lundi 9 janvier 2012

En lisant... Stefan Zweig, Légende d'une vie


Scène II
FRIEDRICH entre, apportant lui aussi des fleurs : Chère Madame, je... (Il aperçoit Bürstein. Tous deux sont stupéfaits). J'aurais cru...
BÜRSTEIN : Friedrich... comment se fait-il ?...
MARIA, méfiante : Vous n'aviez pas rendez-vous ?
FRIEDRICH : Non... pas du tout... au contraire... si j'avais imaginé... c'est... (il se perd à nouveau. Pose brusquement les fleurs sur la table avec l'air de vouloir partir). Excusez-moi de vous déranger... Je vois que j'arrive mal à propos... je ne soupçonnais pas, un rendez-vous ici... je me permettrai encore une fois de demander, avec votre autorisation, si je... quand je... Demain peut-être...
MARIA : Non... je vous en prie, restez... demain vous ne me trouverez plus ici, je serai déjà loin et pour toujours... Monsieur Bürstein et moi nous sommes déjà tout dit... il n'y a plus, je crois, de zone d'ombre entre nous...
Elle regarde Bürstein.
BÜRSTEIN : Absolument... absolument... je n'ai plus qu'à vous remercier d'avoir eu l'obligeance de me recevoir... je ne le méritais pas... (il adresse un regard hésitant à Friedrich). Friedrich... tu viens aujourd'hui, n'est-ce pas ? Grovik s'est annoncé...
FRIEDRICH : Non, je ne viens pas. J'ai des choses importantes à faire, je vous charge, s'il vous plaît, d'en informer ma mère.
BÜRSTEIN, nerveux : Assurément... assurément... (il cherche son chapeau). Je... je vous remercie encore, chère Madame... peut-être n'ai-je pas toujours réussi à m'exprimer... je vais me permettre de vous écrire... Gardez-moi votre... (Se ressaisissant) Je vous remercie mille fois...
Il sort précipitamment.
Scène III
FRIEDRICH, le suivant d'un regard étonné : Bizarre... je ne l'ai jamais vu comme ça... il est toujours tellement sûr de lui, tellement à l'aise... Est-ce qu'il a... ?... Non, pardonnez-moi, je suis indiscret... pardonnez-moi... je... je...
MARIA : Ne voulez-vous pas vous asseoir ? Puis-je vous offrir un thé ?
FRIEDRICH : Oh, merci, merci ! Je n'ai pas l'intention de vous importuner longtemps, chère Madame, et je vous prie d'ailleurs de ne pas me tenir rigueur de cette visite impromptue... j'avais juste... juste besoin de vous remercier d'être venue spécialement pour ma lecture.
MARIA : Non... c'est à moi de vous remercier. Ce fut pour moi une soirée exceptionnelle, je n'espérais plus pouvoir la vivre un jour. Quand on vieillit, on reçoit tout ce qui est inattendu comme un cadeau... je me suis tout à coup retrouvée dans cette vieille maison à écouter votre œuvre... et maintenant je suis là, je me crois oubliée et perdue dans le monde, et vous venez, Friedrich Franck, me rendre visite... je ne saurais dire comme tout cela me touche étrangement et me fait en même temps du bien...
FRIEDRICH : Oui... je me sentais pressé de... j'avais... je voulais vous... (Se levant soudain, véhément). Non ! Je ne veux pas prendre de détours avec vous. Même si vous trouvez cela ridicule, je dois être sincère. Vous avez dit tout à l'heure, lorsque Bürstein était là, que vous aviez l'impression que j'étais venu pour une raison précise — cela m'a troublé. Je n'ai... je n'ai aucune raison, aucune raison concrète, c'est l'agitation qui m'a poussé à venir, un certain besoin que je... que je ne saurais pas expliquer moi-même. C'est peut-être fou de le dire aussi franchement...
MARIA : Au contraire, vous ne pourriez rien me dire de plus aimable. Friedrich Franck. En effet, j'ai craint un instant qu'il n'y eût un rapport entre votre visite et la mission de Bürstein...
