Né à Dublin en 1858 d’un père irlandais et d’une mère française, Joseph Marmion, au cours d’une visite faite à Maredsous lors d’un retour d’Italie, entendit l'appel de la vie monastique. Après quelques années, il fut nommé abbé de Maredsous en 1909 où il mourut le 30 janvier 1923, laissant un grand souvenir de contemplatif et d'apôtre. Dom Raymond Thibaut a écrit avec piété et art sa biographie.
Les conférences spirituelles de Dom Columba Marmion sont réunies en trois volumes : Le Christ vie de l'âme, (1918), Le Christ dans ses mystères (1919) et Le Christ idéal du moine (1922). Son œuvre est basée tout entière sur le dogme et la théologie catholique ; elle en est une synthèse organique et vivante. Et comme la doctrine et la piété chrétiennes s'organisent autour de la personne et de l'œuvre du Christ, l'auteur n'a d'autre ambition que de faire rayonner en pleine lumière et dans tout son relief la divine figure du Verbe incarné. Dans ce but, il recourt constamment aux Écritures, ou plutôt c'est le Livre Saint lui-même qui est la source d'où jaillit le développement harmonieux et la fructueuse application de la doctrine. De là le parfum de prière qui émane de ses livres. Le cardinal Mercier qui avait pris dom Marmion comme confesseur disait : « Dom Columba fait toucher Dieu » ; toujours, il baigne dans une atmosphère surnaturelle, une atmosphère de prière. De là aussi la lumière, la sécurité et la paix.
Chapitre I – La Nativité
Chapitre II – L’Épiphanie
Chapitre III – La Vierge Marie et la Vie cachée
Chapitre IV – Le Baptême et la Tentation de Jésus
Chapitre V – Quelques aspects de la Vie publique de Jésus
Chapitre VI – La Passion
Chapitre VII – La Résurrection et l'Ascension
CHAPITRE I : LA NATIVITÉ
La venue du Fils de Dieu sur la terre est un événement si considérable que Dieu a voulu le préparer pendant des siècles : rites et sacrifices, figures et symboles, il fait tout converger vers le Christ, il le prédit, l'annonce par la bouche de prophètes qui se succèdent de générations en générations.
Voici qu'à présent, c'est le Fils même de Dieu qui vient nous instruire. Car le Christ n'est pas seulement né pour les Juifs de Judée qui vivaient de son temps : c'est pour nous tous, pour tous les hommes, qu'il est descendu du Ciel : Propter nos et propter nostram salutem descendit de Caelis. La grâce qu'il a méritée par sa nativité, il veut la distribuer à toutes les âmes. – Transportons-nous à la grotte de Bethléem ; regardons l'enfant couché dans la crèche. Qu'est-il aux yeux d'un profane, d'un habitant de la petite cité que le hasard amènerait là après la naissance de Jésus ?
Ce n'est qu'un enfant qui vient de naître ; il tient la vie d'une femme de Nazareth ; c'est un fils d'Adam comme nous, car ses parents se sont fait inscrire sur les registres du recensement ; on peut suivre les détails de sa généalogie, d'Abraham à David, de David à Joseph et à sa mère. – Mais ce n'est qu'un homme, ou plutôt il deviendra homme ; car, à présent, il n'est qu'un enfant, un faible enfant dont un peu de lait entretient la vie.
Voilà ce qu'apparait aux sens ce petit être étendu sur la paille. Bien des Juifs n'ont rien vu d'autre en lui. Vous entendrez plus tard ses compatriotes, étonnés de sa sagesse, se demander où il a pu la puiser ; car, à leurs yeux, il n'a jamais été que « le fils d'un charpentier » : Nonne hic est fabri filius... ?
* * *
Mais aux yeux de la foi, une vie plus haute que la vie humaine anime cet enfant ; il possède la vie divine. Que nous dit, en effet, la foi à son sujet ? Quelle révélation nous donne-t-elle ?
La foi nous dit, d'un mot, que cet enfant est le propre Fils de Dieu. Il est le Verbe, la seconde personne de l'adorable Trinité, il est le Fils qui reçoit de son Père la vie divine, par une communication ineffable. Il possède la nature divine, avec toutes ses perfections infinies. Dans les splendeurs des cieux, Dieu engendre ce Fils par une éternelle génération.
Contemplez cet enfant couché dans la crèche ; les yeux fermés, il dort, il ne manifeste pas au-dehors tout ce qu'il est ; en apparence, il n'est semblable qu'à tous les enfants ; et pourtant en ce moment, en tant que Dieu, en tant que Verbe éternel, il jugeait les âmes qui paraissaient devant lui. « Comme homme, il est couché sur la paille ; comme Dieu, il soutient l'univers et règne dans les cieux ». Ainsi, vous le voyez : aux yeux de la foi, il y a deux vies en cet enfant ; deux vies indissolublement unies d'une manière ineffable, car la nature humaine appartient au Verbe, d'une appartenance telle qu'il n'y a qu'une seule personne, celle du Verbe, qui soutient, de sa propre existence divine, la nature humaine.
Sans doute elle est parfaite, cette nature humaine : perfectus homo, rien de ce qui touche à son essence ne lui manque. Cet enfant a une âme comme la nôtre ; un corps semblable au nôtre ; des facultés : intelligence, volonté, imagination, sensibilité, comme les nôtres, c'est bien l'un des nôtres dont l'existence va se révéler, pendant trente-trois ans, bien authentiquement humaine. Seul, le péché lui sera inconnu. Parfaite en elle-même, cette nature humaine gardera son activité propre, sa splendeur native. Entre ces deux vies du Christ – la divine, qu'il possède toujours par sa naissance éternelle dans le sein du Père ; l'humaine, qu'il a commencé de posséder dans le temps par son incarnation dans le sein d'une Vierge, – il n'y a ni mélange ni confusion.
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Voilà donc, si je puis ainsi m'exprimer, l'un des actes de l'échange : Dieu nous emprunte notre nature pour se l'unir dans une union personnelle.
Quel est l'autre acte ? Que va nous donner Dieu en retour ? Non pas qu'il nous doive quelque chose ; mais, comme il fait tout avec sagesse, il n'a pu revêtir notre nature sans un motif pleinement digne de lui.
Ce qu'en retour, le Verbe incarné donne à l'humanité, c'est un don incompréhensible ; c'est une participation, réelle et intime, à sa nature divine. En échange de l'humanité qu'il nous emprunte, le Verbe incarné nous fait part de sa divinité, il nous rend participants de sa nature divine. Et c'est ainsi que s'accomplit l'échange le plus admirable qui se puisse célébrer.
« Ô admirable échange, chanterons-nous au jour de l'Octave, le Créateur du genre humain, revêtant un corps et une âme, a daigné naître d'une Vierge, et, apparaissant ici-bas comme homme, nous a fait part de sa divinité » : O admirabile commercium ! Creator generis humani, animatum corpus sumens, de Virgine natis dignatus est ; et procedens homo sine semine, largitus est nobis suam deitatem.
En nous aussi, il y aura désormais deux vies. – L'une, naturelle, que nous tenons de notre naissance selon la chair, mais qui, aux yeux de Dieu, par suite de la faute originelle, est non seulement sans mérite, mais, avant le baptême, souillée dans son fond ; qui nous rend ennemis de Dieu, dignes de sa justice ; nous naissons filii irae. – L'autre, surnaturelle, infiniment au-dessus des droits et des exigences de notre nature. C'est elle que Dieu nous communique par sa grâce, après que le Verbe incarné nous l'a méritée.
Dieu nous engendre à cette vie par son Verbe et l'infusion de son Esprit, dans la fontaine baptismale ; c'est une vie nouvelle qui se surajoute, en la dépassant, en la couronnant, à notre vie naturelle. Elle nous rend enfants de Dieu, frères de Jésus-Christ, dignes de partager un jour sa béatitude et sa gloire.
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Ce qui achève, de rendre cet échange admirable, c'est la façon dont il se réalise, la forme dans laquelle il s’opère. Comment s’accomplit-il ? Comment cet enfant qui est le Verbe incarné nous rend-il participants de sa vie divine ? – Par son humanité. L'humanité que le Verbe nous emprunte va lui servir d'instrument pour nous communiquer sa divinité ; et cela, par deux raisons, où éclate infiniment la sagesse éternelle : l'humanité rend Dieu visible ; elle rend Dieu passible.
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Elle le rend visible.
L'incarnation réalise cette merveille inouïe : les hommes ont vu Dieu même vivre au milieu d'eux.
Saint Jean se plaît aussi à relever ce côté du mystère. « Le Verbe de vie était avant toutes choses ; nous l'avons entendu, nous l'avons vu de nos yeux, nous l'avons contemplé, et nos mains l'ont touché. Celui qui dans le sein du Père est la vie même s'est manifesté à nous, et nous lui rendons témoignage. Et nous vous annonçons ce que nous avons vu et entendu, afin que votre joie soit complète ».
Quelle joie, en effet, de voir Dieu se manifestant à nous, non dans l'éclat éblouissant de sa toute-puissance, ni dans la gloire indicible de sa souveraineté ; mais sous le voile d'une humanité humble, pauvre, faible, que nous pourrons voir et toucher ! Nous eussions pu être effrayés par la majesté redoutable de Dieu : les Israélites se prosternaient dans la poussière, pleins de terreur et de crainte, quand Dieu parlait à Moise sur le Sinaï, au milieu des éclairs. Nous sommes attirés par les charmes d'un Dieu devenu enfant. L'enfant de la crèche semble nous dire : « Vous avez peur de Dieu ? Vous avez tort : Qui videt me, videt et Patrem. Ne suivez pas votre imagination, ne vous constituez pas un Dieu par les déductions de la philosophie, ne demandez pas à la science de vous faire connaître mes perfections. Le vrai Dieu tout-puissant, c'est le Dieu que je suis et révèle ; le vrai Dieu, c'est moi qui viens à vous dans la pauvreté, l'humilité et l'enfance, mais qui donnerai un jour ma vie pour vous. Venez à moi, car, tout Dieu que je suis, j'ai voulu être homme comme vous, et je ne rejette pas ceux qui s'approchent de moi avec confiance : Sicut homo genitus IDEM refulsit et Deus ».
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L'humanité du Christ rend Dieu visible ; mais surtout, – et c'est ici que la divine Sagesse se montre admirable, – elle rend Dieu passible.
Le péché qui a détruit la vie divine en nous exigeait une satisfaction, une expiation sans laquelle il était impossible que la vie divine nous fût rendue. Simple créature, l'homme ne pouvait donner cette satisfaction pour une offense d'une malice infinie, et, d'autre part, la divinité ne peut ni souffrir ni expier. Dieu ne peut nous communiquer sa vie que si le péché est effacé ; par un décret immuable de la Sagesse éternelle, le péché ne peut être effacé que s'il est expié d'une façon équitable. – Comment va-t-il résoudre ce problème ?
L'Incarnation nous en donne la réponse. Considérez l'enfant de Bethléem ; c'est le Verbe fait chair. L'humanité que le Verbe fait sienne est passible ; c'est elle qui souffrira, qui expiera. Ces souffrances, ces expiations, qui sont ses œuvres à elle, bien à elle, appartiendront pourtant, comme toute elle-même, au Verbe ; elles emprunteront à la personne divine une valeur infinie qui suffira à racheter le monde, à détruire le péché, à faire surabonder la grâce dans les âmes comme un fleuve impétueux et fécondant : Fluminis impetus laetificat civitatem Dei.
Sans doute il faudra attendre l'immolation du Calvaire pour que l'expiation soit complète ; mais, comme nous l'a appris saint Paul, « c'est dès le premier instant de son Incarnation que le Christ a accepté d'accomplir la volonté de son Père et de s'offrir en victime pour le genre humain. C'est par cette oblation que le Christ commence de nous sanctifier » ; c'est à la crèche qu'il inaugure cette existence de souffrance qu'il a voulu vivre pour notre salut, dont le terme est au Golgotha, et qui doit, en détruisant le péché, nous rendre l'amitié de son Père. La crèche n'est sans doute que la première étape, mais elle contient radicalement toutes les autres.
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Ainsi donc, de quelque côté que nous portions les regards de notre foi sur cet échange, quels que soient les détails que nous en examinions, il nous apparaît admirable.
N'est-ce pas admirable, en effet, cet enfantement d'une vierge, Natus ineffabiliter ex virgine ? « Une jeune mère a enfanté le Roi dont le nom est éternel : à l'honneur de la virginité elle unit les joies de la maternité ; avant elle, on n'a point vu ce prodige ; après elle, on n'en trouvera plus de semblable ».
Admirable, cette union indissoluble mais sans confusion, de la divinité avec l'humanité dans l'unique personne du Verbe. Admirable cet échange, par les contrastes de sa réalisation : Dieu nous donne part à sa divinité, mais l'humanité qu'il nous emprunte pour nous communiquer sa vie divine est une humanité souffrante, « qui connaîtra la douleur », qui subira la mort et qui, par la mort, nous rendra la vie.
Admirable, cet échange, dans sa source, qui n'est autre que l'amour infini de Dieu pour nous. « Dieu a aimé le monde à ce point qu'il lui a donné son propre Fils unique ». Laissons donc aller nos âmes à la joie et chantons avec l'Église : Parvulus natus est nobis et filius datus est nobis. Et comment donné ? « Dans la ressemblance de la chair du péché ». C'est pourquoi l'amour qui nous le donne ainsi dans notre humanité passible, pour expier le péché, est un amour sans mesure.
Admirable, enfin, dans ses fruits et ses effets. Par cet échange, Dieu nous redonne son amitié ; il nous rend le droit de rentrer en possession de l'héritage éternel ; il regarde de nouveau l'humanité avec amour et complaisance.
CHAPITRE II : L'ÉPIPHANIE
Cette manifestation de Dieu aux hommes est un mystère si inouï, une œuvre si pleine de miséricorde ; elle constitue un des caractères si essentiels de l'Incarnation que, dans les premiers siècles, l'Église n'avait point de fête pour honorer principalement la naissance du Sauveur à Bethléem ; elle célébrait la fête des Théophanies ou des Manifestations divines dans la personne du Verbe incarné : manifestation aux Mages, – sur les bords du Jourdain lors du baptême de Jésus, – aux noces de Cana, où le Christ accomplit son premier miracle. En passant de l'Église d'Orient à celle d'Occident, la fête retenu son nom grec : Épiphanie, la manifestation ; mais elle pour objet presque exclusif la manifestation du Sauveur à la gentilité aux nations païennes, dans la personne des Mages.
Le Verbe incarné s'est d'abord manifesté aux Juifs, dans la personne des bergers. Pourquoi cela ? – Parce que le peuple juif était le peuple choisi. C'est de ce peuple que devait sortir le Messie, fils de David ; c'est à lui qu'avaient été faites les magnifiques promesses, dont la réalisation constituait le règne messianique ; c'est à lui que Dieu avait confié les Écritures et donné la Loi, cette Loi dont tous les éléments étaient la figure de la grâce que devait apporter le Christ. Il convenait donc que le Verbe incarné se manifestât d'abord aux Juifs.
Les bergers, gens simples au cœur droit, ont représenté à la crèche le peuple élu.
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Toutefois le Verbe incarné n'a pas attendu pour répandre sur la gentilité la grâce de la bonne nouvelle. Dès son apparition ici-bas, il la convie à la crèche dans la personne des Mages. Sagesse éternelle, il voulait ainsi nous montrer qu'il apportait la paix, Pax hominibus bonae voluntatis, « non seulement à ceux qui étaient près de lui » – les Juifs fidèles représentés par les bergers, – » mais encore à ceux qui vivaient loin de lui » – les païens figurés par les Mages.
Aux bergers Dieu envoie un ange, car le peuple élu était habitué aux apparitions des esprits célestes ; aux Mages, qui scrutaient les astres, il fait apparaître une étoile merveilleuse. Cette étoile est le symbole de l'illumination intérieure qui éclaire les âmes pour les appeler à Dieu.
