mardi 1 octobre 2024

En dispersant... R. P. Sertillanges, Le christianisme et les philosophes

 

LA DISPERSION

 

I. LA DÉCADENCE DE LA SCOLASTIQUE ET SES CAUSES

« Tout développement s'achève dans sa propre parodie », écrit Kierkegaard 1. Cette parole pessimiste est trop souvent vérifiée là où l'humain est abandonné à lui-même, et quand il est secouru, sa tendance propre est encore dans le sens d'un avilissement par rapport à ses points de départ. Heureusement il y a des reprises. Sans cela, dès qu'un grand mouvement s'inaugure ou qu'un grand homme paraît, on demanderait à le nettoyer d'avance de tout ce qui se prétendra issu de lui.

La scolastique du XIIIe siècle était puissante et inventive. Albert le Grand et Thomas d'Aquin formaient comme une étoile double au ciel de la pensée, et leur éclat, longuement préparé, avait été accompagné et suivi quelque temps encore de clartés parentes. Mais bien des causes devaient affaiblir peu à peu cette irradiation. Dès le XIVe siècle, l'école thomiste, toujours subsistante, ne produit plus de grands hommes. Un Jean Capreolus (1380?-1444) est appelé Princeps thomistarum pour le seul fait de défendre les positions et de disséquer les arguments de la Somme, il a déjà tous les défauts qui perdront la scolastique de l'avenir.

Signes de décadence.

Ces défauts ne sont que trop connus. Malebranche soulignait le plus grave en disant : « Pour être philosophe péripatéticien, il est seulement nécessaire de croire et de retenir »2. Et c'est à dire qu'au lieu d'une invention et d'une création continue, la philosophie devient une répétition, un perpétuel commentaire. D'excellents professeurs rendent service à leurs étudiants par une irréprochable initiation littérale. Ils aident à comprendre l'Auteur ; ils rapprochent des textes, établissent des raccords de pensée, comblent quelques vides ; mais ce n'est point là un travail magistral. Comme maîtres, la plupart de ces hommes n'ont rien donné qui compte en philosophie. Ils ont éclairé certaines questions ; ils en ont embrouillé beaucoup d'autres, et ils n'ont rien fait avancer.

C'est que pour avancer il ne suffit pas d'expliquer, il faut approfondir. Un système n'est pas un catalogue de propositions ou un chapelet de concepts ; c'est un organisme spirituel où l'élan vital prime les formes, où les intuitions fondamentales peuvent recevoir des expressions diverses sans réelle infidélité, alors que la permanence des formes peut ne manifester qu'un cadavre. Un partisan magistral doit remonter aux sources, refaire à neuf tout le chemin de la première invention, arracher en quelque sorte les notions à elles-mêmes et les transmuter, pour faire monter leur ensemble à une plus haute et plus riche compréhension. Ou sont les hommes qui ont procédé ainsi, depuis les maitres médiévaux jusqu'à la révolution cartésienne ?

L'exemple de Cajetan.

Le plus fort de tous est sans doute Cajetan, et l'on ne peut manquer d'admirer chez lui des exposés lumineux et des discussions d'une vigueur saisissante. Mais sa logique effrénée n'amoncelle-t-elle pas autour des textes qu'il étudie presque autant de ténèbres que de clartés ? Dans ses grands jours il est merveilleux ; mais que de fois il s'enlise dans des divisions et des subdivisions, des hypothèses, des distinctions où le thème principal est noyé, où l'attention du lecteur s'épuise ! Jouteur puissant, il prend l'habitude de réfuter un adversaire en lui opposant des raisons tirées de ses propres positions, au lieu de remonter aux points de divergence fondamentaux pour critiquer les positions mêmes. Après des colonnes sans nombre consacrées à combattre Duns Scot, on ne sait ce qu'est Duns Scot, ni pourquoi ce profond penseur a cru devoir s'écarter des voies thomistes. Nous le dire clairement serait pourtant éclairer ces mêmes voies thomistes.

Inattention aux problèmes.

Descartes reprochait aux scolastiques de manquer d'attention aux problèmes, sûrs qu'ils étaient des solutions. Et c'était vrai. Ils n'avaient plus le sens de la recherche fiévreuse et patiente ; ils n'avaient plus, en philosophie, le sens du mystère. Leurs rangements conceptuels demeuraient corrects ; mais cette mosaïque d'idées ressemblait trop à la logique survivante d'une philosophie morte. « Saint Thomas ! saint Thomas ! » on entendait cette invocation comme dans l'Évangile « Seigneur ! Seigneur ! » Mais ce n'est pas cela qui fait entrer dans le royaume des cieux de la pensée plus que dans l'autre. Des photographies du thomisme exposées à toutes les vitrines de l'univers chrétien ne nous révèlent pas son âme, et chez ceux qui prétendent s'exprimer ad mentem divi Thomae, ce qui manque le plus, quelquefois, c'est précisément l'esprit de ce Docteur.