FRIEDRICH : Non... Non... ne me confondez pas s'il vous plaît... je n'ai pas la moindre idée de ce que Bürstein venait faire... je ne sais rien de toutes ces histoires, je sais juste... pour la première fois, qu'il y a des choses que l'on me cache... un secret qu'ils se gardent bien de me révéler... Et c'est justement la raison pour laquelle je voudrais savoir, je voudrais apprendre par vous... ce qui vous relie à ces... je voudrais savoir qui vous êtes.
MARIA : Qui... je... suis ?... Mon enfant, pas grand-chose ! Une vieille femme. Un morceau du passé. Quelque chose qui vit déjà plus là-bas qu'ici.
FRIEDRICH : Non, il y a en vous une force, une puissance vivace. On vous craint, on vous aime... je n'ai jamais vu Johann comme ça, sauf le jour où il s'est trouvé devant le cercueil de mon père... je n'ai jamais connu ma mère comme ça, elle qui sait toujours se maîtriser... et quand Bürstein est parti d'ici... vous avez un pouvoir sur tous ces gens, et il vient, je le sens, de mon père, c'est pourquoi vous avez aussi déjà un pouvoir sur moi, c'est ce qui m'a attiré ici... car sa vie est liée à la mienne, plus que vous ne l'imaginez... Qui êtes-vous ?... Qui étiez-vous ?... Je vous connais sans vous connaître... à peine étiez-vous entrée que votre visage m'a touché, il a surgi de mon enfance, d'abord vaguement, puis consciemment...
MARIA : Mais mon enfant, comment pourriez-vous vous souvenir de moi... cela fait plus de vingt ans que j'habite là-bas, de l'autre côté de l'océan...
FRIEDRICH : Et pourtant, je vous ai reconnue, l'enfant en moi vous a reconnue à partir de votre portrait. C'était une photographie dans un cadre doré, un tirage pâle, vous étiez en crinoline, les cheveux sombres, mais c'était bien votre visage. Elle était posée sur le bureau de mon père, comme je l'ai vue souvent, si souvent !
MARIA : Elle était posée... posée sur son bureau, dites-vous ?... Je... je ne savais... je n'espérais pas...
FRIEDRICH : Jusqu'à son dernier jour ! Combien de fois l'ai-je vue !
MARIA, émue : Ah bon !... Ah bon, quand même !... Je vous remercie, je vous remercie beaucoup, Friedrich Franck, de me l'avoir dit.
FRIEDRICH : Puis elle a disparu... puis vous avez aussi disparu de mes sensations... mais hier, lorsque vous êtes entrée et que je vous ai reconnue, je me suis revu sur les genoux de mon père... je me suis senti extrêmement proche de lui, sans savoir pourquoi... je ne sais rien de vous... à part votre nom...
MARIA : Ne vous ont-ils rien dit ?
FRIEDRICH : Rien... rien... pas un mot !
MARIA : Ils ne vous ont jamais parlé de moi ?... Et vous dites qu'il a gardé ma photo jusqu'à son dernier jour ?...
FRIEDRICH : Ils n'ont rien dit... et c'est pourquoi je ressens ce silence comme un défi, je sais que j'en ai besoin, de cette vérité... pour le comprendre, moi qui suis lui et en même temps ne le suis pas... dites-moi, dites-moi... qu'étiez-vous pour mon père ?
MARIA : Ce que j'étais pour votre père ?... Comment le dire ?... Le sait-on soi-même, ce qu'on est pour quelqu'un... c'est à la fois tellement... parfois peut-être un fardeau, un amour, une faute, une pression et un soutien... tout est tellement mêlé entre deux personnes, dans une vie... c'est à peine si on le sait soi-même... Puis un enfant arrive en levant les mains et il demande : Qu'étiez-vous pour mon père ?... Ce que j'étais pour lui ?... Peut-être beaucoup parfois, et parfois rien... il y a eu une époque... (L'émotion l'empêche de continuer à parler, elle se dirige précipitamment vers la table, extrait un manuscrit des papiers qui y sont dispersés). Regarde... lis ça... C'est lui-même qui parle...