Chaque âme d'adulte, en effet, est éclairée, au moins une fois, comme les Mages, par l'étoile de la vocation au salut éternel. À tous la lumière est donnée. C'est un dogme de notre foi que « Dieu veut sauver tous les hommes ».
Au jour du jugement, tous sans exception proclameront, avec la conviction produite par l'évidence, l'infinie justice de Dieu et la parfaite droiture de ses arrêts. Ceux que, pour toujours, Dieu aura chassés loin de lui, reconnaîtront qu'ils sont les propres artisans de leur perte.
Or, ceci ne serait pas vrai si les réprouvés n'avaient pas eu la possibilité de connaître et d'accepter la lumière divine de la foi. Il est contraire non seulement à la bonté infinie de Dieu, mais encore à sa justice, de condamner une âme à cause de son ignorance invincible.
Sans doute, l'étoile qui appelle les hommes à la foi chrétienne n'est pas la même pour tous ; elle brille différemment ; mais son éclat est assez visible pour que les cœurs de bonne volonté puissent la reconnaitre et voir en elle le signe de la vocation divine.
La conduite des Mages nous montre les qualités que doit avoir notre foi.
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Ce qui apparait tout d'abord, c'est la généreuse fidélité de cette foi. Voyez : l'étoile apparaît aux Mages. Quel que soit leur pays d'origine – Perse, Chaldée, Arabie ou Inde, – les Mages, d'après la tradition, appartenaient à une caste sacerdotale et se livraient à l'étude des astres. Il est plus que probable qu'ils n'ignoraient pas la révélation faite aux Juifs d'un roi qui serait leur Libérateur et le Maître du monde. Le prophète Daniel, qui avait précisé l'époque de sa venue, avait été en relation avec des mages ; peut-être même, la prophétie de Balaam qu' « une étoile se lèverait sur Jacob » ne leur était-elle pas inconnue ? Quoi qu'il en soit, voici qu'une étoile merveilleuse leur apparait. Son éclat extraordinaire, frappant leurs yeux, éveille leur attention, en même temps qu'une grâce intérieure d'illumination éclaire leurs âmes ; cette grâce leur faisait pressentir la personne et les prérogatives de celui dont l'astre annonçait la naissance ; elle leur inspirait d'aller à sa recherche pour lui rendre leurs hommages.
La fidélité des Mages à l'inspiration de la grâce est admirable. Le doute n'a point de prise sur leurs esprits ; sans raisonner, ils se mettent en demeure d'exécuter aussitôt leur dessein. Ni l'indifférence ou le scepticisme de leur entourage, ni la disparition de l'étoile, ni les difficultés inhérentes à une expédition de ce genre, ni la longueur ou les dangers de la route ne les arrêtent. Ils obéissent sans retard et avec constance à l'appel divin. « Nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus » ; nous sommes partis aussitôt qu'elle s'est montrée à nous.
En ceci les Mages sont notre modèle, qu'il s'agisse de la vocation à la foi, ou qu'il soit question de l'appel à la perfection. – Il y a, en effet, pour chaque âme fidèle une vocation à la sainteté : « Soyez saints, parce que je suis saint ».
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Si nous écoutons l'appel divin avec fidélité, si nous allons généreusement de l'avant, les yeux fixés sur l'étoile, nous arriverons au Christ qui est la vie de nos âmes. Et quels que soient nos péchés, nos fautes, nos misères, Jésus nous accueillera avec bonté. Il l'a promis : « Tous ceux que mon Père attire à moi viendront vers moi, et celui qui viendra vers moi, je ne le rejetterai point ».
Il arrive parfois que l'étoile disparaisse à nos regards. Soit que l'inspiration de la grâce porte avec elle un caractère extraordinaire, comme c'était le cas pour les Mages, soit qu'elle se rattache, et c'est pour nous le cas le plus fréquent, à la providence surnaturelle de tous les jours, elle cesse quelquefois de se manifester ; la lumière se cache ; l'âme se trouve dans des ténèbres spirituelles. – Que faire alors ?
Voyons ce qu'ont fait les Mages en cette occurrence. L'étoile ne s'était montrée à eux qu'en Orient, puis elle a disparu. Si elle leur apprenait la naissance du Roi des Juifs, elle ne leur indiquait pas l'endroit précis où ils pourraient le trouver. Que faire ? Les Mages se sont dirigés sur Jérusalem, la capitale de la Judée, la métropole de la religion juive. Où, mieux que dans la cité sainte, peuvent-ils connaître ce qu'ils cherchent ?
De même, quand notre étoile disparaît, quand l'inspiration divine ne précise point, nous laisse dans l'incertitude, Dieu veut que nous recourions à l'Église, à ceux qui le représentent parmi nous, afin d'apprendre d'eux la conduite à suivre. C'est l'économie de la providence divine. Dieu aime que l'âme, dans ses doutes et les difficultés de sa marche vers le Christ, demande lumière et direction à ceux qu'il a établis comme ses représentants auprès de nous : Qui vos audit, me audit.
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Suivons maintenant les Mages à Bethléem : c'est là surtout que nous verrons se manifester la profondeur de leur foi.
L'étoile merveilleuse les conduit à l'endroit où ils devaient enfin rencontrer celui qu'ils cherchaient depuis si longtemps. Et que trouvent-ils ? Un palais, un berceau royal, une longue suite de serviteurs empressés ? Non, un pauvre ménage d'ouvriers. Ils cherchent un roi, un Dieu, et ils ne voient qu'un enfant sur les genoux de sa mère ; non pas un enfant transfiguré par des rayons divins, comme cela se produisit plus tard, aux yeux des apôtres, sur la montagne de Thabor, mais un petit enfant, un pauvre et faible enfant.
Toutefois, de cet être si frêle en apparence, jaillissait invisiblement une puissance divine. Celui qui avait fait surgir l'étoile pour amener les Mages à son berceau, les illuminait présentement lui-même ; il remplissait intérieurement leur esprit de lumière et leur cœur d'amour. C'est pour cela que dans cet enfant, ils ont reconnu leur Dieu.
L'Évangile ne nous dit rien de leurs paroles, mais il nous fait connaître le geste sublime de leur foi parfaite : « Et s'étant prosternés, ils adorèrent l'enfant ».
L'Église veut que nous nous associions à cette adoration des Mages. Quand, durant la sainte messe, elle nous donne à lire ces paroles du récit évangélique : « Et se prosternant, ils l'adorèrent », elle nous fait fléchir le genou, pour marquer que, nous aussi, nous croyons à la divinité de l'enfant de Bethléem.
L'attitude d'adoration chez les Mages traduit en langage éloquent la profondeur de leur foi ; les présents qu'ils offrent sont aussi pleins de signification.
« Ayant ouvert leurs trésors, les Mages offrirent à l'enfant de l'or, de l'encens et de la myrrhe ». Il est évident que, dans la pensée des Mages, ces dons devaient servir à exprimer les sentiments de leurs cœurs autant qu'à honorer celui auquel ils les apportaient.
En examinant la nature de ces dons, qu'ils avaient préparés avant leur départ, nous voyons que l'illumination divine avait déjà manifesté aux Mages quelque chose de l'éminente dignité de celui qu'ils désiraient contempler et adorer. La nature de ces dons indique également la qualité des devoirs que les Mages voulaient remplir à l'égard de la personne du Roi des Juifs. Le symbolisme des dons atteint donc à la fois celui à qui ils sont offerts et ceux qui les présentent.
L'or, le plus précieux des métaux, est le symbole de la royauté ; il marque, d'autre part, l'amour et la fidélité que chacun doit à son prince.
On reconnaît universellement dans l'encens le symbole du culte divin ; il ne s'offre qu'à Dieu. En préparant ce don, les Mages montraient qu'ils voulaient proclamer la divinité de celui dont l'étoile annonçait la naissance, et reconnaître cette divinité par l'adoration suprême qu'on ne peut rendre qu'à Dieu.
Enfin, ils avaient été inspirés de lui apporter de la myrrhe. Que veulent-ils marquer par cette myrrhe, qui servait à panser les blessures, à embaumer les morts ? Ce présent signifiait que le Christ était homme, mais un homme passible, qui mourrait un jour ; la myrrhe symbolisait aussi l'esprit de pénitence et d'immolation qui doit caractériser la vie des disciples d'un crucifié.
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Ainsi donc la grâce avait inspiré aux Mages d'apporter des présents à celui qu'ils cherchaient. Il doit en être de même pour nous.
Vous me direz peut-être : « Nous n'avons ni or, ni encens, ni myrrhe ». – Cela est vrai ; mais nous avons bien mieux, nous avons des trésors bien plus précieux, les seuls, d'ailleurs, que le Christ, notre Sauveur et notre Roi, attende de nous. N'offrons-nous pas de l'or au Christ quand, par une vie pleine d'amour et de fidélité à ses commandements, nous proclamons qu'il est le Roi de nos cœurs ? Ne lui présentons-nous pas de l'encens, lorsque nous croyons à sa divinité, et la reconnaissons par nos adorations et nos prières ? En unissant nos humiliations, nos souffrances, nos douleurs et nos larmes aux siennes, ne lui apportons-nous pas de la myrrhe ?
Et si, par nous-mêmes, nous sommes dépourvus de ces biens, demandons à Notre-Seigneur de nous enrichir des trésors qui lui sont agréables ; il les possède pour nous les donner.
CHAPITRE III : LA VIERGE MARIE ET LA VIE CACHÉE
Quand nous célébrons à Noël la Nativité du Christ, nous remontons à travers les siècles pour y lire la liste de ses ancêtres ; nous parcourons sa généalogie humaine ; et, repassant les générations successives, nous le voyons naître dans la tribu de David, de la Vierge Marie. À elle, et par elle à nous, le Verbe a demandé une nature humaine, et Marie la lui a donnée ; c'est pourquoi nous la verrons désormais inséparable de Jésus et de ses mystères ; partout ou se trouve Jésus, nous la verrons : il est son Fils autant qu'il est le Fils de Dieu.
Ainsi, Marie s'est associée intimement à Jésus dans l'œuvre de notre rédemption.
Huit jours après la naissance de son Fils, elle le fait circoncire selon la loi juive ; elle lui donne alors le nom indiqué par l'ange, le nom de Jésus, qui marque sa mission de salut et son œuvre rédemptrice.
Lorsqu'il a atteint quarante jours, la Vierge s'associe plus directement et plus profondément encore à l'œuvre de notre salut en le présentant au Temple. C'est elle qui, la première, a offert au Père éternel son divin Fils. Après l'oblation que Jésus, pontife suprême, a faite de lui-même dès son Incarnation, et qu'il achèvera au calvaire, l'offrande de Marie est la plus parfaite. Elle est en dehors de tous les actes sacerdotaux des hommes ; elle les surpasse même, parce que Marie est la mère du Christ, tandis que les hommes ne sont que ses ministres.
Contemplons Marie dans cet acte solennel de la Présentation de son Fils au Temple de Jérusalem.
Tout le magnifique et minutieux cérémonial de l'Ancien Testament convergeait vers le Christ ; tout y était symbole obscur qui devait trouver sa réalité parfaite dans la Nouvelle Alliance.
Vous savez que parmi les prescriptions rituelles qui obligeaient les femmes juives devenues mères, était celle de se présenter au Temple quelques semaines après l'enfantement. La mère devait se purifier de la souillure légale qu'elle contractait à la naissance de l'enfant, par suite du péché originel ; de plus, si l'enfant était premier né et du sexe masculin, elle devait le présenter au Seigneur pour lui être consacré comme au Souverain Maître de toute créature. Toutefois, on pouvait le « racheter », par une offrande plus ou moins considérable – agneau ou paire de tourterelles, – suivant l'état de fortune des familles.
Assurément ces prescriptions n'obligeaient ni Marie ni Jésus. Jésus était le législateur suprême de tout le rituel juif ; son enfantement avait été miraculeux et virginal : rien que de pur dans sa naissance ; il n'était point nécessaire des lors de le consacrer au Seigneur, puisqu'il était le propre Fils de Dieu ; il n'était point requis que celle qui avait conçu de l'Esprit-Saint et était demeurée Vierge se purifiât.
Mais Marie, guidée en ceci par le même Esprit-Saint, qui est l'Esprit de Jésus, était en parfaite conformité de sentiments avec l'âme de son Fils. C'est pour cela qu'elle a voulu accomplir cette cérémonie, montrant par là combien sa soumission était profonde. Avec Joseph, son époux, elle apporte donc Jésus son premier né, qui demeurera son Fils unique, mais doit devenir « le premier né d'une multitude de frères » qui, par la grâce, lui seront semblables.
* * *
Quand nous méditons ce mystère, nous sommes forcés de dire : « Vous êtes un Dieu caché, ô Sauveur du monde ! » Ce jour-là, le Christ entrait pour la première fois dans le Temple, et c'est dans son temple qu'il entrait. Ce temple merveilleux, qui faisait l'admiration des nations et l'orgueil d'Israël, dans lequel s'accomplissaient tous les rites religieux et les sacrifices dont Dieu lui-même avait réglé les détails, ce temple lui appartenait : car cet enfant porté par une jeune Vierge est le Roi des rois et le Seigneur souverain : Veniet ad templum suum Dominator.
Et comment y vient-il ? Dans l'éclat de sa majesté ? Comme celui à qui seul toutes les offrandes sont dues ? Non, il y vient absolument caché.
Ecoutez plutôt ce qu'en rapporte l'Évangile. Il devait y avoir là, aux abords de l'édifice sacré, une foule remuante : des marchands, des lévites, des prêtres, des docteurs de la Loi. Un petit groupe se perd dans cette foule qu'il traverse : ce sont des pauvres, car ils n'amènent pas d'agneau, offrande des riches ; ils n'apportent que deux colombes, sacrifice des indigents. Personne ne les remarque, car ils n'ont aucune suite de serviteurs ; les grands, les superbes parmi les Juifs n'ont pas même pour eux un regard, et il faut que l'Esprit-Saint éclaire le vieillard Siméon et la prophétesse Anne pour qu'ils reconnaissent le Messie. Celui qui est « le Sauveur promis au monde, la lumière qui doit luire devant toutes les nations », vient dans son temple en Dieu caché : Vere Deus absconditus.
Rien, non plus, ne trahissait au-dehors les sentiments de l'âme sainte de Jésus ; la lumière de sa divinité demeurait cachée, voilée ; mais il renouvelait, ici, au Temple, l'oblation qu'il avait faite de lui-même au moment de l'Incarnation : il s'offrait à son Père pour être sa chose, lui appartenir de plein droit : Sanctum Domino vocabitur. C'était comme l'offertoire du sacrifice qui devait être consommé sur le Calvaire.
Et c'est par les mains de la Vierge, de la Vierge pleine de grâce, que cette offrande est présentée à Dieu. La foi de Marie était parfaite ; remplie des clartés de l'Esprit-Saint, son âme comprenait la valeur de l'offrande qu'elle faisait à Dieu en ce moment ; par ses inspirations, l'Esprit-Saint harmonisait son âme avec les dispositions intérieures du Cœur de son divin Fils.
Tout comme elle avait donné son assentiment au nom de l'humanité quand l'ange lui avait annoncé le mystère de l'Incarnation, de même en ce jour, Marie a offert Jésus au nom de la race humaine. Elle sait que son Fils est « le Roi de gloire, la lumière nouvelle, engendrée avant l'aurore, le maître de la vie et de la mort ». C'est pourquoi elle le présente à Dieu pour nous obtenir toutes ces grâces de salut que son Fils Jésus doit, selon la promesse de l'ange, apporter au monde.
