lundi 13 janvier 2025

En introduisant... Jacques Arènes, La connivence énigmatique de la joie et du tragique

 


Retrouver le sens de l’énigme

Pour quelles raisons un psychanalyste s'intéresse-t-il à la dimension tragique de l'existence ? L'univers contemporain est tragique. La sensibilité humaine au tragique a toujours existé, mais notre tragique est bien particulier.

Il surgit en contraste avec notre amour du confort. Ce tragique est à notre mesure, j'évoque ici l'Occident, ni très grandiose, ni très incommodant. L'espoir n'est pas à la mode. « Le suprême désespoir, affirme Kierkegaard, est de n'être pas désespéré ». Ainsi, notre monde apparemment sans espoir n'est quand même pas désespéré. En effet, notre désespoir s'affiche en une posture narcissique.

En d'autres termes, une partie d'entre nous se complaît dans le miroir du désespoir. Et le règne d'une médiocrité geignarde est-il alors la forme contemporaine du néant, et peut-être, comme le pensait Georges Bernanos, du démoniaque ? Un démoniaque doucereux, mais dépersonnalisant, d'autant qu'il paraît sans conséquence abyssale.

Notre manque d'espoir est doublé d'une anxiété diffuse, qu'elle ait pour objet l'écologie – engendrant un imaginaire catastrophique – ou plus largement, la possibilité même d'un avenir. Crainte, pusillanimité, difficulté à choisir sa propre vie et à y trouver du sens constituent donc les différentes marques de notre tragique, caractérisé par un manque d'appétence pour de grands projets et une absence d'horizon désirable.

Souffrir pour comprendre

Les grands auteurs tragiques – Sophocle ou Eschyle dans le monde grec, bien plus tard Shakespeare dans le monde britannique, Corneille ou Racine pendant le Grand Siècle en France, et plus récemment des romanciers de l'existence et de la liberté comme Dostoïevski ou Bernanos – ont abordé, chacun à leur manière, des thèmes faisant écho au peu de désir et d'espoir que nous expérimentons aujourd'hui. La pensée tragique s'intéresse à l'homme et à son destin, à sa capacité à être libre avec ou malgré des déterminismes internes ou externes (la nature, les dieux, l'hérédité, et les vicissitudes physiques et psychiques de l'histoire individuelle), à la possibilité de trouver ou de retrouver une forme d'espérance avec ou malgré les événements, la mort qui rôde, l'omniprésence du mal.

J'y reviens : en quoi un psychanalyste doit-il s'intéresser à ces questions ? D'abord, et surtout, parce que le héros tragique demeure une énigme pour lui-même. Et ceux qui entament un travail sur soi ont souvent cet objectif de lever l'énigme. Œdipe en est évidemment un exemple. On a tort de n'y voir qu'une illustration du célèbre complexe. La figure d'Œdipe a fasciné Freud aussi (et surtout) en raison de son incapacité durable – lui le déchiffreur d'énigme face à la sphinge – à résoudre sa propre énigme. Dans l'univers tragique, l'existence est énigme et, pour une part, scandale.

Il s'agit de déterminer un chemin en cette opacité, sans pour autant en avoir percé tous les mystères. En notre monde solitaire et utilitariste, retrouver le sens de l'énigme est en fait une condition pour gagner une forme de liberté. Au fond, nous avons à lever le voile sur la dimension pathique de la vie. Le pathos renvoie, en grec, à une notion de souffrance, mais aussi de passion et d'affect. Il est parfois connoté négativement, dans la mesure où faire appel au pathos serait solliciter les émotions fortes, afin de subjuguer l'interlocuteur, plus qu'à la réflexion et la raison. Le versant pathique de l'existence est au contraire, selon moi, une composante de sa grandeur. Il ne s'agit pas alors d'en faire trop dans le registre dramatique, qui serait alors forcé, mais de reconnaître ce à quoi nous sommes exposés. Notre existence est ainsi pathique, parce que livrée aux événements et aux aléas à affronter, et donc affectée par des épreuves diverses. Freud aimait à citer la clameur du chœur d'Agamemnon d'Eschyle : « Zeus a ouvert aux mortels les voies de la sagesse en leur donnant pour loi "comprendre par l'épreuve"» [tô pathéi mathos]1.