FRIEDRICH, feuilletant le livre, de plus en plus excité, joyeux et en même temps dans une extase furieuse : Héro et Léandre... son manuscrit ?... Le manuscrit de mon père ?... Vous l'avez... on m'avait dit qu'il l'avait détruit le jour de ses noces... comment ont-ils pu... ils m'ont dit... ils m'ont...
MARIA : Oui... que n'ont-ils pas dit !...
FRIEDRICH : Son manuscrit !... Retrouvé... il vit !... Il n'est pas détruit !... Chillon 1861... Chillon ?... Mon père a écrit cela à Chillon ?... Ils avaient dit à Florence... Un poème en introduction ?... Un poème que je ne connais pas ?... Dédié... dédié à vous... puis-je le lire... puis-je ?
MARIA, appuyée contre le mur, les yeux fermés : Lisez-le. Lisez-le à voix haute... pour que je l'entende encore une fois avec votre... avec sa voix...
FRIEDRICH commence à lire en tremblant :
À Maria
Toi qui de mes plus jeunes heures
Accompagnas et les peines et les passions,
Toi qui m'aidas, dans la douleur,
À mettre au monde un rêve de création
Que cette première œuvre arrachée à la misère
Te soit consacrée dans la lumière :
Ma bien-aimée ! Ma mère ! Ma sœur !
À toi la gratitude éternelle de mon cœur !
MARIA, répétant le dernier vers d'un air songeur : À toi la gratitude éternelle de mon cœur !
FRIEDRICH, sursautant : Mais c'est... c'est une effroyable erreur... à vos dépens !... C'est à vous que Héro et Léandre est dédié ! Et moi, nous tous... le monde entier croyait qu'il s'adressait à ma mère... dès mon plus jeune âge je l'ai regardée comme celle qui avait vivement participé à la création de ce poème éternel... et c'est à vous qu'il s'adresse ! À vous ! (Se levant d'un bond). Donnez-moi... donnez-moi le manuscrit ! Juste pour une heure ! Juste pour une heure !
MARIA : Mais pour quoi faire ?
FRIEDRICH : Je dois le leur montrer ! Il faut qu'ils le sachent !
MARIA : Mais — mon enfant !... Croyez-vous que votre mère... ne le sait... pas aussi bien... que moi...
FRIEDRICH : Elle savait... elle... le sait... et Bürstein aussi ? (Explosant). Ce serait donc une supercherie ! Un mensonge criant. C'est ainsi... ainsi que l'on préserve la mémoire de mon père ? Ah, maintenant je comprends la peur, la terreur de ma mère !... Maintenant je sais tout... et en même temps je l'ai toujours su, toujours senti... ah, ah... tout s'éclaire enfin... mais comment ont-ils osé falsifier ainsi sa parole, sa parole vivante ?... Écraser du pied une vie qui lui était chère...
MARIA : Oui, écraser du pied, Friedrich Franck, c'est le mot juste. Ils m'ont piétinée et écrasée vivante sous la terre, ils ont démoli la pierre tombale qui portait mon nom afin que personne ne sache qui j'étais... Mais vous devez savoir, vous, son fils, tout ce qu'ils ont caché... tout, tout... ces sombres et effroyables années... oh, ces années des débuts, des soucis, des terribles... Nous avons passé des nuits d'hiver entières, dans une pièce glaciale... lui à son travail, moi à ma couture, jusqu'à ce que mes doigts s'engourdissent et que mes yeux se troublent. Nous avons vécu ainsi... pendant des années, pour gagner les quelques sous qui lui permettaient de poursuivre ses études... nous nous privions de nourriture pour réunir l'argent des examens, pfennig après pfennig... il a apporté ma dernière jupe au prêteur sur gages pour pouvoir jouer... Oh, il avait la lubie de vouloir devenir riche, de sortir de sa misère pour se consacrer librement à son œuvre— et ensuite quand j'ai touché le petit héritage de ma tante, nous nous sommes installés en Suisse, à Chillon, c'est là qu'il a été libre pour la première fois, là qu'il a écrit ses grandes œuvres, elles sont nées de mon sang, de mes nuits, ce sont mes enfants et... on me les a volées, ils m'ont écrasée comme une araignée, comme un animal repoussant, sale, d'un coup de balai ils m'ont fait sortir de son œuvre, de sa mémoire... ils m'ont chassée... chassée de la maison comme une étrangère...