Voici que vient le vieillard Siméon, guidé par le Saint-Esprit dont il était rempli. Il reconnaît le Sauveur du monde dans cet enfant : il le prend dans ses bras et chante sa joie d'avoir enfin vu de ses yeux le Messie promis. Après avoir exalté « la lumière qui doit se manifester un jour à toutes les nations », voici qu'il rend Jésus à sa Mère, et s'adressant à celle-ci, il lui dit : « Cet enfant est prédestiné à la ruine et à la résurrection de beaucoup en Israël. Il sera un signe auquel on contredira ; et votre âme sera percée d'un glaive ». C'était l'annonce imprécise du sacrifice sanglant du Calvaire.
* * *
En attendant que se réalise dans sa plénitude la prophétie de Siméon, Marie aura dès à présent sa part de sacrifice.
Elle va bientôt fuir en Égypte, dans un pays inconnu, pour soustraire son Fils à la colère du tyran Hérode ; elle y reste jusqu'à ce que l'ange, après la mort du roi, ordonne à Joseph de reprendre la route de la Palestine. La sainte famille vient alors se fixer à Nazareth. C'est là que l'existence de Jésus va s'écouler jusqu'à l'âge de trente ans, si bien qu'il sera appelé Jésus de Nazareth.
L'Évangile ne nous a conservé qu'un trait de cette période de l'existence du Christ : Jésus perdu au Temple.
Vous connaissez les circonstances qui avaient amené la sainte famille à Jérusalem. L'enfant Jésus avait douze ans. C'était l'âge où les jeunes Israélites commençaient à être soumis aux prescriptions de la loi mosaïque, notamment à celle de se rendre au Temple trois fois par an, aux fêtes de Pâque, de Pentecôte et des Tabernacles. Notre divin Sauveur qui avait voulu, par sa circoncision, porter le joug de la Loi, se rendit donc avec Marie et son père nourricier dans la ville sainte. C'était sans doute la première fois qu'il accomplissait ce pèlerinage.
Quand il entra dans le Temple, personne ne soupçonna que cet adolescent était le Dieu qu'on y adorait. Jésus était là, mêlé à la foule des Israélites, prenant part aux cérémonies du culte, au chant des psaumes.
« À la fin de la fête, dit l'Evangéliste, qui a dû en tenir le récit de la Vierge elle-même, l'enfant Jésus resta dans la ville, sans que ses parents s'en fussent aperçus ». Vous savez qu'au temps de la Pâque l'affluence des Juifs était très considérable ; il se produisait alors un encombrement dont on ne peut guère se faire une idée ; au retour, les caravanes se formaient avec une extrême difficulté ; et ce n'est seulement que bien tard dans la journée qu'on pouvait se reconnaître. De plus, selon la coutume, les adolescents pouvaient se joindre, comme il leur plaisait, à tel ou tel groupe de leur caravane. Marie croyait que Jésus se trouvait avec Joseph. Elle cheminait donc en chantant les hymnes sacrées ; surtout elle pensait à Jésus, espérant le retrouver bientôt.
Mais quelle douloureuse surprise n'eut-elle pas, quand rejoignant le groupe où était saint Joseph, elle n'y trouva pas l'enfant ! « Et Jésus ? où est Jésus ? » fut leur premier mot à tous deux. Où était Jésus ? Ils l'ignoraient.
Lorsque Dieu veut conduire une âme jusque sur les hauteurs de la perfection et de la contemplation, il la fait passer par de grandes épreuves. Notre-Seigneur l'a dit : « Quand une branche unie à moi, qui suis la vigne, porte du fruit, mon Père l'émonde ». Et pourquoi ? Afin qu'elle porte plus de fruit. Ce sont de dures épreuves, qui consistent surtout en ténèbres spirituelles, en sentiments d'abandon de Dieu, par lesquelles le Seigneur creuse l'âme pour la rendre digne d'une union plus intime et plus élevée.
La Vierge Marie n'avait certes pas besoin de telles épreuves ; quelle branche fut jamais plus féconde, puisqu'elle donna au monde le fruit divin ? Mais quand elle a perdu Jésus, elle a connu ces vives souffrances qui devaient augmenter sa capacité d'amour et l'étendue de ses mérites. Nous pouvons difficilement mesurer la grandeur de cette affliction ; il faudrait, pour la connaître, comprendre ce que Jésus était pour sa Mère.
Jésus n'avait rien dit ; Marie le connaissait trop bien pour penser qu'il se fût trompé de chemin ; s'il avait quitté ses parents, c'est qu'il l'avait voulu. Quand reviendrait-il ? Le reverrait-elle encore ? Marie n'avait pas vécu plusieurs années à Nazareth à côté de Jésus sans sentir qu'il y avait en lui un mystère ineffable. Et c'était là pour elle à ce moment la source d'une angoisse sans pareille.
Il fallait maintenant rechercher l'enfant. Quelles journées ! Dieu a permis que la Vierge fût dans les ténèbres pendant ces heures remplies d'anxiété ; elle ne savait pas où était Jésus ; elle ne comprenait pas qu'il n'eût pas prévenu sa mère ; sa douleur était immense d'être ainsi privée de celui qu'elle aimait à la fois comme son Fils et comme son Dieu.
Marie et Joseph retournèrent à Jérusalem, le cœur plein d'inquiétude ; l'Évangile nous dit qu'ils cherchèrent partout, auprès de leurs proches et de leurs connaissances ; mais personne n'avait vu Jésus. Enfin vous savez comment après trois jours ils le retrouvèrent au Temple assis au milieu des Docteurs de la Loi.
Les Docteurs d'Israël se réunissaient dans une des salles du Temple pour expliquer les saintes Écritures ; chacun pouvait venir se joindre au groupe des disciples et des auditeurs. C'est ce que fit Jésus. Il était venu là, au milieu d'eux, non pour enseigner, – l'heure ou il se présenterait à tous comme le seul Seigneur qui vient révéler les secrets d'en haut n'avait pas encore sonné ; – il était venu là, comme les autres jeunes Israélites, « pour écouter et interroger » : c'est le texte même de l'Évangile.
Et quel était le but de l'enfant Jésus en interrogeant ainsi les Docteurs de la Loi ? Il voulait, sans aucun doute, les éclairer, les amener, par ses questions et ses réponses, par les citations qu'il faisait de l'Écriture, à parler de la venue du Messie ; orienter leurs recherches vers ce point, afin qu'ils eussent l'attention éveillée sur les circonstances de l'apparition du Sauveur promis. C'est là, apparemment, ce que le Père éternel voulait de son Fils, la mission qu'il lui donnait moment, sa vie cachée, toute de silence. Et les Docteurs d’Israël étaient stupéfaits de la sagesse de ses réponses.
Marie et Joseph, tout heureux de retrouver Jésus, s'approchent de lui, et sa mère lui dit : « Mon Fils, pourquoi avez-vous agi ainsi à notre égard ? » Ce n'est pas un reproche, – l'humble Vierge était trop sage pour oser blâmer celui qu'elle savait être Dieu ; – mais c'est le cri d'un cœur trahissant ses sentiments maternels. « Voici que votre père et moi remplis de douleur, dolentes, nous vous cherchions ». Et quelle est la réponse du Christ ? – » Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? »
Des paroles tombées des lèvres du Verbe incarné, c'est la première qui ait été recueillie par l'Évangile. Toute la personne, toute la vie, toute l'œuvre de Jésus s'y résument. Elle traduit sa filiation divine, elle marque sa mission surnaturelle ; et toute l'existence du Christ n'en sera que le commentaire éclatant et magnifique.
Comme Fils de l'homme, Jésus était tenu d'observer la loi naturelle et la loi mosaïque qui ordonnaient aux enfants de témoigner à leurs parents respect, amour et soumission. Et qui l'a fait mieux que lui ? Il dira plus tard « qu'il n'est pas venu supprimer la Loi, mais la perfectionner ». Qui mieux que lui sut trouver dans son cœur des marques plus sincères de tendresse humaine ?
Comme Fils de Dieu, il avait envers son Père céleste des devoirs supérieurs aux devoirs humains, et qui semblaient parfois en opposition avec ces derniers. Son Père lui avait fait comprendre qu'il devait demeurer ce jour-là à Jérusalem.
Par la parole qu'il a prononcée en cette circonstance, le Christ veut nous faire entendre que quand Dieu nous demande d'accomplir sa volonté, nous ne devons nous laisser arrêter par aucune considération humaine ; c'est dans ces occasions qu'il faut dire : Je dois être tout entier aux choses de mon Père des cieux.
Saint Luc, qui en avait sans doute recueilli l'humble aveu de la Vierge elle-même, nous dit que Marie « ne comprit pas la profondeur de cette parole ».
Mais si elle n'en perçut pas alors toute la portée, elle ne doutait pas que Jésus fût le Fils de Dieu. C'est pourquoi elle se soumettait en silence à cette volonté divine qui venait de réclamer de son amour un tel sacrifice. « Elle conservait dans son cœur toutes les paroles de Jésus » : Conservabat omnia verba haec in corde suo. C'est dans son cœur qu'elle les gardait ; c'était là le tabernacle où elle adorait le mystère des paroles de son Fils en attendant que la pleine lumière lui fût donnée.
L'Évangile nous dit qu'après avoir été retrouvé dans le Temple, Jésus regagna Nazareth avec sa Mère et saint Joseph et qu'il y demeura jusqu'à l'âge de trente ans. Et l'écrivain sacré résume toute cette longue période par ces simples mots : Et erat subditus illis, « Et il leur était soumis ».
Ainsi sur une existence de trente-trois années, celui qui est la Sagesse éternelle a voulu en passer trente dans le silence et l'obscurité, la soumission et le travail.
CHAPITRE IV : LE BAPTÊME ET LA TENTATION DE JÉSUS
Vous savez que Dieu avait établi comme Précurseur chargé d'annoncer aux Juifs la venue du Verbe incarné, Jean, fils de Zacharie et d'Élisabeth.
Après une existence toute d'austérité, poussé par l'inspiration divine, Jean avait commencé, vers sa trentième année, sa prédication sur les bords du Jourdain. Tout son enseignement se résumait en ces paroles : « Faites pénitence, car le royaume de Dieu est proche ». À ses pressantes exhortations, il joignait le baptême dans le fleuve, afin de montrer par là à ses auditeurs la nécessité de purifier leurs âmes pour les rendre moins indignes de la venue du Sauveur ; ce baptême n'était conféré qu'à ceux qui se reconnaissaient pécheurs et confessaient leurs fautes.
Or, un jour que le Précurseur administrait le baptême pour la rémission des péchés, le Christ Jésus, dont l'heure était venue de sortir de l'obscurité de la vie cachée pour manifester au monde les secrets divins, se mêla à la foule des pécheurs et se présenta avec eux pour recevoir de Jean l'ablution purificatrice.
Quand l'âme pieuse s'arrête à cette pensée, que celui qui se proclame ainsi pécheur et qui se présente volontairement pour recevoir un baptême de pénitence, est le Dieu Trinitaire, celui devant qui les anges se voilent la face et chantent : « Saint, saint, saint », elle demeure confondue d'un si prodigieux abaissement.
L'Apôtre nous dit que le Christ est « saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs », et voici que Jésus lui-même s'avance comme un coupable, demandant le baptême de la rémission des péchés ! – Quel est ce mystère ?
C'est que dans tous ses états, le Verbe incarné remplit un double office, celui de Fils de Dieu, en vertu de sa génération éternelle, et celui de chef d'une race pécheresse dont il a emprunté la nature, et qu'il vient racheter.
Comme Fils de Dieu, il peut prétendre à s'asseoir à la droite de son Père pour y jouir de la gloire qui lui revient dans la splendeur des cieux.
Mais comme chef de l'humanité déchue, ayant emprunté une chair, coupable dans la race, bien que toute pure en lui, il ne pourra entrer au Ciel à la tête de ce corps mystique qu'après avoir passé par les humiliations de sa vie et les souffrances de sa Passion.
C'est pourquoi, dès le début de sa vie publique, au moment d'inaugurer d'une façon manifeste sa mission rédemptrice, Jésus se soumet à un acte de profonde humilité, à un rite qui le rangeait parmi les pécheurs.
Voyez, en effet, lorsque Jean, éclairé d'en haut, reconnaît en celui qui se présente le Fils de Dieu, celui dont il avait dit : « Il est avant moi, et je ne suis pas digne de dénouer le cordon de sa chaussure », il se refuse avec force à lui conférer le baptême de pénitence : « C'est moi qui devrais être baptisé par vous, et vous, vous venez à moi ! » Mais que lui répond le Christ ? « Ne t'y oppose pas en ce moment, c'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir toute justice ». Quelle est cette justice ? – Ce sont les humiliations de l'adorable humanité de Jésus, qui, en rendant un hommage suprême à la sainteté infinie, constituent la solde plénière de toutes nos dettes envers la justice divine. Jésus, juste et innocent, prend la place de toute la race pécheresse ; et, par son immolation, il est devenu « l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde » : la « propitiation pour tous les crimes de la terre » : c'est ainsi qu' « il accomplit toute justice ».
* * *
« Après son baptême, Jésus sortit aussitôt du fleuve ; et voilà que les cieux s'ouvrirent, et il vit l'Esprit de Dieu descendre comme un colombe et venir sur lui. En même temps, du Ciel une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis mes complaisances ». Cette scène mystérieuse n'est qu'une application particulière d'une loi divine : il faut que le Christ soit glorifié dès que, pour nous, il subit l'humiliation.
Jésus s'abaisse jusqu'à se confondre parmi les pécheurs, et, aussitôt, voici que le ciel s'ouvre pour l'exalter ; – il sollicite un baptême de pénitence, de réconciliation, et voici que l'Esprit d'amour témoigne qu'il repose en Jésus avec la plénitude de ses dons de grâce ; – il se reconnaît digne des coups de la justice divine, et voici que le Père proclame qu'il est l'objet de toutes ses complaisances : Humiliavit semetipsum... propter quod et Deus exaltavit illum.
Ainsi, ce mystère du baptême de Jésus, qui marque le début de son ministère public, contient comme le résumé de toute sa mission ici-bas.
Par l'humiliation qu'il a voulu subir en recevant ce rite de pénitence « pour la rémission des péchés » – présage de son baptême sanglant sur la croix – le Christ « accomplit toute justice ». Dès à présent, il rend aux perfections infinies de son Père, outragées par le péché, l'hommage suprême des anéantissements par lesquels il réalise notre rédemption.
En retour, le ciel s'ouvre ; le Père éternel introduit authentiquement son Fils dans le monde : l'éclat glorieux que révèle ce divin témoignage annonce la mission d'illumination des âmes que va inaugurer le Verbe fait chair ; l'Esprit-Saint repose sur lui pour marquer la plénitude des dons qui ornent sa sainte âme et symboliser en même temps l'onction de la grâce que le Christ doit communiquer au monde.
À peine Jésus fut-il baptisé, nous dit l'Évangile, qu'il fut conduit au désert par l'Esprit. Les écrivains sacrés emploient diverses expressions pour signifier cette action de l'Esprit-Saint. Jésus fut conduit, rapporte saint Matthieu ; il fut poussé, dit saint Luc ; emporté, d'après saint Marc. Que nous indique cette variété de termes, sinon la véhémence de l'action intérieure de l'Esprit sur l'âme du Christ ? – Et dans quel but est-il ainsi poussé au désert ? Ut tentaretur a diabolo : « afin d'y être tenté par le diable ». C'est le témoignage même de l'Évangile.
N'est-ce pas une chose étrange ? Le Père vient de proclamer que Jésus est son Fils bien-aimé, l'objet de ses complaisances ; l'Esprit d'amour repose sur lui ; – et voici qu'aussitôt : statim, cet Esprit le jette dans le désert pour y être exposé aux suggestions du démon.
Quel mystère ! Que peut donc signifier un si extraordinaire épisode dans la vie du Christ ? pourquoi en usera-t-il au début de sa vie publique ?
* * *
Pour en comprendre la profondeur, et avant d'en exposer le récit d'après l'Évangile, nous devons nous rappeler d'abord la place que tient la tentation dans notre vie spirituelle.
