur, pénétrer à travers son insensibilité et ses ténèbres jusqu'à l'amour et à la lumière de jésus qui ne l'a pas encore entièrement abandonné. Nous avons, en un mot, à tirer de lui le meilleur parti, et non le pire (comme Notre Seigneur le fait pour nous chaque fois qu'Il nous pardonne nos péchés), à pardonner ses offenses comme nous espérons que Dieu pardonnera les nôtres. Reconnaître Jésus-Christ dans le pécheur, ce n'est pas seulement servir Jésus-Christ, mais aussi le pécheur.
Cependant, combien pitoyable est l'inintelligence des chrétiens, à comprendre cela, ou, en tout cas, la difficulté qu'ils éprouvent à le mettre en pratique. Il est assez facile de décider les hommes à prendre part, en quelque sorte, à une cérémonie liturgique où le Christ est évidemment honoré, de l'adorer dans le Saint Sacrement, de le vénérer dans ses prêtres, de célébrer la fête d'un saint.
Mais il est terriblement difficile de les persuader de se mettre à un travail dont sont l'objet ceux qui déshonorent Jésus-Christ, de soutenir, par exemple, des associations pour la protection de la foi des enfants, ou pour la conversion des païens. Nous avons une néfaste aptitude à nous cantonner dans notre religion personnelle, à laisser à eux-mêmes les pécheurs, à tirer le rideau, à faire de petites remarques méprisantes, et à oublier que négliger de reconnaître les droits des païens et des publicains c'est négliger de reconnaître, sous l'aspect où Il désire le plus ardemment notre amitié, le maître que nous faisons profession de servir.
Regardez le crucifix. Puis, tournez vos regards vers le pécheur. Tous deux sont en eux-mêmes rebutants et horribles aux yeux d'une perfection froide et athée ; tous deux sont aimables et désirables, car Jésus-Christ est en tous deux ; tous deux sont infiniment attirants, car en tous deux « celui qui ne connaissait pas le péché » a été « fait péché » (2 Co 5, 21). Car le crucifix et le pécheur ont cette ressemblance profonde, et non pas seulement superficielle, que tous deux sont ce que la propre volonté rebelle de l'homme a fait de l'Image de Dieu, et doivent donc être l'objet de la plus humble dévotion de la part de tous ceux qui désirent voir cette Image restaurée dans la gloire, de tous ceux qui prétendent même à la moindre sympathie pour celui qui non seulement est l'ami des pécheurs, mais a  voulu s'identifier lui-même avec eux.
Ne pas reconnaître Jésus-Christ dans le pécheur, c'est donc ne pas le reconnaître quand Il est le plus pleinement lui-même. Toute la dévotion du monde à la blanche hostie dans l'ostensoir, toute la dévotion du monde à l'Enfant Immaculé dans les bras de sa Mère Immaculée, tout cela manque lamentablement son vrai but, à moins qu'à cela ne soit jointe une passion pour les âmes de ceux qui le déshonorent, car, sous la souillure et la corruption de leurs péchés, celui qui est dans le Saint Sacrement et dans la crèche demeure là aussi et nous appelle au secours.
Enfin il faut nous rappeler que, si nous devons avoir pitié de Jésus-Christ dans le pécheur, nous devons donc avoir pitié de Jésus-Christ en nous-mêmes...

Robert Hugh Benson, in L’amitié de Jésus-Christ
Éditions de L’Homme Nouveau