FRIEDRICH : Mon Dieu... dans sa trilogie... ce personnage des nuits, l'ombre qui plane au-dessus de son bureau... le cliquetis des ciseaux dans son poème... ses vers les plus splendides...
MARIA : Ils me sont dédiés ! À moi ! Comme ces lettres ! Comme Héro et Léandre ! Et ils m'ont tout volé... tout ! Comme ils l'ont volé lui-même !
FRIEDRICH : Attendez... un instant... Laissez-moi reprendre mes esprits... tout se bouscule en moi... attendez. (Il va et vient précipitamment, s'arrête brusquement). Mais comment avez-vous pu vous taire pendant tout ce temps ?... Et supporter cette supercherie ?
MARIA : Je me suis tue... parce que cela dépassait mon entendement... J'ai toujours cru, comme vous, que ce n'était pas possible... j'ai toujours espéré que quelqu'un se lèverait un jour pour demander : La vérité ! La vérité ! Au nom de la personne vivante !... Mais ils m'ont enterrée toujours plus profondément, ils n'ont cessé de m'ensevelir sous les mensonges, jusqu'à... ce que le dégoût m'étouffe... J'aurais dû crier à l'aide, mais je ne voulais pas... J'ai toujours cru que quelqu'un viendrait...
FRIEDRICH : Il est venu ! Aussi vrai que je vis et respire, il est venu ! Je ne connais ni père, ni mère, ni maison contre ce devoir qui est le mien... je veux être le fils d'un être humain et non pas d'une légende... aussi vrai que je vis et respire, vous allez ressusciter... Maria Folkenhof, je vais la payer, cette faute... Mais vous devez tout me dire, toute la vérité... je ne vous le demande plus, je l'exige désormais. Dites-moi tout, franchement : mon père vous a quittée ?
MARIA : Ne parlons pas de cela !
FRIEDRICH : Vous avez porté sa jeunesse, la misère, les années noires, et il vous a quittée dès qu'il a été libre ?
MARIA : Ne parlons pas de cela ! Vous êtes son fils. Je ne vous monterai pas contre lui.
FRIEDRICH : Mais j'ai besoin d'y voir clair. Pour moi. Je veux connaître l'homme dont je suis le fils : on me l'a caché, restituez-le-moi. Je sais qu'il a mal agi à votre égard...
MARIA : Voulez-vous être le juge de votre père ? Je ne veux pas être celle qui l'accuse. Jamais ! Jamais de la vie ! Je vois que vous ne l'aimez pas...
FRIEDRICH : Je l'ai aimé et je veux l'aimer — l'aimer comme je le vénère. Cela fait des années que je lutte pour lui et pour cet amour. Mais on a encombré mon chemin de mensonges et de légendes... on m'en a fait quelqu'un de trop élevé et d'étranger... Ne craignez pas de détruire son image avec une vérité... au contraire... je veux le reconnaître... je veux me reconnaître en lui, et peut-être... peut-être que je me reconnaîtrai plus clairement en lui avec une faute... Parlez, parlez-moi. Est-ce ma mère qui vous l'a enlevé ?
MARIA : Laissez donc votre mère ! Elle aussi l'a aimé.
FRIEDRICH : Non, je veux le savoir ! Pourquoi vous a-t-il quittée... de qui était-ce la faute ?
MARIA : Ne parlons pas de cela... Je ne veux pas !
FRIEDRICH : Si, je vous le demande ! Je le demande ! De qui est-ce la faute ?
MARIA, agitée : De qui est-ce la faute ?... À cause de qui il m'a quittée... De qui est-ce la faute... (Se jetant brusquement sur lui). C'est la tienne !... C'est ta faute !
FRIEDRICH, reculant et titubant : Ma faute ?