Les perfections divines exigent que la créature raisonnable et libre soit soumise à une épreuve avant d'être admise à jouir de la béatitude future. Il faut qu'une telle créature soit mise en face de Dieu et devant l'épreuve, et que, librement, elle renonce à sa propre satisfaction pour reconnaître la souveraineté de Dieu et obéir à sa loi. La sainteté et la justice de Dieu réclament cet hommage.
Le premier homme a été soumis à l'épreuve. Il a chancelé, il a failli, il a préféré à Dieu la créature et sa propre satisfaction. Il a entraîné toute sa race dans sa rébellion, dans sa chute et dans son châtiment.
C'est pourquoi il a fallu que le second Adam, qui représentait tous les prédestinés, tint une conduite contraire. Dans sa sagesse adorable, Dieu le Père a voulu que le Christ Jésus, notre chef et notre modèle, fût placé en face de la tentation, et, par son libre choix, en demeurât victorieux afin de nous apprendre à l'être. C'est une des raisons de ce mystère.
Il existe une raison plus profonde, raison qui relie intimement ce mystère à celui du baptême.
Que disait, en effet, Jésus au Précurseur, quand celui-ci se refusait à remplir son ministère de pénitence à l'égard du Christ ? « Permets pour le moment, car il nous convient d'accomplir ainsi toute justice ». – Cette justice, nous l'avons vu, consistait pour Jésus à subir la somme d'expiations décrétées par son Père pour la rédemption du genre humain. Depuis le péché d’Adam, la race humaine est esclave de Satan, et c’est des mains du prince des ténèbres que le Christ Jésus doit la sauver ; c'est « pour détruire le règne du diable » qu'il est apparu ici-bas. – Voilà pourquoi, dès qu'il a reçu le baptême, par lequel il est marqué comme « l'Agneau de Dieu qui doit enlever le péché du monde » et arracher tout le troupeau au pouvoir du démon, le Verbe fait chair entre en lice avec « le prince de ce monde » ; voilà pourquoi l'Esprit-Saint le pousse aussitôt dans le désert, comme jadis on y chassait le bouc émissaire chargé de tous les péchés du peuple : Ut tentaretur a diabolo.
Contemplons maintenant notre chef divin aux prises avec le prince des esprits rebelles.
Vous savez que Jésus demeura dans le désert quarante jours et quarante nuits, « au milieu des fauves, dans une solitude complète et un jeûne absolu ».
Pour bien comprendre ce mystère de la tentation de Jésus, rappelez-vous que le Christ est semblable à nous en toutes choses. Or, imaginez à quel état de faiblesse serait réduit un homme qui durant quarante jours ne se serait accordé aucune nourriture. Notre-Seigneur n'a pas voulu faire de miracle pour empêcher en lui les effets du jeûne ; aussi l'Évangile nous rapporte-t-il qu'après cette période, Jésus sentit la faim. Et assurément, après un laps de temps si prolongé, il a dû se trouver dans un état d'accablement extrême. Nous allons voir tout de suite comment le démon en saisira occasion pour le tenter.
Pourtant, si elle partage nos infirmités et nos faiblesses, la sainte humanité du Christ ne peut connaître le péché : Absque peccato ; l'âme de Jésus n'est sujette à aucune ignorance, à aucune erreur, à aucune défaillance morale.
Est-il besoin d'ajouter qu'il ne ressent non plus aucun de ces mouvements désordonnés qui résultent en nous de la faute originelle ou des habitudes du péché ? Si, pour nous, Jésus subit la faim et l'accablement, en lui-même il demeure le Saint des saints. Quelle est la conséquence de cette doctrine ? – Que la tentation que peut subir le Christ n'atteint pas son âme et reste tout extérieure ; il ne peut être tenté que « par les princes et les puissances du monde ténébreux, par les esprits mauvais ».
Parmi ces esprits, nous devons penser que celui qui tenta le Christ était doué d'une puissance particulière ; mais, si merveilleuse que fût son intelligence, il ignorait pourtant qui était le Christ. Aucune créature ne peut voir Dieu que dans la vision béatifique ; le démon en est privé.
De même, il ne pouvait connaître le nœud du mystère qui établit, en Jésus, l'union de la divinité avec l'humanité. Il soupçonnait assurément quelque chose ; il n'oubliait point la malédiction qui pesait sur lui depuis que Dieu avait établi une inimitié éternelle entre lui et la femme qui devait lui écraser la tête, c'est-à-dire détruire son pouvoir dans les âmes ; il ne pouvait ignorer les prodiges qui s'étaient opérés depuis la naissance de Jésus ; le récit de la tentation le montre clairement. Mais sa science était incertaine. Il voulait, en tentant le Christ, connaître d'une façon indubitable s'il était possible de triompher de lui, car à coup sûr il le tenait pour un être extraordinaire.
* * *
Le tentateur s'approche donc de Jésus, nous dit l'Évangile : Et accedens tentator. Et le voyant dans un état d'épuisement, il cherche à le faire tomber dans un péché de gourmandise. Non dans un péché de grande gourmandise, en présentant au Christ des mets succulents ; le démon avait une trop haute opinion de celui auquel il s'attaquait pour croire qu'il aurait succombé à une suggestion de ce genre ; mais il représente à Jésus accablé par la faim, que s'il est le Fils de Dieu, il a le pouvoir de faire des miracles pour la satisfaire ; par là il voulait pousser le Christ à devancer l'heure de son Père pour accomplir un prodige dont le but était personnel. « Si vous êtes le Fils de Dieu, dites à ces pierres – et il montrait des cailloux aux pieds de Jésus – de devenir des pains ». – Et que répond Notre-Seigneur ? Fait-il connaître sa qualité de Fils de Dieu ? Non. Accomplit-il le miracle proposé par le diable ? Non plus. Il se contente de répliquer par une parole de l'Écriture : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu ». Plus tard, durant la vie publique, un jour que ses apôtres lui apporteront de la nourriture : « Maître, servez-vous », Rabbi, manduca, le Christ donnera une réponse analogue : « J'ai une nourriture que vous ne connaissez pas, celle d'accomplir la volonté de mon Père ». C'est ce qu'il fait entendre au démon.
Il attendra, pour apaiser sa faim, que le Père lui vienne en aide ; il ne devancera pas le moment fixé par le Père pour montrer sa puissance ; quand le Père parlera, il écoutera sa voix.
Se voyant repoussé, le démon comprend qu'il a devant lui, sinon le Fils de Dieu, du moins un être d'une grande sainteté. Aussi va-t-il employer une arme plus dangereuse. Il connaît merveilleusement la nature humaine ; il sait que ceux qui sont parvenus à un haut degré de perfection et d'union à Dieu, sont au-dessus des atteintes de l'appétit grossier des sens, mais peuvent se laisser séduire par les suggestions plus subtiles de l'orgueil et de la présomption ; ils peuvent se croire au-dessus des autres, et penser que, même s'ils s'exposent volontairement au danger, Dieu leur doit, à cause de leur fidélité, une protection toute spéciale. – Le démon essaye donc de pousser le Christ dans cette voie. Usant de sa puissance spirituelle, il transporte Jésus sur le pinacle du Temple et lui dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas ; pour vous, en effet, il n'y aura point de péril, car Dieu a commandé à ses anges de vous porter dans leurs mains, pour que vous ne heurtiez point contre une pierre ». « Si Jésus est le Fils de Dieu », apparaître d'en haut et descendre ainsi au milieu de la foule qui encombrait le parvis, quel signe merveilleux de sa mission messianique, quelle preuve évidente que Dieu était avec lui ! Et pour rendre sa suggestion plus séduisante, le démon l'appuie à son tour sur la parole divine. – Mais Jésus réplique, d'une façon souveraine, par un autre texte sacré : « Il est aussi écrit : tu ne tenteras pas, par une vaine présomption, le Seigneur ton Dieu ». Cette fois encore, le démon est défait ; le Verbe de Dieu triomphe de ses pièges.
Dans un dernier assaut, l'esprit des ténèbres tâche de vaincre le Christ. L'emportant sur une haute montagne, il lui montre tous les empires du monde, il déroule à ses yeux toutes leurs richesses, toute leur splendeur, toute leur gloire. Quelle tentation pour l'ambition de celui qui se croirait le Messie ! Mais il fallait y mettre le prix. Ce n'était qu'une ruse de plus de l'esprit mauvais pour connaître enfin qui était celui qui lui résistait si puissamment. « Tout cela est à moi ; pourtant je vous le donnerai, si, vous prosternant, vous m'adorez ». – Vous connaissez la réponse de Jésus, et avec quelle vigueur il repousse les suggestions sacrilèges du malin : « Arrière, Satan ! Il est écrit : tu n'adoreras que Dieu seul et ne serviras que lui ». Maintenant le prince des ténèbres se sent entièrement démasqué ; il n'a plus qu'à se retirer, Cependant, dit l'Évangile, « il ne se retira que pour un temps ». L'écrivain sacré indique par là que, durant la vie publique, le diable reviendra à la charge ; par ses suppôts, sinon en personne, il poursuivra Notre-Seigneur sans relâche ; durant la Passion surtout, il s'acharnera, par les mains des Pharisiens, à perdre Jésus. Il les poussera, et eux pousseront la foule à demander que Jésus soit crucifié. Mais vous savez que la mort du Sauveur sur la croix sera précisément le coup décisif qui ruinera pour toujours l'empire du diable. Tant la sagesse divine éclate partout dans ses œuvres ! L'Évangile ajoute que « le tentateur s'étant retiré, les anges descendirent du Ciel pour servir le Christ ». C'était la manifestation sensible de l'exaltation donnée par le Père à son Fils, pour s'être abaissé jusqu'à subir en notre nom les attaques du démon. Les anges fidèles apparurent, et servirent à Jésus ce pain qu'il attendait à l'heure marquée par la providence de son Père.
CHAPITRE V : QUELQUES ASPECTS DE LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS
Au baptême de Jésus, qui marque le début de sa vie publique, nous avons entendu le Père introniser le Christ en qualité de « Fils bien-aimé ».
L'enseignement de Jésus durant les trois années de son ministère extérieur auprès des âmes n'est que le commentaire incessant de ce témoignage.
Quand nous lisons l'Évangile, nous voyons que le Christ parle et agit non seulement comme homme, semblable à nous, mais aussi comme Dieu, élevé au-dessus de toute créature.
Voyez : il se dit plus grand que Jonas, que Salomon, que Moïse ; si, comme homme, par sa naissance de Marie, il est le Fils de David, il en est aussi « le Seigneur, assis à la droite de Dieu », participant à sa puissance éternelle et à sa gloire infinie.
Aussi se déclare-t-il le Législateur suprême, au même titre que Dieu. Comme Dieu donnait la Loi à Moïse, ainsi établit-il le code de l'Évangile : « Dieu dit aux Anciens... Et moi, je vous dis… » C'est la formule qui revient dans tout le sermon sur la montagne. – Il se montre tellement le maître de la Loi qu'il y déroge de sa propre autorité, quand il lui plaît, avec une indépendance entière, comme étant celui qui l'a instituée et qui en est le maître souverain.
Ce pouvoir est sans limites. Jésus remet les péchés, privilège dont Dieu seul jouit, parce que c'est Dieu seul que le péché offense. « Ayez confiance, vos péchés vous sont remis », dit-il à un paralytique qu'on lui présente ; les Pharisiens, scandalisés d'entendre un homme parler ainsi, murmurent en eux-mêmes : « Qui peut remettre les péchés si ce n'est Dieu ? » Mais Jésus lit dans leurs cœurs leurs secrètes pensées ; et pour prouver, à ceux qui le lui contestent, qu'il possède ce pouvoir divin non par délégation, mais à titre propre et personnel, il accomplit aussitôt un miracle : « Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme peut absoudre les péchés, levez-vous, dit-il au paralytique, prenez votre grabat et marchez ». Cet exemple est caractéristique : le Christ Jésus opère ses miracles de sa propre autorité, de lui-même. Sauf avant la résurrection de Lazare, où il demande à son Père que le prodige qu'il va réaliser éclaire les esprits qui doivent en être témoins, il ne prie jamais avant de manifester sa puissance, comme le faisaient les prophètes ; mais d'une parole, d'un geste, d'un seul acte de sa volonté, il guérit les boiteux, il fait marcher les paralytiques, il multiplie les pains, il apaise les flots en furie, il chasse les démons, il ressuscite les morts.
Enfin son pouvoir est si grand qu'il viendra sur les nuées juger toute créature ; « toute puissance lui a été donnée par son Père sur la terre et dans le Ciel » ; comme son Père, il promet « la vie éternelle a ceux qui le suivent ».
Ces paroles et ces actions nous montrent en Jésus l'égal de Dieu, participant au pouvoir suprême de la divinité, à ses prérogatives essentielles, à sa dignité infinie.
Nous possédons des témoignages plus explicites.
Vous connaissez l'épisode dans lequel Pierre confesse sa foi en la divinité de son maître. « Heureux es-tu, Simon, fils de Jona », lui dit Jésus aussitôt après ; car « ce n'est pas en suivant tes propres lumières naturelles que tu es parvenu à cette connaissance de ma divinité, mais c'est mon Père céleste qui te l'a révélée ». Et pour marquer la grandeur de cet acte de foi, le Sauveur promet à Pierre de faire de lui le fondement de son Église.
À l'heure de sa Passion, devant ses juges, Notre-Seigneur, avec plus d'autorité encore, proclame sa divinité. En sa qualité de président du grand conseil, Caïphe dit au Sauveur : « Je t'adjure au nom du Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ? » « Tu l'as dit, répond Jésus ; vous verrez désormais le Fils de l'homme assis à la droite du Dieu tout-puissant venir sur les nuées du ciel ». Vous savez que « s'asseoir à la droite de Dieu » était regardé par les Juifs comme une prérogative divine, et que s'arroger cette prérogative constituait un blasphème punissable de mort. C'est pourquoi à peine Caïphe a-t-il entendu la réponse de Jésus qu'il déchire ses vêtements en signe de protestation et s'écrie : « il a blasphémé ; qu'avons-nous encore besoin de témoins ? » Et tous les autres de répondre : « Il mérite la mort ». – Et plutôt que de se rétracter, le Christ a accepté sa condamnation.
* * *
C'est surtout dans l'Évangile de saint Jean que nous rencontrerons sur les lèvres de Jésus des témoignages qui établissent, entre lui et son Père, une union telle qu'elle ne peut s'expliquer que par la nature divine, nature qu'il possède indivisiblement avec le Père et leur commun Esprit.
Vous remarquerez que, sauf quand il enseigne à ses disciples la façon de prier, le Christ Jésus ne dit jamais : « Notre Père » ; toujours, en parlant de ses rapports avec Dieu, il dit : « le Père, mon Père », et en s'adressant à ses disciples : « Votre Père ». Notre-Seigneur a bien soin de marquer la différence essentielle qui existe, à ce sujet, entre lui et les autres hommes : il est le Fils de Dieu par nature, eux ne le sont que par adoption.
C'est pourquoi, avec le Père, il a des relations personnelles d'un caractère unique, qui ne peuvent résulter que de son origine divine.
Un jour, il disait devant ses disciples : « Je te rends grâces, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux savants et que tu les a révélées aux petits. Il en est ainsi, Père, parce que tel a été ton bon plaisir.
Toutes choses m'ont été remises par mon Père. Et personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père, ni personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui auquel le Fils veut bien le révéler ». Par ces paroles, le Verbe incarné nous indique clairement qu'entre lui et son Père, il y a une égalité parfaite d'une connaissance pour nous incompréhensible. Ce Fils qui est Jésus est si grand et sa filiation si ineffable que seul le Père, qui est Dieu, peut le connaître ; le Père est d'une telle majesté, sa paternité un mystère si sublime que seul le Fils peut savoir ce qu'est le Père ; cette connaissance surpasse tellement toute science créée qu'aucun homme ne peut y participer que s'il lui en est donné une révélation.