Le neurologue et philosophe Viktor von Weizsäcker développait ainsi une théorie originale de l'existence, inspirée de la philosophie existentielle et de ce qui était appelé à l'époque la psychologie des profondeurs (la psychanalyse). Nous serions, selon lui, des êtres pathiques. Il nous arrive des événements que nous subissons plus ou moins, et nous nous transformons avec eux. Une patiente m'affirmait ainsi que les événements avaient fait d'elle ce qu'elle est. Cette constatation n'est pas l'expression d'une résignation. Elle reflétait l'idée que sa propre histoire était construite à la première personne avec ce que les aléas de l'existence avaient sollicité en elle de réflexion, de maturation, mais aussi d'angoisse et de courage mêlés. Nous n'habitons pas un ordre constant et, ce qui nous arrive, même s'il s'y imprime l'effet de lois causales, est aussi traversé par des hasards, des idées soudaines, des bifurcations des « constellations et des coïncidences [qui] créent ce qui va donner un sens et apporter un ordonnancement dans le mouvement »2. La vie est passion et s'avère une aventure de mouvement, en laquelle rien n'est complètement écrit.

Habiter le temps, et avancer en solitude

Certes, nous avons besoin de sécurité ; le sentiment de sécurité est, selon Weizsäcker, un délire nécessaire, une illusion permettant d'avancer. Ce délire méconnaît toutes les embûches qui nous attendent. D'où le désir de retrouver à tout prix ladite sécurité, alors que la vie a changé, que notre corps s'est modifié, que les conditions collectives de bien-être elles-mêmes sont bouleversées.

L'incertitude est alors un régime normal de l'humain, rendant compte des accidents de l'histoire personnelle et collective. Et pourtant, nous avons du mal avec l'incertitude, et nous expérimentons, dans le monde contemporain, une forme d'usure du temps. Cette érosion du temps vécu est en relation forte avec l'angoisse profonde générée par l'insécurité normale de la vie.

Le temps collectif est ainsi fatigué. Certains pensent que nous arrivons à la fin d'un temps ou du temps. Des personnes en psychothérapie l'affirment, quasi convaincues : notre temps serait exténué. Il ne s'agit pas nécessairement de personnes cliniquement dépressives. Elles mènent leur existence tant bien que mal, avec leurs projets et leurs désirs. Avec cependant cette pensée tenace que la fin du temps serait proche.

Les signes sont là, affirment-elles : absence de perspective historique si ce n'est celle d'une mondialisation menaçante, et guère de desseins collectifs ou de projections vers l'avenir. Pire, ce temps usé, on peinerait à le porter et à y croire. Seuls les projets individuels semblent valoir dorénavant, et méritent d'être soutenus jusqu'au bout, parce qu'eux seuls garderaient une marge de sens. On se projette alors en avant dans des trajectoires avant tout personnelles, ou limitées au groupe d'appartenance. Cette configuration particulière de désir – à la fois intense individuellement, et méfiante vis-à-vis du fait collectif – engendre la situation pourtant décriée : l'horizon est limité à la puissance créatrice de chacun, dans une logique de survie.

Notre tragique est tissé de solitude et de perte de lien. Il serait sans doute l'expression de la perte, et même du déni, d'un autre tragique, celui d'avant qui justement poussait à la confrontation avec l'insécurité fondamentale du destin. Le repli sur soi est, par ailleurs, le symptôme d'une autre frilosité, celle de l'épreuve fondamentale, scandaleuse, d'être livré à l'altérité, source d'angoisse et d'agression possible. Si beaucoup d'entre nous ne pensent pas que l'univers va s'effondrer demain, une partie d'entre nous fait comme si la force du collectif avait disparu. Chacun s'évertue à créer autour de soi une sphère d'affection dans laquelle un avenir à une mesure personnelle est envisageable. On retrouve alors une faim du temps, d'abord dans un cercle de liens proches, en un espace de convivialité au sein duquel on puisse imaginer un futur 3.

Dans l'univers tragique traditionnel, il ne s'agissait pas de déterminer d'une manière simpliste les causes de tel événement ou de telle souffrance. Si l'on souhaite s'attacher à la compréhension et au sens de ce qui nous arrive, un sens toujours à chercher et toujours émergent, il nous faut abandonner le registre de l'enchaînement causal élémentaire. Il faut apprivoiser l'incertain. La temporalité est ainsi « la mère du dilemme et du doute ». Parce que «l'homme n'est pas encore ou n'est plus, ou, au présent, est peut-être ou n'est peut-être pas ce vers quoi il aspire pathiquement »4. En ce sens, nos aspirations correspondent rarement à ce que notre destinée charrie d'événements et de singularité, pour le meilleur et pour le pire.