MARIA : Ta faute !... Ta seule faute !... Quand ta mère est arrivée, j'ai tout de suite perçu sa volonté de fer, j'ai su que ce serait une lutte à la vie à la mort... Oh, les femmes se sentent dans l'homme qu'elles aiment... mais moi aussi j'étais forte autrefois... elle était plus jeune... moi, j'étais déjà l'ombre de sa pauvreté, et elle était riche, elle pouvait arracher à son angoisse l'artiste qui était en lui, lui donner ce qu'il désirait depuis sa jeunesse : la liberté de vivre... et elle a été courageuse et forte, elle a quitté son mari, a subi le mépris du monde... Oh, avec quelle grandeur elle s'est donnée à sa passion... Mais pourtant, Friedrich... mais pourtant, moi aussi j'étais forte, j'étais enracinée dans sa vie... jamais elle ne me l'aurait pris... jamais... jamais... jamais... et puis... tu es arrivé... et elle est devenue la plus forte... son droit était plus fort que le mien... c'est par toi qu'elle a vaincu, par toi seulement.
FRIEDRICH : Moi... c'était moi la faute... Et vous... n'êtes pas en colère contre moi ?
MARIA : En colère contre toi, Friedrich ?... Toi !... N'es-tu pas... n'as-tu jamais demandé... qui... qui t'avait porté sur les fonts baptismaux ?...
Friedrich la regarde.
MARIA ... jamais demandé pourquoi tu t'appelles Friedrich Marius ? Tu es aussi mon enfant... Ces mains t'ont porté sur les fonds baptismaux, ces vieilles mains...
FRIEDRICH : Vous m'avez porté sur les fonts baptismaux ?... Mais vous... Vous avez dit... que mon père vous avait quittée à cause de moi... comment pouviez-vous...
MARIA : Tout était entre  nous plus étrange que ça ne l'est généralement entre les gens... ton père avait un immense pouvoir de bonté et de justice... Lorsqu'il m'a quittée, il ne voulait pas m'abandonner complètement... ta mère non plus ne voulait pas tout me prendre... Nous avons essayé amicalement de créer quelque chose qui dépasse la nature humaine, nous pensions qu'une relation, une unité était possible au-delà de la possession... il y avait de l'amour en nous et nous pensions que... une amitié pourrait naître... là où autrefois il y avait eu plus... Nous avons vécu ensemble, j'ai vécu un an dans votre maison après... Mais cela n'a pas marché... cela n'a pas marché... nous n'étions pas assez forts...
FRIEDRICH : Vous viviez chez nous ?... Oh, je sens... je comprends tout maintenant... comme tout est lié, les choses s'éclairent mutuellement... comme je sens sa vie dans le poème... Ces vers qui m'ont toujours été obscurs, ces vers à la femme abandonnée, l'accusation, le tourment, le désespoir qu'ils contiennent, comme je les vois aujourd'hui... Mais n'est-ce pas affreux de savoir ce qui est juste et de pouvoir commettre la faute, de sentir la souffrance d'autrui et d'en être soi-même à l'origine ?
MARIA : Peut-être ne sait-on ce qui est juste que quand on a causé un tort. Toute connaissance est précédée par une faute.
FRIEDRICH : Mais on doit la reconnaître, sinon on reste un menteur face à l'humanité ! Or il s'est complètement caché ; il s'est voilé derrière sa poésie, lorsqu'il était face aux gens c'était un masque mortuaire, beau mais en pierre. J'ai toujours su que ce n'était pas un visage humain et c'est la raison pour laquelle je ne pouvais plus l'aimer. Oh, comme je sentais tout ça, comme je le savais avec la sombre hostilité de mon sang, qu'il était grand, mais pas humain.
MARIA : Un artiste comme ton père ne pouvait jamais être tout à fait parmi les humains... il devait passer par-dessus. Nous avons peut-être souffert, mais son œuvre est une expiation. Rien n'est vain dans le monde de Dieu. Quelques-uns payent toujours pour ce que beaucoup reçoivent.
FRIEDRICH : Votre bonté le disculpe, vous êtes une femme. Mais je suis un homme et je veux la justice. Non pas que je sois plus pur... Qui comprend mieux que moi que l'on puisse être mauvais, misérable, lamentable alors qu'on veut le Bien ? Mais il a commis une faute et ne l'a pas payée... c'est mon héritage. Je veux être le premier à m'insurger contre lui...