Vous voyez comment Notre-Seigneur établit son union divine avec le Père. Mais cette union ne se borne pas à la connaissance ; elle s'étend à toutes les opérations accomplies en dehors de la divinité.
Voici que Jésus guérit un paralytique, lui disant d'emporter son grabat ; c'était le jour du repos. Aussitôt, les Juifs, tout scandalisés, reprochent au Sauveur de ne pas observer le sabbat. Et que répond Notre-Seigneur ? Pour montrer qu'il est, au même titre que son Père, le maître suprême de la Loi, il réplique aux Pharisiens : « Mon Père agit jusqu'à présent, et moi aussi, j'agis comme lui et avec lui ». Les auditeurs comprennent si bien que, par ces paroles, il prétend être Dieu, qu'ils cherchent à le faire mourir ; parce que « non content de violer le jour du repos, il disait que Dieu était son Père, se faisant par là son égal ». Loin de les contredire, Notre-Seigneur confirme leur interprétation : « En vérité, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire de lui-même, il peut seulement ce qu'il voit faire au Père ; et tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement. Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait... » Lisez, dans l'Évangile, la suite et le développement de ces paroles : vous verrez avec quelle autorité le Christ Jésus se proclame en toutes choses l'égal du Père, Dieu avec lui et comme lui.
Tout le discours après la cène et toute la prière sacerdotale de Jésus en ce moment solennel sont remplis de ces affirmations qui montrent qu'il est le propre Fils de Dieu, ayant la même nature divine, possédant les mêmes droits souverains, jouissant de la même gloire éternelle : Ego et Pater unum sumus.
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Si maintenant nous recherchons pourquoi le Christ atteste ainsi sa divinité, nous verrons que c'est pour fonder notre foi.
La grande mission de Jésus, surtout durant sa vie publique, est de manifester sa divinité au monde. Tout son enseignement, toute sa conduite, tous ses miracles aboutissent à l'établir dans l'esprit de ses auditeurs. Voyez, par exemple, au tombeau de Lazare. Avant de ressusciter son ami, le Christ lève les yeux au ciel. « Ô Père, dit-il, je vous rends grâces de ce que vous m'avez toujours exaucé ; mais j'ai dit cela à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que c'est vous qui m'avez envoyé ». Sans doute Notre-Seigneur n'insinue que peu à peu cette vérité ; afin de ne pas trop heurter de front les idées monothéistes des Juifs, il ne se révèle que par degrés ; mais avec une sagesse admirable, il fait tout converger vers cette manifestation de sa filiation divine.
À la fin de sa vie, quand les esprits droits sont suffisamment préparés, il n'hésite pas à confesser sa divinité devant ses juges, au péril de sa vie. Jésus est le roi des martyrs, de tous ceux qui, par l'effusion de leur sang, ont professé leur foi en sa divinité ; le premier, il a été livré et immole pour s'être proclamé le Fils unique de Dieu.
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Si le Christ révèle au monde le dogme de sa Filiation éternelle, c'est par son humanité qu'il nous manifeste les perfections de sa nature divine.
Les attributs de Dieu, ses perfections éternelles nous sont ici-bas incompréhensibles ; ils dépassent notre science. Mais, en se faisant homme, le Verbe incarné découvre aux esprits les plus simples, par les paroles tombées de ses lèvres humaines, par les gestes accomplis dans sa nature d'homme, les perfections inaccessibles de la divinité.
De toutes les perfections divines, l'amour est assurément celle que le Verbe incarné se plaît davantage à nous révéler.
Au cœur humain, il faut un amour tangible pour lui faire entrevoir l'amour infini, bien plus profond, mais qui surpasse tonic connaissance. Rien, en effet, ne séduit tant notre pauvre cœur que de contempler le Christ Jésus, vrai Dieu aussi bien que vrai homme, traduisant en gestes humains l'éternelle bonté. Quand nous le voyons répandre à profusion, autour de lui, des trésors inépuisables de compassion, d'intarissables richesses de miséricorde, nous pouvons concevoir quelque peu l'infinité de cet océan de la bonté divine où va puiser pour nous la sainte humanité.
Arrêtons-nous à quelques traits ; nous constaterons avec quelle condescendance, parfois étonnante, notre Sauveur s'abaisse vers la misère humaine sous toutes ses formes, y compris le péché.
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Vous connaissez le premier miracle de la vie publique de Jésus ; l'eau changée en vin aux noces de Cana, à la prière de sa mère.
Pour nos cœurs humains, quelle révélation inattendue des tendresses et des délicatesses divines ! D'austères ascètes se scandalisent de voir demander ou opérer un miracle pour cacher l'indigence de parents pauvres à un banquet nuptial. Et cependant, c'est ce que la Vierge n'a point hésité à solliciter, c'est ce que le Christ a daigné accomplir. Jésus se laisse toucher par l'embarras où vont publiquement se trouver de pauvres gens ; pour le leur épargner, il opère un grand prodige. Et ce que son cœur nous découvre ici de bonté humaine et d'humble condescendance n'est que la manifestation extérieure d'une bonté plus élevée, la bonté divine, où l'autre a sa source.
Car tout ce que fait le Fils, le Père l'accomplit également.
Peu de temps après, dans la synagogue de Nazareth, Jésus emprunte à Isaïe, pour se l'approprier, le programme de son œuvre d'amour : « L'esprit du Seigneur est sur moi ; il m'a consacré par son onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres ; il m'a envoyé guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux captifs la délivrance, aux aveugles le retour à la vue, rendre libres les opprimés, et publier l'année du salut divin ».
« Ce que vous venez d'entendre, ajoutait Jésus, commence aujourd'hui même de s'accomplir ». Et, en effet, le Sauveur se révélait dès lors à tous comme « un Roi plein de douceur et de bonté ». Il me faudrait citer toutes les pages de l'Évangile si je voulais vous montrer combien la misère, la faiblesse, l'infirmité, la souffrance ont le don de le toucher, et d'une façon si irrésistible qu'il ne peut rien leur refuser ; saint Luc relève avec soin qu'il est « ému de compassion ». Les aveugles, les sourds-muets, les paralytiques, les lépreux se présentent devant lui ; l'Evangile nous dit qu'« il les guérissait tous ».
Il les accueille tous aussi avec une mansuétude infatigable ; il se laisse presser, assiéger de toutes parts, sans cesse, même après le coucher du soleil ; si bien qu'un jour il ne put prendre ses repas ; une autre fois, aux bords du lac de Tibériade, il est obligé de monter dans une barque pour se dégager, et ainsi distribuer la parole divine avec plus de liberté ; ailleurs, la foule encombre à ce point la maison où il se trouve que pour faire parvenir jusqu'à lui un paralytique couché sur son grabat, on n'a d'autre ressource que de descendre le malade par une ouverture pratiquée dans le toit.
Les apôtres, eux, étaient souvent impatients ; le divin Maître en prenait occasion pour leur montrer sa douceur. Un jour, ils veulent écarter de lui les enfants qu'on lui présente et qu'ils trouvent importuns : « Laissez ces petits enfants, leur dit Jésus, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent ». Et il s'arrêtait pour les bénir de la main. – Dans une autre circonstance, les disciples irrités de ce qu'il n'a pas été reçu dans une ville de Samarie, le « pressent de permettre au feu du ciel de descendre sur les habitants afin de les consumer ». Et Jésus de les reprendre aussitôt : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes ! Le Fils de l'homme est venu non pour perdre des vies d'hommes, mais pour les sauver ». C'est si vrai qu'il accomplit même des miracles pour ramener les morts à la vie. Voici qu'à Nam, il rencontre une pauvre veuve en pleurs qui suit la dépouille mortelle de son fils unique. Jésus la voit, il voit ses larmes ; son cœur profondément touché ne peut supporter cette douleur. « O femme, ne pleure pas !» Noli flere. Et aussitôt il commande à la mort de rendre sa proie : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi ! » Le jeune homme se lève, et Jésus le remet à sa mère.
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Toutes ces manifestations de la miséricorde et de la bonté de Jésus, qui nous découvrent les sentiments de son cœur d'homme, touchent les fibres les plus profondes de notre être ; elles nous révèlent, sous une forme saisissable, l'amour infini de notre Dieu. Quand nous voyons le Christ pleurer au tombeau de Lazare, et que nous entendons les Juifs, témoins de ce spectacle, se dire : « Voyez donc à quel point il l'aimait », nos cœurs comprennent ce langage silencieux des larmes humaines de Jésus, et nous pénétrons dans le sanctuaire de l'amour éternel qu'elles dévoilent : Qui videt me, videt et Patrem.
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Une des formes les plus profondes de la misère humaine, le péché, a surtout attiré le cœur du Christ. S'il est un trait qui frappe particulièrement dans la conduite du Verbe incarné durant sa vie publique, c'est cette étrange préférence qu'il manifeste au cours de son ministère auprès des pécheurs.
Les écrivains sacrés nous disent qu'« un grand nombre de publicains et de pécheurs se mettaient à table avec Jésus et ses disciples ». Cette conduite lui était tellement habituelle qu'on l'appelait « l'ami des publicains et des pécheurs ». Et quand les Pharisiens s'en montraient scandalisés, loin de nier le fait, Jésus le confirmait, en en donnant la raison profonde : « Ce ne sont pas les bien portants mais les malades qui ont besoin de médecin... Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs ».
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Dans le plan éternel, Jésus est notre frère aîné. Il a pris notre nature, pécheresse dans la race, mais pure dans sa personne. Il sait que la grande masse des hommes succombe au péché et a besoin de pardon ; que les âmes esclaves du péché, assises loin de Dieu, dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, ne comprendront pas la révélation directe du divin ; elles ne pourront être attirées vers le Père que par les condescendances de la sainte humanité. C'est pourquoi une grande partie de son enseignement et de sa doctrine, une foule d'actes de mansuétude et de pardon à l'égard des pécheurs tendent à faire saisir à ces pauvres âmes quelque chose des profondeurs des miséricordes divines.
Dans une de ses plus belles paraboles, que vous connaissez, celle de l'enfant prodigue, Jésus nous découvre le portrait authentique de son Père céleste.
Elle a cependant pour but immédiat, comme l'indique très clairement l'Évangile, d'expliquer ses propres condescendances à l'égard des pécheurs. Saint Luc nous dit, en effet, que « les Pharisiens murmuraient de ce que tous les publicains et les pécheurs s'approchaient de Jésus pour l'entendre : Cet homme accueille les pécheurs et mange avec eux ». « Sur quoi Jésus », pour justifier sa façon d'agir, « leur dit cette parabole ».
Il montre d'abord l'extraordinaire bonté du père, qui oublie toute l'ingratitude, toute la bassesse du coupable pour ne penser qu'à une chose : « Son fils était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ; c'est pourquoi il faut se réjouir et apprêter tout de suite un festin ».
Le Christ Jésus eût pu arrêter ici l'exposé de sa parabole, s'il eût seulement voulu faire éclater à nos yeux la miséricorde du père de famille à l'égard du prodigue. Si étendue est-elle, en effet, que nous n'en pouvons concevoir de plus grande ; nous en sommes si touchés, si émerveillés qu'elle retient toute notre attention, et que le plus souvent nous perdons de vue la leçon que Jésus voulait donner aux murmurateurs, à ceux qui blasphémaient sa conduite envers les pécheurs.
Car il poursuit la parabole en nous représentant l'attitude odieuse du fils aîné qui refuse de participer à la joie commune en s'asseyant au festin préparé pour son frère.
Jésus voulait faire entendre aux Pharisiens non seulement combien dure était leur conduite orgueilleuse et combien méprisable leur scandale, mais encore leur apprendre que lui, notre frère aîné, loin d'éviter le contact de ses frères repentants, les publicains et les pécheurs, les recherche et prend part à leurs festins. Car « le Ciel éprouvera plus de joie de la pénitence d'un pécheur, que de la persévérance de quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir ».
À elle seule, la parabole de l'enfant prodigue constitue une magnifique révélation des miséricordes divines. Mais il a plu à notre Sauveur d'illustrer cet enseignement et de souligner cette doctrine par des actes de bonté qui nous ravissent et nous émeuvent profondément.
Vous connaissez l'entretien de Jésus avec la Samaritaine. – C'était tout au début de la vie publique du Christ. Notre-Seigneur se rendait de Jérusalem en Galilée ; ayant à parcourir une longue distance, il était parti de grand matin ; et vers l'heure de midi, il était arrivé près de Sichar, ville de Samarie. Le saint Évangile nous dit que « Jésus était fatigué» ; il était las, comme nous l'eussions été nous-mêmes après avoir fourni une étape considérable. Et « il s'assied tout simplement sur la margelle du puits » de Jacob situé en cet endroit.
Toutes les actions du Verbe incarné revêtent quelque chose de si beau dans leur simplicité ; c'est une absence complète de toute pose, de toute affectation ; tout Dieu qu'il est, Jésus est également, si je puis m'exprimer de la sorte, très humain, au sens plein et noble du mot.
Nous reconnaissons bien en lui l'un des nôtres.
Il s'assied donc au bord du puits, pendant que ses disciples iront quérir des vivres dans la ville toute proche. Mais lui, que venait-il donc faire là ? prendre seulement un peu de repos ? attendre le retour de ses apôtres ? Non, il venait encore chercher une brebis égarée, sauver une âme.
Et quelle était cette âme ? – Bien certainement, dans cette localité, il s'en rencontrait beaucoup de moins corrompues que la pécheresse qu'il voulait sauver ; et pourtant, c'est elle qu'il attend ; il connaissait tous les dérèglements, toutes les hontes de cette pauvre femme, et c'est à elle, de préférence à toute autre, qu'il va se manifester.
Voici que la pécheresse arrive, portant sa cruche pour puiser de l'eau à la fontaine. Aussitôt, le Christ lui adresse la parole. Et que dit-il ? Commence-t-il tout de suite à lui reprocher sa mauvaise conduite, à lui parler des châtiments que méritent ses désordres ? Nullement ; un Pharisien aurait parlé de la sorte ; mais Jésus agit tout autrement. Il prend occasion de ce qui l'entoure pour lier conversation : « Donnez-moi à boire ». La femme le regarde, étonnée ; elle vient de reconnaître que celui qui lui parle est Juif ; or, les Juifs méprisaient les Samaritains, et ceux-ci détestaient les habitants de la Judée : entre eux, aucun commerce. « Comment donc me demandez-vous à boire » ? dit-elle à Notre-Seigneur. Et lui, cherchant à exciter en elle une sainte curiosité, lui répond : « Si vous connaissiez le don de Dieu ! Si vous saviez qui est celui qui vous demande à boire, vous-même lui auriez fait cette demande, et il vous aurait donné de l'eau vive ». Cette pauvre créature, enfoncée dans la vie des sens, ne saisit rien des choses spirituelles ; elle s'étonne de plus en plus, elle se demande comment son interlocuteur pourrait lui donner de l'eau, n'ayant pas le moyen d'en puiser, et quelle eau pourrait être meilleure que celle de ce puits où le patriarche Jacob venait se désaltérer, lui, ses fils et ses troupeaux. « Seriez-vous plus grand que notre père Jacob ? » demande-t-elle au Christ. Jésus insiste sur sa réponse : « Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; il aura en lui une source d'eau vive jaillissant jusqu'à la vie éternelle ». – « Oh ! Seigneur, donnez-moi de cette eau ! » répond la femme.
Le Sauveur lui fait comprendre alors qu'il connaît la vie déréglée qu'elle mène. Cette pécheresse, que la grâce commence à éclairer, voit qu'elle est en présence de quelqu'un qui lit au fond des cœurs : Propheta es tu. Et tout de suite, son âme touchée monte vers la lumière. « Faut-il adorer Dieu sur la montagne voisine ou bien à Jérusalem ? » Vous savez que c'était un perpétuel sujet de dispute entre Juifs et Samaritains.