Le logicisme.

Un logicisme échevelé est une des plus grandes tares de cette philosophie en partie dégénérée et qui se maintient surtout par ses attaches avec la pensée chrétienne. En science, le progrès se fait non par déduction, mais par conductibilité intuitive confirmée d'expérience. En métaphysique même, cette méthode est la plus féconde, sauf que la vérification expérimentale est ici remplacée par l'accord des vérités et la fécondité de leurs rapports. Or le scolastique décadent rompt le contact avec l'expérience et ignore la pensée intuitive. Il étire des concepts, oubliant que l'abstraction abusive est la mort de la connaissance ; qu'on peut fausser des notions sous couleur de les préciser, brouiller leur ordre au nom d'un ordre factice, et les obscurcir par la subtilité des explications.

Pour cette mauvaise géométrie conceptuelle, on abdique l'esprit de finesse ; à la ratio on sacrifie l'intellectus, comme le concret à l'essence abstraite, et à la souple nature des choses, si mystérieuse en son fond, on substitue une classification rigide, étroitement compartimentée.

Le rationalisme.

Par ce biais, et si étonnant que cela puisse paraître, la philosophie scolastique a pu verser dans un rationalisme aussi opposé que possible à l'esprit de son départ. Elle est rationaliste en ce sens qu'elle croit pouvoir tout ramener à des concepts définis, épuisant censément le réel, ignorant plus ou moins l'irrationnel qui est dans la nature et dans l'âme, le mystère qui est dans l'être. Le préjugé de l'idée claire et distincte, si fallacieux hors des sciences mathématiques, l'a atteinte bien avant Descartes, avant Leibniz et avant les scientistes. Aussi des problèmes essentiels touchant à la personne, à la libre détermination des actes, à la contingence naturelle, au devenir, à l'action, à l'inquiétude vitale, sont-ils traités parfois sans vraie profondeur, le sens des limites du concept étant obscurci, et le penseur oubliant que le meilleur des choses ne se définit point, vu qu'on ne définit en son absolu ni la cause agente, ni la cause formelle, ni la cause finale, ni la cause matérielle ; vu que « les principes des choses sont cachés dans un secret impénétrable ».

Défaut d'invention.

L'invention, en philosophie, tient à ce sens de l'inépuisable, et on ne se renouvelle, homme ou doctrine, qu'en s'y référant à chaque nouvel effort. Pourrait-il être question d'inventer, quand on se tient satisfait d'un système d'idées bien strictement fermé sur lui-même? Là où il faudrait un perpétuel jaillissement, on laisse alors s'établir une routine. Et c'est bien ce qui est arrivé à la scolastique après son âge d'or. La chevalerie de la pensée a disparu avec l'autre ; la pensée n'a plus été une grande aventure, mais un honnête entraînement ou une voltige.

Oubli du positif.

Une des causes du discrédit où tomba la scolastique est son orientation uniquement du côté d'en haut et son éloignement presque rébarbatif pour toute recherche positive. Sous ce dernier rapport, on vivait de quelques données provenant du monde antique et l'on ne prenait même pas la peine de les contrôler. Il est des exemples amusants de bévues qu'on se passe de thèse en thèse sans se demander un instant ce qu'il en est, content de ratiociner sur le cas supposé et sur ses conséquences.

Il y a là une question de personnel. Les philosophes scolastiques sont des clercs, tout naturellement portés vers la théologie et loin des sciences profanes. Mais il y a surtout une grave erreur de méthode remontant à Aristote lui-même, et qui consiste à appliquer aux sciences physiques les procédés de la métaphysique ; à absorber la quantité et sa mesure dans la qualité, comme plus tard on voudra réduire la qualité à la quantité ; à se confiner dans le principe d'identité, tirant indéfiniment le même du même, l'y cachant pour l'y retrouver et triomphant de sa découverte ; à perdre ainsi contact avec le réel vivifiant, tellement que le renouveau des sciences positives paraîtra un décret de mort pour la discipline qui avait eu le tort de les méconnaître, sous prétexte de regarder plus haut.

On croit souvent que c'est la science qui, d'elle-même, avait de quoi ruiner la philosophie scolastique : rien n'est plus faux. Une scolastique fidèle à elle-même eût accueilli la science expérimentale comme un prolongement, voire comme une part de sa propre activité. Se limitant sous ce rapport, elle n'en eût pas moins ouvert les voies et offert des sauvegardes. Rien ne l'obligeait de se renfermer pour son compte dans des spéculations a priori qui nouaient aussitôt la recherche et, quant à autrui, d'avoir toujours quelque principe à invoquer pour lui barrer la route.