Dans des périodes historiques comme la nôtre – celle d'une grande incertitude sur le plan de la solidarité collective –, ce qui change en nous est pour partie pathique (il a bien fallu s'y faire), mais aussi passionnel, et passionnant, puisque nous nous rendons compte que nous avons à inventer de nouvelles règles vitales pour nous-mêmes, et à prendre souci de ceux qui ne sont pas, quant à eux, en sécurité. La passion est mouvement, et le mouvement est passion. Le dilemme et le doute ne sont donc pas voués à l'enlisement. Ils peuvent même être source de créativité. L'être humain est « insuffisant, immature, indéterminé, défectueux ou impuissant », mais aussi constamment « à la recherche d'une plénitude et d'un changement »5.

Avec nos grands auteurs, une vraie rencontre

La solution n'est alors pas de s'inventer une sécurité illusoire. Il s'agit d'explorer notre condition pathique, et la manière dont elle permet un chemin, une espérance, nous donnant la possibilité, selon la formule de Péguy, de traverser l'épaisseur des temps. Je m'essaierai donc dans cet ouvrage, à analyser cette force pathique qui est certes subie, mais qui recèle aussi une secrète énergie permettant d'apprivoiser l'incertitude, qui est la lèpre de notre monde. L'angoisse est parfois paralysante, mais elle constitue aussi une ressource. Je me suis alors passionné à commenter certains auteurs qui ont ma préférence. Ce ne sont pas des théoriciens, mais des praticiens de cette dimension pathique de la vie, et des chemins qu'elle inspire. Je vous propose donc un cheminement avec Shakespeare, Dostoïevski et Bernanos. Ces auteurs, il m'arrive de les citer en psychothérapie. Le recours à certains textes, des trésors de notre culture, constitue une ressource vivante pour le psychanalyste. Ce recours permet d'abord d'offrir à la personne en cheminement la possibilité de s'extraire de la confusion intime – et solitaire – et de se plonger dans des mythologies partagées.

Il donne ensuite l'occasion de proposer des hypothèses interprétatives d'une manière allusive et respectueuse. Il ouvre enfin des chemins de liberté et de décision concernant le scandale du mal, la difficulté à trouver les mots pour cerner l'énigme de l'existence, l'horreur de l'imposture, l'ivresse du pouvoir, la puissance de la vie et la recherche têtue de la liberté... Je me plongerai dans ces auteurs comme en une source inépuisable de vie et d'inventivité, de puissance de compréhension.

Pourquoi ces trois écrivains ? Ils ont élaboré, déjà chez Shakespeare à la jonction des XVI et XVIIe siècles, une autre vision du tragique antique – celui des grands auteurs grecs – retravaillé sous le prisme de la subjectivité et de ses choix incontournables. L'horizon classique du tragique se réfère à la liberté possible-impossible au cœur des déterminismes... Cette question cosmique posée par la tragédie antique devient plus personnelle aux temps modernes. Elle se transforme alors en ma question, et souligne les tourments de la subjectivité face à la décision. Ces trois auteurs, s'échelonnant depuis la modernité – inaugurée par Shakespeare –, insistent en outre sur une dimension particulière, j'allais dire culturelle, du tragique au sens où l'humain se dépêtre, comme le pensait Freud, avec le travail de culture, cette manière dont le monde collectif est traversé par un tragique particulier, celui de son possible effondrement. Déjà, le héros shakespearien se confronte au chaos. Et plus largement au non-sens s'infiltrant dans les institutions et l'ensemble du corps social. Le Roi Lear est ainsi ébranlé par l'écroulement de l'ossature des liens, et notamment de la sécurité des devoirs intergénérationnels. La narration décrit aussi bien la trahison des enfants que l'aveuglement – dans le sens réel et symbolique du terme – des parents. « C'est le malheur des temps : les fous guident les aveugles », s'écrie Gloucester, un féal du vieux monarque, aux yeux crevés à la suite de la trahison de son fils illégitime 6. Plus largement, Shakespeare nous introduit aux puissances de destruction, et d'une forme de nihilisme, habitant tout pouvoir, le plus proche, le plus intime ou, au contraire, le plus large en la sphère politique. Mais ce génial poète nous ouvre aussi des voies singulières d'inventivité, et même de joie, au cœur des événements marqués par l'impossible. La connivence énigmatique de la joie et du tragique est retravaillée par Dostoïevski, admirateur de Shakespeare. Dans ses notes, l'écrivain russe loue le réalisme de l'auteur élisabéthain qui, comme le sien, révèle les mystères de l'âme humaine. Dostoïevski se fait ainsi héritier des manières de penser et d'agir ayant déserté la tradition occidentale depuis Shakespeare. « Ce qui importe, c'est la vérité et la grandeur de l'expérience humaine dans la lumière ardente du conflit »7. L'Idiot, roman de Dostoïevski, fut ainsi pour moi, à l'orée de mon adolescence, une rencontre essentielle.