Le Christ Jésus voit surgir en cette âme, au milieu de sa corruption, une lueur de bonne volonté : c'en est assez pour lui accorder une grâce plus grande ; car dès qu'il voit de la droiture et de la sincérité dans la recherche de la vérité, il apporte la lumière, il se plaît à récompenser ce désir du bien et de la justice.
Aussi va-t-il faire à cette âme une double révélation. Il lui enseigne que « l'heure est venue des vrais adorateurs en esprit et en vérité recherchés par le Père » ; il se manifeste à elle comme étant « le Messie envoyé par Dieu », révélation qu'il n'avait encore faite à personne, pas même à ses disciples.
N'est-il pas remarquable que ces deux grandes révélations ont été faites tout d'abord à une misérable créature de péché, qui n'avait d'autre titre, pour être l'objet d'un tel privilège, que son besoin de salut et un peu de bonne volonté ?
Cette femme s'en retourna justifiée ; elle avait reçu la grâce et la foi. «Laissant là sa cruche», elle s'en alla dans la ville prêcher le Messie qu'elle avait rencontré ; son premier geste est de faire connaitre le don divin qui s'est communiqué à elle avec tant de libéralité.
Sur ces entrefaites, les disciples étaient de retour avec des vivres. Ils en offrirent à leur Maître. Que leur répond Jésus ? « J'ai une nourriture que vous ne connaissez pas, qui est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé ». Et quelle est la volonté du Père ? « Que toutes les âmes parviennent à la vérité qui conduit au salut ».
C'est à cela que s'emploie le Christ Jésus ; la volonté de son Père est que Jésus lui amène les âmes que le Père veut sauver, qu'il leur montre la voie, qu'il leur révèle la vérité et les conduise ainsi à la vie. La Samaritaine est une des premières ressuscitées à la grâce par Jésus.
Madeleine en est une autre, – mais combien plus glorieuse encore ! Brat in civitate peccatrix : « Dans une bourgade vivait une femme de mauvaise vie ». C'est ainsi que, dans l'Évangile, débute son histoire : par l'attestation de ses désordres. Car la profession de Madeleine était de s'adonner au péché, comme la profession du soldat est de vivre sous les armes, celle du politique de diriger les destinées de l'Etat. Ses dérèglements étaient notoires. Sept démons, symbole de l'abime où elle était descendue, faisaient de son âme leur demeure.
Un jour, le Christ est invité chez Simon le Pharisien. À peine s'est-il mis à table que la pécheresse, portant un vase d'albâtre plein de parfum, fait irruption dans la salle du festin. S'approchant de Jésus, « elle se jette à ses pieds, tout en pleurs, les arrose de ses larmes, les essuie avec les cheveux de sa tête, les baise et fait couler sur eux son parfum ».
Dès qu'elle était entrée, le Pharisien, tout scandalisé, s'était dit en lui-même : « Oh ! s'il savait qui et de quelle espèce est cette femme, il ne supporterait pas à ses pieds une pécheresse ! Décidément, ce n'est point un prophète ». « Prenant la parole (remarquez le mot respondens, le Pharisien n'avait rien dit à haute voix, mais le Christ répond à sa pensée intime), Jésus lui proposa la question que vous savez. De deux débiteurs insolvables, à qui le créancier remet leurs dettes, lequel lui montrera le plus d'amour ? – Celui, répondit Simon, dont la dette est la plus grande. – Tu as bien jugé, répliqua Jésus ». Puis, se tournant vers Madeleine : « Vois-tu cette femme » ? cette femme qui est une pécheresse, en effet ; que tu méprisais dans ton cœur, « elle a beaucoup aimé », ce qu'elle vient de faire en témoigne : c'est pourquoi « ses nombreux péchés lui sont pardonnés ».
Madeleine la pécheresse est devenue le triomphe de la grâce de Jésus, un des plus magnifiques trophées de son sang précieux.
Cette compassion du Verbe incarné à l'égard des pécheurs est si étendue qu'il semble parfois oublier les droits de sa justice et de sa sainteté ; les ennemis de Jésus la connaissaient si bien qu'ils vont jusqu'à lui tendre des pièges sur ce terrain.
Voici qu'ils amènent au Christ une femme adultère ; impossible de nier le crime ou d'en diminuer la gravité : l'Évangile nous dit que la coupable a été surprise en flagrant délit ; la loi de Moise ordonnait de la lapider. Les Pharisiens, sachant la bienveillance de Jésus, comptent qu'il absoudra cette femme ; ce sera se mettre en opposition avec leur législateur : Tu ergo, quid dicis ?
Mais si Jésus est la bonté même, il est aussi la Sagesse éternelle.
D'abord, il ne répond rien à l'injonction perverse des accusateurs ; eux insistent. Et Notre-Seigneur alors de leur dire : « Que celui d'entre vous qui est sans péché jette la pierre le premier ». Pareille réponse décontenance ses ennemis, qui n'ont plus d'autre ressource que de se retirer l'un après l'autre.
Jésus demeure seul avec la coupable. Il ne reste en présence qu'une grande misère et une grande miséricorde. Et voici que la miséricorde s'abaisse vers la misère : « Femme, où sont tes accusateurs ? Personne ne t'a condamnée ? – Personne, Seigneur. – Moi non plus, je ne te condamnerai ; va, et désormais ne pèche plus ». La bonté de Jésus a paru si excessive à certains chrétiens de la primitive Église que cet épisode est supprimé en plusieurs manuscrits des premiers siècles ; mais il est bien authentique, et son insertion dans l'Évangile a été voulue par l'Esprit-Saint.
Tous ces exemples de la bonté du cœur de Jésus ne sont que les manifestations d'un amour plus élevé : l'amour infini du Père céleste à l'égard des pauvres pécheurs. N'oublions jamais que nous devons voir en ce que Jésus fait comme homme une révélation de ce qu'il accomplit comme Dieu, avec le Père et leur commun Esprit. Jésus reçoit les pécheurs et leur pardonne : c'est Dieu même qui, sous une forme humaine, s'incline vers eux et les accueille dans le sein de ses miséricordes éternelles.
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Pour rendre complet l'exposé que je viens de vous faire de la bonté et de la condescendance du Christ Jésus envers nous, je veux y ajouter un trait qui achève de l'humaniser et de nous découvrir un des aspects les plus touchants de sa tendresse : son affection pour Lazare et ses deux sœurs de Béthanie.
C'est à peine si les écrivains sacrés ont esquissé le tableau de cette sainte affection ; mais ce qu'ils nous en ont laissé est suffisant pour nous faire entrevoir ce qu'il y avait en elle d'infiniment délicieux. Saint Jean nous dit donc que « Jésus aimait Marthe, sa sœur Marie et Lazare ». Ils étaient ses amis et les amis de ses apôtres ; parlant à ceux-ci de Lazare, il l'appelle « notre ami ». L'Évangile ajoute que « Marie était celle-là même qui avait oint Jésus d'un parfum précieux et lui avait essuyé les pieds avec les cheveux ».
Leur maison de Béthanie était ce home que le Christ, Verbe incarné, avait choisi ici-bas comme lieu de repos, et scène de cette sainte amitié dont lui-même, Fils de Dieu, a daigné nous donner l'exemple.
Rien de plus doux pour nos cœurs humains que la vue de cet intérieur que l'Esprit-Saint nous découvre au chapitre dixième de l'Evangile de saint Luc. Jésus est bien l'hôte honoré, mais très intime de ce foyer. Il a fallu qu'il fût un ami bien habitué de la maison pour qu'un jour Marthe, qui le servait, affairée, osât l'interpeller dans la petite querelle domestique avec sa sœur Marie, assise tranquillement aux pieds de Jésus pour jouir des paroles du Sauveur. « Seigneur, n'avez-vous aucun souci de ce que ma sœur me laisse servir toute seule ? Dites-lui donc de m'aider ».
Et, loin de se formaliser d'une telle familiarité, qui l'englobait pour ainsi dire dans le reproche fait par Marthe à sa sœur, le Christ Jésus intervient, et tranche la question en faveur de celle qui symbolise l'oraison et l'union divine : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu te troubles pour beaucoup de choses. Or, une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas ôtée ». Quand nous assistons en esprit de foi à cette scène délicieuse, nous sentons dans nos cœurs que Jésus est véritablement l'un de nous ; nous sentons qu'en sa personne se vérifie admirablement cette révélation que fait au monde la Sagesse éternelle, quand elle proclame que «ses délices sont d'être avec les enfants des hommes» ; nous éprouvons du même coup « qu'aucune nation n'a de dieu qui s'approche d'elle comme notre Dieu le fait de nous ».
Le Christ Jésus est vraiment l'Emmanuel, Dieu vivant parmi nous, chez nous, avec nous.
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Notre contemplation de la physionomie du Christ et notre idée de Dieu seraient incomplètes, si en méditant l'attitude de condescendance infatigable de Jésus à l'égard de toute forme de misère, y compris le péché, nous négligions d'examiner aussi sa conduite envers cette forme de malice humaine, qui est la plus opposée à la noblesse et à la bonté divines, et qui se résume en un mot : le pharisaïsme.
Vous savez ce qu'étaient les Pharisiens. Après le retour de l'exil de Babylone, des Juifs zélés avaient mis tout en œuvre pour neutraliser l'influence étrangère, périlleuse pour l'orthodoxie d'Israël ; surtout, ils s'étaient efforcés de remettre en honneur les prescriptions de la Loi de Moïse et d'en conserver la pureté.
Ce zèle digne de toute louange et qui trahissait un idéal élevé, dégénéra malheureusement peu à peu en un fanatisme farouche et en un culte outrancier du texte de la Loi. Une classe de Juifs se forma, qu'on appela les Pharisiens, c'est-à-dire les Séparés, séparés de tout contact étranger et de tout commerce avec ceux qui n'observaient pas leurs traditions.
Interprétant la Loi, en effet, avec un raffinement rare de casuistique, les Pharisiens y ajoutèrent un nombre infini de prescriptions orales qui la rendaient le plus souvent impraticable, et, en bien des articles, puérile et ridicule. Deux points, dont le détail faisait l'objet de leurs discussions sans fin, attiraient surtout leur attention : l'observation du repos au jour de sabbat, et les purifications rituelles et légales. Plus d'une fois, dans l'Évangile, nous les voyons s'en prendre au Sauveur sur ces points.
Ils étaient tombés dans un formalisme d'une grande étroitesse qui les conduisait nécessairement à l'orgueil. Auteurs eux-mêmes de bien des prescriptions, ils se croyaient également les propres artisans de leur sainteté. Ils étaient les Séparés, les purs, que rien de souillé n'atteignait. Des lors, qu'avait-on à leur reprocher ? N'étaient-ils pas d'une correction parfaite sur toute la ligne ? Aussi avaient-ils d'eux-mêmes une estime extrêmement déréglée ; un incommensurable orgueil les poussait à « rechercher avidement le premier rang dans les synagogues, les premières places dans les festins auxquels ils étaient invités, les salutations et les applaudissements de la foule sur les places publiques ».
Cet orgueil s'étalait jusque dans le sanctuaire. Vous connaissez la parabole dans laquelle le Christ a dépeint à merveille cette odieuse ostentation. Notre divin Sauveur met en regard de l'humilité du publicain qui n'ose lever les yeux au ciel à cause de ses péchés, la suffisance du Pharisien qui, debout, rend grâce à Dieu de ce qu'il est placé au-dessus de tous les hommes à cause de son exacte observation des détails de la Loi et qui, pour ainsi dire, réclame de Dieu l'entière approbation de sa conduite.
Ce qui rendait nombre de Pharisiens méprisables, c'est que cet orgueil se doublait d'une profonde hypocrisie. Par suite de la multitude de prescriptions qu'ils établissaient, et que Notre-Seigneur lui-même déclare intolérables, beaucoup d'entre eux n'arrivaient à réaliser la sainteté dont ils se targuaient qu'en dissimulant habilement leurs fautes et leurs défaillances, qu'en faisant subir au texte de la Loi de déloyales interprétations ; de la sorte, ils pouvaient enfreindre la Loi, tout en sauvant les apparences aux yeux du vulgaire qui les admirait.
Car leur autorité et leur influence étaient considérables ; ils étaient regardés comme les interprètes et les gardiens de la Loi de Moïse ; affichant un profond respect pour toute pratique extérieure de leur observance, ils en imposaient à la foule, qui les considérait comme des saints.
Aussi s'offusquaient-ils de tout ce qui pouvait diminuer cet ascendant. Dès le début de la vie publique de Jésus, ils commencent à lui taire opposition. Outre que le Christ ne rattachait pas son enseignement à leur école, la doctrine qu'il prêchait, les actes dont il la soulignait étaient à l'antipode de leurs opinions et de leur conduite. La condescendance extraordinaire du Sauveur envers les publicains et les pécheurs, rejetés par eux comme impurs, son indépendance à l'égard de la Loi du sabbat, dont il se disait le maître souverain, les miracles par lesquels il s'attachait le peuple ne pouvaient manquer de les émouvoir.
Plus d'une fois, Notre-Seigneur avait averti ses disciples de se garder de l'hypocrisie des pharisiens ; mais à la fin de son ministère public il voulut, en bon pasteur qui apportait la vérité à ses brebis et allait leur donner la vie, démasquer complètement ces loups qui se présentaient sous des dehors de sainteté pour duper les âmes simples et les conduire à leur perte.
Dans son sermon solennel sur la montagne, le Christ avait étonné son auditoire juif par la révélation d'une doctrine qui allait à l'encontre de ses instincts invétérés et de ses préjugés séculaires. Il avait proclamé devant tous que les heureux de son Royaume sont les pauvres d'esprit, les doux de cœur, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim de la justice ; il avait déclaré que ce sont les miséricordieux, les âmes pures, les pacifiques qui sont les vrais enfants de son Père céleste, et que la plus profonde des béatitudes est d'être en butte à la persécution à cause de lui.
Cette doctrine qui forme la grande charte évangélique des pauvres, des petits, des humbles, est l'antithèse de celle que prêchaient les Pharisiens par leurs paroles et leurs exemples.
C'est pourquoi nous entendons Notre-Seigneur prononcer contre eux une série de huit malédictions qui forment le pendant, par contraste, des huit béatitudes.
« Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous fermez le royaume des cieux aux hommes : vous n'y entrez pas vous-mêmes et vous empêchez les autres d'y entrer ». « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui dévorez les maisons des veuves, sous prétexte d'y prier longuement. Votre jugement n'en sera que plus terrible ». « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui prenez soin de payer la dime pour une feuille de menthe, d'aneth et de cumin, et qui négligez ce qu'il y a de plus grave dans la Loi : la justice, la miséricorde, la bonne foi. Il fallait faire l'un et ne pas omettre l'autre.
Guides aveugles, qui filtrez votre eau pour ne pas avaler un moucheron, et qui engloutissez un chameau ! » « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui nettoyez le dehors de la coupe et du plat, et qui, au-dedans, êtes pleins de rapines et d'impureté ». « Serpents, engeance de vipères, comment éviterez-vous la damnation de la géhenne ? » Quel contraste, chez Notre-Seigneur, entre ces dénonciations foudroyantes, ces véhémentes invectives – et son attitude à l'égard des plus grands pécheurs, la Samaritaine, Madeleine, la femme adultère, auxquelles il pardonne sans un mot de reproche ; à l'égard de criminels comme le bon larron, auquel il promet le Ciel ! D'où vient donc cette différence ? Pourquoi le Christ Jésus, si plein de condescendance envers les pécheurs, accable-t-il publiquement les pharisiens de si terribles anathèmes ?
C'est que toute forme de faiblesse, de misère, lorsqu'elle est humblement reconnue et avouée, attire la compassion de son cœur et la miséricorde de son Père.