MARIA : Mais Friedrich, mon enfant... tu es à peine informé et tu veux déjà te faire juge... tu es seulement passionné et non pas juste... tu sais, je vois, je sens en toi une sorte de haine à l'égard de ton père... (Friedrich a un mouvement d'irritation). Non, pas de la haine... mais une sorte d'amour mutilé... et c'est peut-être encore plus douloureux... pourquoi lui attribues-tu toute la faute de m'avoir quittée ?... Je ne le tolérerai pas, je ne veux pas de nouvelle légende... il y a toujours plusieurs coupables pour une faute.
FRIEDRICH : Pas vous !... Ceux qui deviennent malheureux sont toujours innocents... Vous n'êtes pas coupable...
MARIA : Peut-être pas vis-à-vis de lui, Friedrich... mais vis-à-vis de moi et de la vie... non, si je suis seule aujourd'hui, ce n'est pas sa faute, mais la mienne... je ne veux pas que tu sois injuste envers lui... je le soutiens, je ne te l'abandonnerai pas... plutôt me rendre moi-même !... (Légèrement agitée, mais ferme intérieurement). Je suis une vieille femme, Friedrich, et je n'ai pas honte devant toi... je peux te parler car nous nous voyons pour la dernière fois, je te parle comme depuis ma mort... et tu dois aussi connaître ma faute... une faute que l'on ne s'avoue pas entre humains d'habitude... moi aussi j'ai été infidèle à la femme qui est en moi... j'aurais pu... j'aurais pu être mère... grâce à lui... bien avant que ta mère n'arrive nous aurions dû avoir un enfant... ton père et moi... et...
Elle s'interrompt. Friedrich a un mouvement.
MARIA : Tu me comprends... c'est ma faute, une faute que la vie ne vous rembourse pas... et ma faute de femme, de... mère... Je n'ai pas été aussi courageuse que la tienne, qui a tout risqué, le mépris et la honte, pour être la mère de son enfant... je redoutais une vie difficile... nous étions pauvres... j'avais peur. Mais la peur est une faute... ma faute indélébile...
FRIEDRICH : Vous venez de dire : « Il y a toujours plusieurs coupables pour une faute ». C'est par pure bonté que vous prenez celle-là à votre compte... vous l'avez fait par amour pour lui... par sacrifice pour lui... il l'a exigé...
MARIA : Il ne l'a jamais exigé... il ne m'a jamais dit...
FRIEDRICH : Mais il l'a voulu... Vous l'avez toujours senti et vous lui avez fait ce sacrifice... entre autres...
MARIA : Comme tu es dur ! Pourquoi veux-tu qu'il soit mauvais, ton père — je sens que tu le veux à tout prix, et je ne sais pas pourquoi. Veux-tu être le juge de ton père, d'un homme qui était si différent des autres — toujours grand lors même qu'il se trouvait indigne, toujours bon lors même qu'il s'accusait ?... Je savais, il est vrai, que cela le tourmentait, il était si las des soucis... tu ne peux pas le comprendre, toi qui as grandi dans l'insouciance matérielle... il aimait la liberté par-dessus tout, et les gens ne lui importaient que dans la mesure où ils vivaient pour lui et non pour eux-mêmes... mais c'était mon bonheur à moi, de ne vivre que pour lui, c'est pour cela que Dieu m'avait créée femme... et il avait besoin des gens, il les utilisait au profit de l'humanité... Non, Friedrich, cela t'est trop étranger, tu ne peux pas comprendre comme cela était mystérieusement lié chez lui... il n'hésitait devant aucun sacrifice pour son œuvre et il était lâche pour tous les petits désagréments de la vie... au nom de son œuvre, il se serait fait brûler vif et lapider pour sa foi, et il évitait douillettement la moindre contrariété... il aurait donné sa vie pour moi mais n'osait pas traverser la rue avec moi parce que j'étais connue comme couturière... il m'a cachée, c'est vrai, dans sa vie et dans son œuvre, mais qui a aimé comme lui ?... Toi, comment peux-tu le comprendre, enfant qui crois encore qu'il y a un monde entre le Bien et le Mal, entre le courage et la lâcheté, entre la vérité et le mensonge... alors que c'est juste un interstice, que l'on distingue à peine dans le noir... non, cette vie, tu ne peux pas la comprendre... tu es trop jeune... cela t'est étranger.