Oui, une rencontre; parce que l'on peut faire des rencontres littéraires au même titre que de vraies rencontres. L'Idiot m'a alors transformé. Cet idiot, atteint de ce que l'on appelait le grand mal de l'épilepsie, est considéré comme un incapable, un pauvre malade. Il bouleverse pourtant son entourage par la vérité, toujours bienveillante, de ce qu'il énonce. Certains passages relus aujourd'hui me semblent vivants comme il y a 50 ans. Un exemple : le prince Mychkine (l'idiot) arrive sans le sou de la Suisse où il a été soigné, débarque chez les Epantchine, famille du gotha pétersbourgeois, et, en l'espace de quelques heures, les bouleverse par la sincérité de sa parole. Les trois sœurs et leur mère lui demandent ce qu'il peut lire à travers ce qu'il perçoit de leur visage. Ce qu'il énonce va à l'essentiel, tout en laissant voilé ce qui ne peut se dire, ou pas encore.

J'ai compris à cette lecture que la vérité ne s'énonce qu'à moitié. Elle ne peut que se midire, pensait Jacques Lacan.

Elle est cependant vivante, si près d'ici que l'on pourrait presque la toucher. Elle se fraye un chemin dans la forêt des signifiants. Elle est bouleversante comme un murmure se glissant à travers les lèvres. Elle est la boussole oscillante de notre destin.

Qu'ai-je tiré de cette rencontre littéraire ? Une forme de vocation. Certes, je ne suis pas Mychkine, mais je tente, plus ou moins heureusement, de lire dans les paroles, mais aussi sur les visages, ce qu'il en est de la singularité et de la destinée de chacun, mais pas seul, avec et pour la personne qui se cherche. Je me trompe, et je n'avance jamais quoi que ce soit d'une manière impérative. L'Idiot me l'a appris : je pressens qu'il se dessine en chacun de nous une ligne de destin, le chemin possible d'une étoile, comme une avancée créative au cœur des accidents de l'existence. L'Idiot nous l'indique, le pressentiment est essentiel, même s'il demande à être pensé.

Ne nous trompons pas, et ne nous croyons pas géniaux, le vrai n'est pas accessible. Et personne ne peut mettre la main dessus. Mais, beaucoup de ceux qui viennent rencontrer les psys sont à sa recherche. Simplement le désir violent de sortir du semblant, de s'extraire du bourdonnement des bavardages qui cachent la souffrance ou la joie. Le vrai se cache dans quelques mots chuchotés ou criés, et dans l'énigme de la beauté des visages. On ne le dira jamais en entier. D'ailleurs, Mychkine ne nomme pas tout. Parce que les mots peinent à creuser la vérité. Et parce que le silence énonce parfois un peu plus...

Retrouver un sens du tragique est la condition nécessaire d'un réel cheminement de liberté. Rechercher à tout prix le bien-être, c'est perdre de vue toute possibilité d'être libre. Les personnages de Shakespeare et de Dostoïevski se confrontent à l'épreuve de la liberté et des décisions qu'elle oblige. Et certains se montrent encore plus libres quand tout semble perdu. La liberté croît en tenant compte de la dureté du réel : « la vie est dure», écrivait Bernanos, « et l'art est fait pour exprimer cette dureté »8.