Tandis que l'orgueil, surtout l'orgueil de l'esprit, semblable au péché des démons, excite l'indignation du Seigneur.
Or, l'esprit des Pharisiens est le résumé de tout ce qu'il y a d'odieux et d'hypocrite dans l'orgueil. Ces « superbes dans la pensée de leur cœur », ces riches de leur propre estime sont chassés pour toujours, les mains vides, de la présence de Dieu : Divites dimisit inanes.
Mais la tendresse de Jésus est si étendue qu'à l'heure même où il accablait les Pharisiens de malédictions terribles et leur prédisait les colères divines, l'Évangile nous le montre profondément ému ; la pensée du châtiment qui doit tomber sur la ville sainte pour avoir, en écoutant « ces aveugles », rejeté le Messie, arrache à son cœur sacré des accents d'angoisse.
« Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois n'ai-je pas voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes... et tu ne l'as pas voulu ! » Et faisant allusion au Temple, où il ne devait plus entrer, car il était à la veille de la Passion, il ajouta : « Voici que votre maison sera laissée déserte. Car, je vous le dis, vous ne me verrez plus désormais, à moins que vous ne disiez : Béni, celui qui vient au nom du Seigneur ! » Tant que nous sommes ici-bas, les appels de l'éternelle bonté sont incessants. Mais ne soyons pas de ceux qui, par le gaspillage continu de la grâce et l'habitude du péché délibéré, même léger, s'endurcissent au point de ne plus les comprendre. Prenons garde de chasser l'Esprit-Saint du temple de notre âme par des résistances volontaires et obstinées ; Dieu nous abandonnerait à notre aveuglement. La miséricorde ne fait jamais défaut à l'âme ; c'est l'âme qui, faisant défaut à la miséricorde, provoque la justice.
Cherchons plutôt à demeurer fidèles, non d'une fidélité qui se borne à la lettre, mais plutôt prend sa source dans l'amour, et son appui dans la confiance en un Sauveur plein de bonté.
CHAPITRE VI : LA PASSION
La Passion marque le point culminant de l'œuvre que Jésus vient réaliser ici-bas ; pour lui, c'est l'heure où il consomme le sacrifice qui doit donner une gloire infinie à son Père, racheter l'humanité et rouvrir aux hommes les sources de la vie éternelle. Aussi Notre-Seigneur qui s'est livré tout entier au bon plaisir de son Père, depuis le premier moment de son Incarnation, désire-t-il ardemment voir arriver ce qu'il appelle son heure, l'heure par excellence. « Je dois être baptisé d'un baptême – le baptême de sang – et quelle angoisse me presse jusqu'à ce qu'il soit accompli ! » Il tarde à Jésus de voir sonner l'heure où il pourra se plonger dans la souffrance et subir la mort pour nous donner la vie.
Certes, il ne veut pas la devancer, cette heure ; Jésus est pleinement soumis à la volonté de son Père. Saint Jean note plus d'une fois que les Juifs ont tâché de surprendre le Christ et de le faire mourir ; toujours Notre-Seigneur s'est échappé, même par miracle, « parce que son heure n'était pas venue ».
Mais quand elle sonne, le Christ se livre avec la plus grande ardeur, bien qu'il connaisse d'avance toutes les souffrances qui doivent atteindre son corps et son âme : « J'ai désiré d'un vif désir de manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir ma Passion ». Elle est enfin venue, l'heure attendue depuis si longtemps.
Contemplons Jésus à cette heure. Ce mystère de la Passion est ineffable, et tout y est grand, jusqu'aux moindres détails, comme d'ailleurs toutes choses dans la vie de l'Homme-Dieu. Ici surtout nous sommes aux portes d'un sanctuaire où nous ne pouvons entrer qu'avec une foi vive et une profonde révérence.
Un texte de la lettre de saint Paul aux Éphésiens résume les points essentiels que nous devons considérer dans ce mystère. « Le Christ, dit-il, a aimé l'Église, – et s'est livré lui-même pour elle, – afin de faire apparaître devant lui une société glorieuse, n'ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable, mais qui soit sainte et immaculée ».
Dans ces paroles est indiqué le mystère même de la Passion : « Jésus
s'est livré en personne » : Seipsum
tradidit.
– Et qu'est-ce qui l'a poussé à se livrer ? L'amour est la raison
profonde du mystère : Dilexit
Ecclesiam.
– Et le fruit de cette oblation de tout lui-même, par amour, c'est la
sanctification de l'Église : Ut
illam sanctificaret... ut sit sancta et immaculata.
Chacune de ces vérités révélées par l'Apôtre renferme pour nos âmes des trésors de lumière et des fruits de vie. Contemplons-les durant quelques instants ; nous verrons ensuite comment nous devons participer à la Passion de Jésus pour puiser à ces trésors et recueillir ces fruits.
* * *
Saint Paul nous dit que « le Christ a aimé l'Église ».
L'Église signifie ici le royaume de ceux qui doivent, comme le dit également l'Apôtre, former le corps mystique de Jésus. Le Christ a aimé cette Église, et c'est parce qu'il l'a aimée qu'il s'est livré pour elle. C'est l'amour qui a commandé la Passion.
Sans doute, d'abord et avant tout, c'est par amour pour son Père que Jésus a voulu subir la mort de la croix. Il le dit lui-même explicitement : « Afin que le monde sache que j'aime mon Père, j'accomplis sa volonté, qui est que je me livre à la mort ». Voyez le Christ Jésus durant son agonie. Trois heures durant, l'ennui, la tristesse, la crainte, les angoisses fondent sur son âme comme un torrent, et l'envahissent au point que le sang s'échappe de ses veines sacrées. Quel abîme de douleurs dans cette agonie ! Et que dit Jésus à son Père ? « Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ». Est-ce que le Christ n'acceptait donc plus la volonté de son Père ? Oh ! certainement. Mais cette prière est le cri de la sensibilité de la pauvre nature humaine broyée par le dégoût et la souffrance : à ce moment, il est surtout Vir sciens infirmitatem : « un homme que touche la douleur ». Notre-Seigneur sent le poids effroyable de l'agonie peser sur ses épaules ; il veut que nous le sachions, et voilà pourquoi il a fait cette prière.
Mais écoutez ce qu'il ajoute aussitôt : « Néanmoins, ô Père, que votre volonté soit faite, et non la mienne ». C'est ici le triomphe de l'amour. Parce qu'il aime son Père, il met la volonté de son Père au-dessus de tout, et il accepte de tout souffrir. Remarquez que le Père aurait pu, s'il l'avait voulu dans ses desseins éternels, atténuer les souffrances de Notre-Seigneur, changer les circonstances de sa mort ; il ne l'a pas voulu. Dans sa justice, il a exigé que pour sauver le monde, le Christ se livrât à toutes les douleurs. Cette volonté a-telle diminué l'amour de Jésus ? Certainement non ; il ne dit pas : « Mon Père aurait pu arranger les choses autrement» ; non, il accepte pleinement tout ce que veut son Père : Non mea voluntas, sed tua fiat.
Il ira désormais jusqu'au bout du sacrifice. Quelques instants après son agonie, au moment de son arrestation, quand saint Pierre veut le défendre et frappe de son épée un de ceux qui venaient pour saisir son Maître, que lui dit aussitôt le Sauveur ? « Remets l'épée dans le fourreau ; ne boirai-je donc pas le calice que mon Père m'a donné ? »
* * *
Ainsi donc, c'est avant tout l'amour pour son Père qui pousse le Christ à accepter les souffrances de la Passion. Mais c'est aussi l'amour qu'il nous porte.
À la dernière cène, quand va sonner l'heure d'achever son oblation, que dit-il à ses apôtres réunis autour de lui ? « Il n'est pas d'amour plus grand que celui de donner sa vie pour ses amis ». Et cet amour qui surpasse tout amour, Jésus va nous le montrer, car, dit saint Paul, « c'est pour nous tous qu'il s'est livré ». Il est mort pour nous, « alors que nous étions ses ennemis ». Quelle marque plus grande d'amour pouvait-il nous donner ? Aucune.
Aussi l'Apôtre ne cesse-t-il de proclamer que « c'est parce qu'il nous a aimés que le Christ s'est livré » : « à cause de l'amour qu'il m'a porté, il s'est donné pour moi ». Et livré, donné dans quelle mesure ? Jusqu'à la mort : Semetipsum tradidit.
* * *
Ce qui rehausse infiniment cet amour, c'est la liberté souveraine avec laquelle le Christ Jésus s'est offert : Oblatus est quia ipse voluit.
Ces deux mots nous disent combien spontanément Jésus a accepté sa Passion.
N'avait-il pas dit un jour, en parlant du bon pasteur qui donne sa vie pour ses
brebis : « Mon Père m'aime parce que je donne ma vie, pour la
reprendre le jour de ma résurrection. Personne ne me la ravit de force, mais je
la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner, et le pouvoir de la
reprendre ». Et voyez comment ses paroles se sont réalisées. Au moment de
son arrestation, il demande à ceux qui veulent mettre la main sur lui :
« Qui cherchez-vous ?
– Jésus de Nazareth.
– C'est moi ».
Et cette parole les renverse par terre. S'il le demandait à son Père, « le
Père enverrait des légions d'anges pour le délivrer ». « Chaque jour,
ajoute-t-il, j'étais assis parmi vous, enseignant dans le Temple, et vous ne
m'avez pas saisi ». Il eût pu faire qu'il en fût encore de même
aujourd'hui ; mais il ne veut pas, parce que c'est « son heure ».
Voyez-le devant Pilate ; il reconnaît que « le pouvoir qu'a le
gouverneur romain de le condamner à mort ne vient que de son Père ». S'il
voulait, il se délivrerait de ses mains, mais parce que c'est la volonté de son
Père, il s'abandonne à un juge inique.
Cette liberté avec laquelle Jésus donne sa vie est entière. Et c'est là une des plus admirables perfections de son sacrifice, un des aspects qui touchent le plus profondément notre cœur humain. « Dieu a aimé le monde à ce point qu'il lui a donné son Fils unique » ; le Christ a aimé à ce point ses frères qu'il s'est spontanément livré tout lui-même pour les sauver.
* * *
Tout est parfait dans le sacrifice de Jésus : et l'amour qui l'inspire, et la liberté avec laquelle il l'accomplit. Parfait aussi dans le don offert : le Christ s'offre lui-même : Semetipsum traditit.
Le Christ s'offre tout lui-même ; son âme et son corps sont brisés, broyés par les douleurs : il n'en est pas que Jésus n'ait connues. Si vous lisez attentivement l'Évangile, vous verrez que les souffrances de Jésus ont été disposées de telle sorte que tous les membres de son corps sacré fussent atteints, que toutes les fibres de son cœur fussent déchirées par l'ingratitude de la foule, l'abandon des siens, les douleurs de sa mère ; que sa sainte âme dût subir toutes les avanies et toutes les humiliations dont un homme puisse être accablé. Il a réalisé à la lettre la prophétie d'Isaïe : « Beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, tant il était défiguré... il n'a plus ni forme ni beauté pour attirer nos regards... il nous est apparu comme un lépreux entièrement méconnaissable ».
Je vous parlais tantôt de l'agonie au jardin des Oliviers. Le Christ, qui n'exagère rien, découvre à ses apôtres que « son âme innocente est oppressée alors d'une tristesse si poignante et si amère qu'elle est capable de le faire mourir » : Tristis est anima mea usque ad mortem. Quel abîme ! Dieu, la Puissance et la Béatitude infinies, « se trouve accablé par la tristesse, la peur et l'ennui ». Le Verbe incarné connaissait toutes les souffrances qui allaient fondre sur lui pendant les longues heures de sa Passion ; cette vision soulevait en sa nature sensible toute la répulsion qu'une simple créature en aurait éprouvée ; dans la divinité à laquelle elle était unie, son âme voyait clairement tous les péchés des hommes, tous les outrages faits à la sainteté et à l'amour infini de Dieu.
Il avait pris sur lui toutes ces iniquités, il s'en était comme revêtu, il sentait peser sur lui toute la colère de la justice divine : Ego sum vermis, et non homo : opprobrium hominum, et abjectio plebis. Il prévoyait que pour beaucoup d'hommes son sang serait inutilement versé, et cette vue portait à son comble l'amertume de sa sainte âme.
Mais, nous l'avons vu, le Christ a tout accepté. Il se lève maintenant, sort du jardin et s'avance au-devant de ses ennemis.
C'est ici que commence pour Notre-Seigneur cette série d'humiliations et de souffrances, que nous pouvons à peine essayer de décrire.
Trahi par le baiser d'un de ses apôtres, garrotté par la soldatesque comme un malfaiteur, il est mené chez le grand prêtre. Là, « il garde le silence » au milieu des fausses accusations proférées contre lui.
Il ne parle que pour proclamer qu'il est le Fils de Dieu. Cette confession est la plus solennelle qui ait jamais été faite de la divinité du Christ : Jésus, roi des martyrs, meurt pour avoir confessé sa divinité, et tous les martyrs donneront leur vie pour la même cause.
Pierre, le chef des apôtres, avait suivi de loin son divin Maître ; il lui avait promis de ne l'abandonner jamais. Pauvre Pierre ! Vous savez comment, trois fois, il renia Jésus. Ce fut là, sans aucun doute, pour notre divin Sauveur, une des peines les plus profondes de cette nuit terrible.
Les soldats gardent Jésus et le comblent d'injures et de mauvais traitements ; ne pouvant supporter son regard si doux, ils lui bandent les yeux, par dérision ; ils lui donnent d'insolents soufflets ; ils osent souiller vilement de leurs crachats impurs cette face adorable que les anges ne contemplent qu'avec ravissement.
L'Évangile nous montre ensuite comment Jésus, dès le matin, fut ramené devant le grand prêtre, puis traîné de tribunal en tribunal ; traité par Hérode en insensé, lui, la Sagesse éternelle ; flagellé par ordre de Pilate ; les bourreaux frappent sans pitié leur innocente victime, dont le corps n'est bientôt plus qu'une plaie. Et cependant cette cruelle flagellation ne suffit pas à ces hommes qui ne sont plus des hommes ; ils enfoncent une couronne d'épines sur la tête de Jésus, et l'accablent de moqueries.
Le lâche gouverneur romain s'imagine que la haine des Juifs sera satisfaite en voyant le Christ dans un si pitoyable état ; il le présente à la foule : Ecce homo, « Voilà l'homme » !... Regardons en ce moment notre divin Maître plongé dans cet abîme de souffrances et d'ignominies, et pensons que le Père, lui aussi, nous le présente et nous dit : « Voici mon Fils, la splendeur de ma gloire, – mais frappé à cause des crimes de mon peuple » : Propter scelus populi mei percussi eum...
Jésus entend les cris de cette populace en fureur qui lui préfère un brigand et qui, en retour de tous ses bienfaits, réclame sa mort : Crucifige, crucifige eum.
La sentence de mort est donc prononcée, et le Christ, prenant sa lourde croix sur ses épaules meurtries, s'achemine vers le Calvaire.
Que de douleurs lui sont encore réservées ! La vue de sa mère qu'il aime si tendrement et dont il comprend mieux que personne l'immense affliction ; le dépouillement de ses vêtements, le percement des mains et des pieds ; la soif brûlante. Puis les sarcasmes haineux de ses plus mortels ennemis : « Toi qui détruis le temple de Dieu, sauve-toi toi-même, et nous croirons en toi... Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même ». Enfin l'abandon de son Père dont il a toujours fait la sainte volonté : « Père, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Il a bu vraiment le calice jusqu'à la lie, il a réalisé jusqu'au dernier iota, c'est-à-dire jusqu'au moindre détail tout ce qui était prédit de lui. Aussi, quand tout est accompli, qu'il a épuisé le fond de toutes les douleurs et de toutes les humiliations, peut-il proférer son Consummatum est. Oui, « tout est consommé » ; il n'a plus qu'à remettre son âme à son Père : Et inclinato capite, tradidit spiritum.