FRIEDRICH qui s'est mis à trembler en écoutant ces paroles : Étranger ? (Dans un râle). Étranger, à moi ?... A moi ! (Criant). À moi !... Étranger à moi !...
MARIA s'approchant de lui : Qu'est-ce que tu as ?
FRIEDRICH, écartant les mains avec effroi : Je... je me reconnais !... Honte à moi si je me reconnais en lui, non pas dans sa grandeur... mais là où il était petit, lâche et secret...
MARIA . Qu'est-ce qui t'arrive ?... Friedrich !... Friedrich !
FRIEDRICH : Maintenant... maintenant je le sens : je suis son fils... semblable à lui dans l'infamie, et moi qui essayais de lui ressembler dans sa grandeur !... Mais il est encore temps... encore temps... je peux encore...
MARIA : Friedrich... calme-toi... viens là...
FRIEDRICH, se jetant à ses pieds : Qui vous a envoyée jusqu'à moi ?... C'est un signe pour que je me connaisse... vous assez dissipé l'obscurité où je me trouvais... et comme je le savais au fond de moi ! À peine avez-vous ouvert la porte que je me suis senti attiré vers vous... j'ai senti une puissance en vous, la puissance de mon père, la puissance de ma propre vie... Oh comme tout devient clair en moi, comme je me comprends, en fils et en homme, coupable et innocent comme lui... écoutez, écoutez... je n'ai aucun secret pour vous... devant vous tout s'ouvre en moi, vis-à-vis d'une attitude maternelle... à vous je peux parler, librement... enfin librement... écoutez... j'ai quelqu'un dans cette ville qui m'est proche, comme vous l'étiez de mon père... en secret, car moi aussi j'ai cette peur dans le sang... cette infâme petite peur du regard des autres, de leurs paroles... de ma mère elle-même, et au lieu de me présenter devant elle en soutenant ma demoiselle, comme elle m'a toujours soutenu aux heures les plus difficiles... au lieu de cela je la cache... et cette femme... aujourd'hui elle est... elle aussi... bon, vous me comprenez... je ne le sais que depuis quelques jours et j'ai pris peur, au lieu d'être fier, heureux... je n'avais qu'un vœu muet, le même que mon père... elle voudrait... elle voudrait me l'épargner... Je ne l'ai jamais dit, mais maintenant, maintenant je le sais, je sais que je l'ai souhaité avec toute la force négative de ma peur... je n'ai pensé qu'à moi, à ma gêne... jamais à cette femme, pas une seule seconde, alors que j'écris peut-être des vers pleins de bonté et d'abnégation... oh, qui vous a envoyée pour que je comprenne enfin le monde, à travers votre présence, pour que je me reconnaisse dans le portrait de mon père ?... Comme je vois clairement que la faute plane au-dessus de ma tête... oh, comme je la sens, comme je suis reconnaissant, quelle grandeur et quelle bonté... comme je... oh, comme je vous suis reconnaissant...
MARIA, qui a tendrement effleuré ses cheveux, fermant les yeux : Comme je vous suis reconnaissante, moi !... Comme je te suis reconnaissante !... Redis-le encore... avec ta... avec sa voix.
FRIEDRICH : Comme... je... te... suis reconnaissant...
MARIA, à voix basse : Ah... comme je l'entends... cela faisait vingt ans que je n'avais pas entendu ces mots... Oh, comme tu es bon... tu es bon... (Elle lui caresse à nouveau les cheveux). Mais veux-tu aussi m'écouter, Friedrich ?
FRIEDRICH : Oui... Oui...
MARIA : Je sens bien qu'il y a un conflit entre toi et ton père... quelque chose en toi s'oppose à lui... et lui est en même temps semblable à tant d'égards... vous êtes si proches l'un de l'autre... Tu ne l'aimes pas.
FRIEDRICH : Je veux l'aimer et je sens... que j'y arrive pour la première fois. Les autres m'ont monté contre lui... et je le sentais si fort... maintenant que je sais... que lui aussi était coupable... maintenant je... je peux l'aimer à nouveau... à travers vous... à travers vous... et sa faute...