Considérer d'une manière réaliste les violences et le mal sous toutes leurs formes n'est pas nécessairement invalidant. C'est souvent le contraire – quand on n'est pas seul, et quand un horizon de sens peut malgré tout émerger –, car la recherche de bien-être et le déni des injustices ou des souffrances mènent à un confort précaire, et surtout à une forme d'enfermement. Avec une menace floue, incertaine et insidieuse, minant actuellement incessamment les libertés individuelles, celle de la dissolution nihiliste de toute vitalité. J'en viens alors à mon dernier auteur, Bernanos, qui a magistralement labouré le champ de l'homme intérieur, de sa liberté à (re)conquérir, mais aussi de sa dissolution possible dans l'insignifiance, dans le nihilisme gélatineux, dans la mascarade de la posture ou de l'imposture... Bernanos trace ainsi le sillon d'une existence vivante, même quand la solitude de l'épreuve et de la malveillance affecte ses personnages. Certains d'entre nous sont survivalistes, s'initiant à des techniques de survie face à une catastrophe possible. Cet imaginaire dystopique imprègne notre culture, dont on pose alors le possible effondrement. Le projet personnel, le projet de protéger les siens devient alors essentiel, puisque le monde serait menacé. La survie du nous global étant incertaine, le sujet s'évertue, tout entier absorbé à être ce qu'il est, à ne pas être dépendant. Certains personnages de Bernanos sont confrontés, comme l'abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan, à la plus grande solitude, tout en percevant la plus grande proximité avec ceux qu'il rencontre ou accompagne 9.

Nous avons tendance au pragmatisme. Nous nous défions de ce qui va plus loin que le cercle proche connu ou reconnu. Bernanos nous suggère une autre possibilité, celles de conjuguer la plus grande liberté intérieure avec une totale solidarité, notamment avec les souffrants. Ces retrouvailles avec le lien humain ne sont pas superficielles.

Elles sont directement engendrées par une soif inextinguible de vie intérieure, qui se conjugue secrètement avec une nappe profonde de douleur que n'empêche pas l'union des êtres, et laisse sourdre la joie. De ce nihilisme à la mesure de notre vie confortable, de ce nihilisme sans grandeur, de ce nihilisme paralysant toute possibilité créative, nous devons nous libérer... Devons-nous désespérer du lien ? Devons-nous désigner des boucs émissaires et faire la chasse aux responsables, en cette ambiance de délation envahissante ? Essayons, au contraire, de prendre attention à ce que nous sommes devenus : adoptant de loin la posture de la solidarité, mais souvent soucieux de nous protéger individuellement. Pouvons-nous, comme Bernanos l'appelait de ses vœux après la Grande Guerre, reconquérir la force des mots, les replonger dans le feu de la forge, celui de fraternité par exemple ? Cette force suppose de s'engager autrement dans la puissance de l'espérance, toujours nouvelle, toujours renaissante. « L'heure viendra [...] où, dans un monde organisé pour le désespoir, prêcher l'espérance équivaudra tout juste à jeter un charbon enflammé au milieu d'un baril de poudre », s'écrie ainsi un prêtre lui-même désespéré, dans Monsieur Ouine 10, un des derniers écrits de Bernanos.

Jacques Arènes, Oser le tragique

 

1. Agamemnon, 176-17.

2. WEIZSÄCKER Viktor von, Pathosophie. Paris, Éditions Jérôme Millon, 2011 (1956), p. 37.

3. Sur cette question de la fatigue du temps, voir mon livre L'Art perdu de faire des enfants : essai sur les tourments du temps et de la filiation, Paris, Éditions du Cerf, 2021.

4. WEIZSÄCKER Viktor von, op. cit., p. 55.

5. Ibid.

6. Le Roi Lear (IV, 1), « Tis the time's plague when madmen lead the blind », dans William Shakespeare, Le Roi Lear, trad. Gilles Monsarrat, Œuvres complètes, Tragédies II, édition bilingue, Paris, Éditions Bouquins, 2022, p. 504-505.

7. Cité par George STEINER, Tolstoï ou Dostoïevski. Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2022 (1959), p. 216.

8. BERNANOS Georges, Combat pour la vérité. Correspondance inédite (1904-1934), Paris, Éditions Plon, 1971, lettre 137, p. 259.

9. BERNANOS Georges, Sous le soleil de Satan, Œuvres romanesques complètes, I, Paris, Editions Gallimard, La Pléiade, 2015 (1926).

10. BERNANOS Georges, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques complètes, II, Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, 2015 (1943).