Lorsque l'Église, durant la semaine sainte, nous lit le récit de la Passion, elle l'interrompt en cet endroit pour adorer en silence.
Comme elle, prosternons-nous ; adorons ce crucifié qui vient de rendre le dernier soupir ; il est vraiment le Fils de Dieu : Deus verus de Deo vero.
* * *
Le sacrifice du Christ, commencé dès l'Incarnation, est achevé ; du côté percé de Jésus jaillissent les sources d'eau vive qui vont purifier et sanctifier l'Église : Ut sanctificaret Ecclesiam... Ut sit sancta et immaculata. C'est là le fruit parfait de cette parfaite immolation. « Par une oblation unique, le Christ Jésus a pour toujours amené à la perfection ceux qui, dans la suite des temps, sont sanctifiés ».
Comment le Christ Jésus a-t-il, par son oblation, sanctifié l'Église ?
* * *
Comme vous le savez, notre sanctification consiste essentiellement dans une participation à la nature divine par la grâce sanctifiante.
Cette grâce nous rend enfants de Dieu, ses amis, justes à ses yeux, héritiers de sa gloire.
Nous étions, par le péché, privés de la grâce, ennemis de Dieu, exclus de la béatitude du Ciel. Par son sacrifice, le Christ a détruit le péché, et nous a rendu la grâce. Selon l'expression de saint Paul, « le Christ, en se laissant fixer à la croix, a lacéré la sentence de condamnation et de mort portée contre nous » : « il nous a réconciliés pour toujours avec son Père ›.
De plus, le Christ a mérité pour son Église toutes les grâces dont elle a besoin pour former cette société qu'il veut « sans tache, sans ride, mais sainte et immaculée ».
La valeur de ces mérites est, en effet, infinie. Pourquoi cela ? Est-ce que ses souffrances, si étendues et si profondes qu'elles aient été, n'ont pas connu de limites ? Certainement ; mais celui qui, par elles, a mérité pour nous, est un Dieu ; et bien qu'il n'ait souffert que dans sa nature humaine, ces douleurs et le mérite qu'elles créent appartiennent à un Dieu ; c'est pourquoi leur prix est sans limite.
Le Christ Jésus a donc mérité pour nous toutes les grâces et toutes les lumières : sa mort nous a rouvert les portes de la vie, nous a « transportés des ténèbres à la lumière» : elle est « la cause de notre salut et de notre sainteté ».
Chef et tête de l'Église, le Christ a mérité pour elle l'abondance des grâces qui la rendent « belle et glorieuse ». Le zèle des apôtres, la force des martyrs, la constance des confesseurs, la pureté des vierges s'alimentent au sang de Jésus. Toutes les faveurs, tous les dons qui réjouissent les âmes, jusqu'aux privilèges uniques dont la Vierge Marie a été comblée, sont le prix de ce sang précieux. Et comme ce prix est infini, il n'y a point de grâce que nous ne puissions espérer, en nous réclamant de notre Pontife et Médiateur.
* * *
La mort de Jésus est la source de notre confiance. Mais pour qu'elle soit pleinement efficace, nous devons participer nous-mêmes à sa Passion ; sur la croix, le Christ Jésus nous représentait tous ; mais s'il a souffert pour nous tous, il ne nous applique les fruits de son immolation que si nous nous associons à son sacrifice.
Comment prendrons-nous part à la Passion de Jésus ? – De plusieurs façons.
La première est de contempler le Christ Jésus, avec foi et amour, dans les étapes de la voie douloureuse.
Chaque année, durant la semaine sainte, l'Église revit avec Jésus, jour pour jour, heure pour heure, toutes les phases du sanglant mystère de son divin Epoux. Elle met tous ses enfants devant le spectacle de ces souffrances qui ont sauvé l'humanité, Jadis, les œuvres serviles étaient interdites durant ces saints jours ; il fallait surseoir aux procédures, suspendre tout négoce, et les plaidoiries n'étaient point autorisées. La pensée d'un Homme-Dieu, rachetant le monde par ses douleurs, occupait tous les esprits, émouvait tous les cœurs. À présent, tant d'âmes, sauvées par le sang du Christ, passent ces jours dans l'indifférence ! Soyons d'autant plus fidèles à contempler, en union avec l'Église, les divers épisodes de ce saint mystère. Nous y trouverons une source de grâces sans prix.
La Passion de Jésus tient une telle place dans sa vie, elle est tellement son œuvre, il y a attaché un tel prix qu'il a voulu que le souvenir en fût rappelé parmi nous, non seulement une fois par an, durant les solennités de la semaine sainte, mais chaque jour ; il a institué lui-même un sacrifice pour perpétuer a travers les siècles la mémoire et les fruits de son oblation du calvaire ; c'est le sacrifice de la messe : Hoc facite in meam commemorationem.
Assister à ce saint sacrifice ou l'offrir avec le Christ constitue une participation intime et très efficace à la Passion de Jésus.
* * *
Enfin nous pouvons encore nous associer à ce mystère en supportant, par amour pour le Christ, les souffrances et les adversités que, dans les desseins de sa providence, il nous donne à subir.
Quand Jésus se rendait au Calvaire, ployé sous sa lourde croix, il a succombé sous le fardeau ; lui, que l'Écriture appelle « la Force de Dieu », Virtus Dei, nous le voyons humilié, faible, prosterné à terre. Il est incapable de porter sa croix. C'est un hommage que rend son humanité à la puissance de Dieu. S'il voulait, Jésus pourrait, malgré sa faiblesse, porter sa croix jusqu'au Calvaire ; mais, en ce moment, la divinité veut, pour notre salut, que l'humanité sente sa faiblesse, afin qu'elle nous mérite la force de supporter nos souffrances.
À nous aussi, Dieu donne une croix à porter, et chacun pense que la sienne est la plus lourde. Nous devons l'accepter, sans raisonner, sans dire : « Dieu aurait pu changer telle ou telle circonstance de mon existence ». Notre-Seigneur nous dit : « Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix, et me suive.» Nous avons, comme membres du Christ, à nous joindre à ses souffrances ; le Christ nous a réservé une participation à sa Passion ; mais, en le faisant, il a placé à côté de la croix la force nécessaire pour la porter. Car, dit saint Paul, le Christ, « ayant expérimenté la souffrance, est devenu pour nous un pontife plein de compassion ».
Il y a plus encore : nous ayant obtenu la grâce de porter notre croix avec lui, le Christ Jésus nous donnera également de partager sa gloire, après que nous aurons été associés à ses souffrances. Pour nous comme pour lui, cette gloire sera mesurée à notre « passion ».
La gloire de Jésus est infinie, parce que dans sa Passion, il a, étant Dieu, touché l'abime de la souffrance et de l'humiliation. Et c'est « parce qu'il s'est anéanti si profondément que Dieu lui a donné une telle gloire » : Propter quod et Deus exaltavit illum.
Instrument de notre salut, la croix est devenue pour le Christ le prix de sa gloire : Nonne haec oportuit pati Christum, et ita intrare in gloriam suam ?
Il en est de même pour nous. La souffrance n'a pas le dernier mot dans la vie chrétienne. Après avoir participé à la Passion du Sauveur, nous communierons aussi à sa gloire.
CHAPITRE VII : LA RÉSURRECTION ET L'ASCENSION
La Résurrection est le mystère du triomphe de la vie sur la mort, du céleste sur le terrestre, du divin sur l'humain.
Qu'était le Christ Jésus avant sa résurrection ?
Il était Dieu et homme.
Voyons Notre-Seigneur durant sa vie mortelle. A la crèche, c'est un petit enfant, faible, qui a besoin du lait de sa mère pour sustenter sa vie ; plus tard, il a éprouvé la fatigue : Fatigatus ex itinere sedebat : une fatigue réelle qu'il sentait dans ses membres ; le sommeil, un sommeil véritable et non simulé, a clos ses paupières : les apôtres doivent le réveiller lorsque la barque dans laquelle il dormait est ballottée par la tempête ; il a connu la faim : Esurit ; la soif : Sitio ; la souffrance. Il a éprouvé aussi des afflictions intérieures : au jardin des Oliviers, la peur, l'ennui, l'angoisse, la tristesse fondent sur son âme. Enfin, il a enduré la mort.
Ainsi a-t-il partagé nos faiblesses, nos infirmités, nos douleurs ; seul, le péché et tout ce qui est source ou conséquence morale du péché lui est inconnu.
Mais après la résurrection, toutes ces infirmités ont disparu. Il n'y a plus en lui ni sommeil, ni fatigue, ni infirmité quelconque. Notre-Seigneur n'éprouve plus rien de tout cela : c'est la séparation complète de tout ce qui est faiblesse. Son corps n'est-il donc plus réel ?
Certainement. C'est bien le corps qu'il a reçu de la Vierge Marie, et qui a souffert la mort sur la croix.
Voyez comme le Christ lui-même tient à le montrer. Le soir de sa Résurrection, il apparaît aux apôtres. « Saisis de stupeur et d'effroi, ils croient voir un esprit. Mais il leur dit : Pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi des doutes s'élèvent-ils dans vos cœurs ? Voyez mes mains et mes pieds : c'est bien moi. Touchez-moi, et considérez qu'un esprit n'a ni chair ni os comme vous voyez que j'en ai. Ayant ainsi parlé, il leur montra ses mains et ses pieds ».
Thomas était alors absent. Nous avons vu le Seigneur, lui disent à son retour les autres disciples. Thomas ne veut rien croire ; il demeure sceptique. « Si je ne vois, dit-il, dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt là où étaient les clous, et ma main dans son côté, je ne croirai point ».
Huit jours après, Jésus leur apparaît de nouveau ; et après leur avoir souhaité la paix, il dit à Thomas : « Mets ici ton doigt, et vois mes mains ; approche ta main et mets-la dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle ». Ainsi, Jésus fait lui-même constater à ses apôtres la réalité de son corps ressuscité ; mais c'est un corps soustrait désormais aux infirmités de la terre ; ce corps est agile ; la matière ne l'arrête point ; Jésus sort du tombeau taillé dans le roc et dont l'entrée est fermée par une lourde pierre ; il se présente au milieu de ses disciples alors que toutes les portes du lieu où ils étaient rassemblés étaient fermées. S'il prend de la nourriture avec ses disciples, ce n'est pas qu'il éprouve la faim, mais c'est qu'il veut, par une miséricordieuse condescendance, confirmer la réalité de sa résurrection.
Ce corps ressuscité est désormais immortel ; il est mort une fois ; mais à présent, dit saint Paul, « le Christ ressuscité ne meurt plus, la mort n'a plus sur lui d'empire » : le corps de Jésus ressuscité n'est plus soumis à la mort ni aux conditions du temps ; il est libéré de toutes les servitudes, de toutes les infirmités qu'il avait prises dans l'Incarnation ; il est impassible, spirituel, vivant dans une souveraine indépendance.
Sans doute nous verrons le Christ ressuscité toucher encore la terre ; par amour pour ses disciples, par condescendance pour la faiblesse de leur foi, il consent à leur apparaître, à converser avec eux, à partager leurs repas ; mais sa vie est avant tout céleste : Vivit Deo.
Après sa résurrection, le Christ Jésus est demeuré quarante jours avec ses disciples. Saint Léon dit que « ces jours ne se passèrent pas dans l'inaction ». Par ses multiples apparitions aux apôtres, par ses entretiens avec eux, Jésus remplit leurs cœurs de joie ; il affermit leur foi en son triomphe, en sa personne, en sa mission ; il leur donne aussi « ses dernières instructions » pour l'établissement et l'organisation de l'Église.
* * *
Maintenant que la mission de son séjour ici-bas est pleinement terminée, l'heure est venue pour lui de remonter vers son Père. Le « géant divin a complètement achevé sa course sur la terre ». Il va maintenant goûter, dans toute leur plénitude, les joies profondes d'un merveilleux triomphe : l'ascension aux cieux consomme glorieusement la vie terrestre de Jésus.
De toutes les fêtes de Notre-Seigneur, j'oserais dire que, dans un certain sens, l'Ascension est la plus grande parce qu'elle est la glorification suprême du Christ Jésus. La sainte Église appelle cette ascension admirable et glorieuse ; et dans tout l'office divin de cette fête, elle nous fait chanter la magnificence de ce mystère.
Notre divin Sauveur avait demandé à son Père « d'être glorifié de cette gloire qu'il possède, par sa divinité, dans les splendeurs éternelles des cieux ». « La victoire de la Résurrection a marqué l'aurore de cette glorification personnelle de Jésus ; l'admirable Ascension en fixe le plein midi : Assumptus est in caelum et sedet a dextris Dei. C'est la glorification divine de l'humanité du Christ, au-dessus de tous les cieux.
Le mystère de l'Ascension de Jésus-Christ nous est représenté d'une façon conforme à notre nature : nous contemplons la sainte humanité s'élevant de la terre et montant visiblement vers les cieux. Jésus rassemble une dernière fois ses disciples et les conduit à Béthanie au sommet de la montagne des Oliviers ; il leur renouvelle la mission de prêcher à toute la terre, en leur promettant d'être toujours avec eux par sa grâce et l'action de son Esprit. Puis les ayant bénis, il s'élève, par sa propre puissance divine et celle de son âme glorieuse, au-dessus des nuages, et disparaît à leurs yeux.
Mais cette ascension matérielle, si réelle et si merveilleuse qu'elle apparaisse, est en même temps le symbole d'une ascension, dont les apôtres eux-mêmes ne virent pas le terme, ascension plus admirable encore, quoique incompréhensible pour nous. Notre-Seigneur monte super omnes caelos, il « parcourt tous les cieux », dépasse tous les chœurs des anges, pour ne « s'arrêter qu'à la droite de Dieu » : Assumptus est in caelum, et sedet a dextris Dei.
Saint Paul a célébré en termes magnifiques dans sa Lettre aux Éphésiens, cette glorification divine de Jésus. « Dieu, dit-il, a déployé dans le Christ l'efficacité de sa force victorieuse, lorsqu'il l'a ressuscité des morts et l'a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute domination, de toute dignité, de tout nom qui se peut donner non seulement dans le temps présent, mais encore dans le siècle futur. Il a mis toutes choses sous ses pieds, et l'a donné pour chef souverain à toute l'Église ». Désormais, le Christ Jésus est et demeure pour toute âme la seule source de salut, de grâce, de vie, de bénédiction ; désormais, dit l'Apôtre, son nom est devenu si grand, si resplendissant, si glorieux que « tout genou fléchira devant lui, au ciel, sur la terre, dans les enfers... que toute langue publiera que Jésus vit et règne à jamais dans la gloire de Dieu le Père ».
Et voyez, en effet : depuis cette heure bénie, « la multitude innombrable des élus de la Jérusalem céleste, dont l'Agneau immolé est l'éternelle lumière, jettent leurs couronnes à ses pieds, se prosternent eux-mêmes devant lui, et proclament, en un chœur puissant comme le bruit de la mer, qu'il est digne de tout honneur, de toute gloire, parce que leur salut et leur béatitude trouvent en lui leur principe et leur fin ».
Depuis cette heure, sur toute la face de la terre, chaque jour, durant l'action sainte de la messe, l'Église fait monter de ses temples, ses louanges et ses supplications vers Celui qui seul peut la soutenir dans ses luttes, parce qu'il est la source unique de toute force et de toute vertu : « Vous qui êtes assis à la droite du Père, ayez pitié de nous, parce que vous êtes seul Saint, seul Seigneur, seul Très-Haut, ô Jésus-Christ, avec l'Esprit-Saint dans la gloire de Dieu votre Père » : Tu solus Altissimus, Jesu Christe... in gloria Dei Patris.
Dom Columba Mamion, in Vie de Jésus
NIHIL OBSTAT Censores deputati.
DENUO IMPRIMATUR J. P. CAWET, Episc. Coadj.
Namurci, 21 déc. 1938.