MARIA : Tu dois l'aimer... tel qu'il était, tel qu'il a toujours été... mais tu dois l'aimer par tes actes... par un acte... Écoute-moi, Friedrich... je... je veux te dire quelque chose... je... je ne sais pas encore quel poète tu seras... mais cela sera extrêmement difficile d'être à sa hauteur, car il est grand, comme peut l'être un seul poète par génération... ton héritage est lourd... mais tu peux... tu peux être meilleur que lui... tu peux être meilleur vis-à-vis de cette femme que lui ne l'a été envers moi... c'est le seul moyen... le seul moyen de payer pour sa faute. Tu me comprends ?...
FRIEDRICH : Oui... oui...
MARIA : Sois courageux ! En étant craintive, j'ai été mauvaise... Tout est mauvais dans la peur... sois humain puisque tu as un être humain... aucun poème ne pèse autant qu'un être humain devant Dieu... le regret n'est jamais une négligence.. je te le dis au miroir de ma propre vie, ne laisse pas cette femme seule maintenant... un mauvais esprit habite les femmes dans ces moments-là...
FRIEDRICH : Non... je vous le jure... je ne veux me rendre coupable vis-à-vis de personne, je n'en ai pas l'intention... plutôt renoncer à l'œuvre, à l'art... je ne veux pas abandonner quelqu'un qui m'a soutenu dans les moments difficiles... et je n'ai pas peur... s'ils ne me l'autorisent pas je partirai... Oh, comme je hais cette maison et cette ville où je suis marqué par son nom... je ne veux pas y vivre plus longtemps, ni dans la légende... oh, je veux m'échapper de cette œuvre étrangère : il faut que je devienne moi-même... moi-même... que je parte... là-bas, avec vous... Vous devez me conseiller, vous qui savez tout sur tout... Vous allez me montrer le chemin... Vous serez une mère pour moi...
MARIA : Non, mon enfant, pas moi... je suis vieille et toi jeune... déjà pour ton père j'ai été trop une fois... je ne pourrais supporter de prendre à nouveau congé... pars tout seul... et libère-toi... c'est déjà beaucoup que ce moment m'ait été offert... rends cette femme heureuse, rends quelqu'un heureux, et je serai contente...
FRIEDRICH : Oui, c'était cela, juste cela, qui me tourmentait... je n'ai encore jamais rendu personne heureux, or c'est le sens de toute vie... qui sait si je suis capable comme mon père de donner à l'Infini la grandeur du sentiment... mais offrir un destin à un être est déjà beaucoup, c'est un salut, une libération... ah ! comme vous m'avez sauvé, de quelles horreurs vous m'avez préservé !... Je sens désormais mon père, enfin proche, impliqué et apparenté, pour la première fois je vois son cœur à travers la gloire... et je l'aime... je l'aime parce qu'il a été petit au milieu de sa grandeur et qu'il vous aimait... Oh, comme vous m'avez fait du bien ! Puissé-je vous dédommager, moi qui suis pour la première fois son héritier...
MARIA : Tu m'as déjà dédommagée, Friedrich... comme tout est bon, comme tout le passé est bon depuis que tu es bon avec moi... mais sois-le maintenant avec elle... elle qui a été bonne avec toi, donne-toi à une personne et tu auras déjà créé une œuvre... Mais parle-moi d'elle... je veux aller la voir... être encore une fois ce que j'ai été pour ton père... encore une fois, avant de partir... car cela aussi, cela aussi est un retour...
FRIEDRICH : Oui... venez... Oh, comme je vous remercie... mais parlez-moi d'abord, parlez-moi de mon père. Il est ressuscité en moi, et je suis moi-même ressuscité depuis que je le connais et que je me reconnais en lui... La légende que j'avais apprise s'est éteinte, la légende que j'avais apprise à contrecœur comme font les enfants contraints... je le sens désormais dans la vie, dans sa vie et dans la mienne... Oh, comme je l'aime !... Comme je l'aime !... Oh, parlez-moi, parlez-moi de lui...
Stefan Zweig, in Légende d’une vie (Grasset)