Le cas de Galilée est ici un symbole cruel, et il y en a bien d'autres. Juste au moment où le progrès rapide des connaissances positives lui offre de nouveaux matériaux, exigeant d'elle en retour un effort d'adaptation et de synthèse, la scolastique se recroqueville et s'oppose. Au moment où les grandes nations naissantes lui proposent de nouveaux thèmes et lui apportent de nouvelles forces, appelant d'elle un effort régulateur, elle se dérobe. Il y a de nobles exceptions ; mais la masse est tristement inerte. Alors qu'il eût fallu prendre la tête du mouvement, on ne sait que se morfondre et grommeler à l'arrière. Qui a suivi les Jean Buridan († 1358), les Nicole Oresme († 1382), les Nicolas de Cues (1401-1464), les Léonard de Vinci (1452-1519) ? En morale positive et en sociologie, un Antonin de Florence (1389-1459) ne brille-t-il pas alors presque seul ? Les scolastiques auraient dû se réjouir en voyant voler en éclats la vieille voûte du monde, en voyant reculer de longs millénaires le passé de la race, en constatant l'immensité du plan créateur dans l'espace et le temps. Or de tout cela ils ont eu peur. Au début ils y ont vu Satan, ensuite l'orgueil de l'homme, comme s'il n'était pas tout simple, et bienfaisant, et exaltant, d'y voir Dieu et la gloire de Dieu.

L'effarement des scolastiques en face des sciences expérimentales est pénible et un peu comique. Ce refus étrange s'explique sans doute par la crainte d'être débordé, par l'indignation à l'égard des outrances, par la constatation de bien des infidélités que d'ailleurs les résistances elles-mêmes provoquaient. Mais il y avait surtout la difficulté de s'ouvrir quand on s'était cadenassé, d'aérer son univers intérieur, de renoncer à des routines invétérées devenues votre être même. Pas de collaboration avec les forces créatrices ; on se cramponne, on se défend, on s'enferme, et en conséquence on est – effectivement – débordé, dépassé ; on devient dans le monde des étrangers, et en voilà pour des siècles.

Méconnaissance des mathématiques.

Les scolastiques n'ont pas compris l'immense et légitime révolution qui s'accomplissait sous leurs yeux du fait de l'invasion des méthodes mathématiques. Leur maître à penser, Aristote, avait, nous l'avons dit, méconnu sur ce point Platon. À juste titre il avait rejeté une explication purement mécanique du monde et y avait substitué un finalisme organiciste assurément plus conforme à une juste interprétation du cosmos ; mais il avait négligé, sans la nier, la part de mécanisme incluse dans toute explication réelle en physique et en biologie même ; l'intervention du déterminisme à titre d'exécuteur de la finalité ; le rôle de la mesure dans l'étude des phénomènes de tout ordre, et même de la pensée. À aucune époque cette lacune fondamentale du système n'avait été comblée ; elle allait maintenant s'accuser jusqu'à creuser un abîme entre deux mondes de pensée en apparence inconciliables.

Aucune opposition réelle n'existait ; mais une abstention hargneuse paraît toujours une opposition, et c'en est une sur le plan humain, bien qu'étrangère à l'objectivité doctrinale. Les scolastiques, acharnés à la suite, ne surent pas voir qu'un élargissement complémentaire s'imposait. Même en face des premiers et magnifiques progrès des disciplines nouvelles, ils ne surent pas s'adapter et prévoir l'avenir.

Renversement d'intérêt.

Chose étrange, au plus bas de cette descente progressive, au XVIIe siècle, beaucoup de Docteurs semblent montrer plus de fidélité aux thèses ruineuses de la physique aristotélicienne qu'aux grandes thèses métaphysiques de portée perpétuelle. Ils fléchissent quant à l'essentiel ; ils se cramponnent à l'accessoire en train de périr ou déjà condamné.

Naturellement, c'est en vain. « Quand vous arrêteriez toutes vos montres, disait Schumann, le soleil n'en continuerait pas moins son cours ». Le temps a coulé ; en dépit des montres arrêtées, il coule toujours. Les quiproquos ne sont pas encore dissipés. Le retard est manifeste. La momification relative ne peut se contester. Ni l'humanisme de la Renaissance, ni la Réforme en ce qui l'expliquait sans la justifier, ni le grand éveil scientifique du temps de Galilée, ni la révolution cartésienne, ni le criticisme kantien, ni l'idéalisme hégélien, ni le comtisme, ni de nos jours le bergsonisme n'ont trouvé les thomistes en état d'éveil, de compréhension et de judicieuse critique.

La vraie tactique.

Fallait-il donc céder à tous les courants ? Nullement, et bien au contraire. Ceux qui le firent, tel Malebranche aux temps cartésiens, ne construisirent que faiblement, quelles que fussent leurs qualités solides et brillantes. Il fallait garder son propre esprit, mais remonter à ses sources et, par un mouvement de retour plus puissant, envelopper les nouveautés dans tout ce qu'elles avaient d'assimilable et d'heureux. On ne le fit point. Une tradition sans génie continua seule les génies antiques. On fut le lierre – la comparaison est de Descartes – qui ne cherche pas à monter plus haut que l'arbre et qui même en redescend (Discours, VIe partie). En doctrine générale, on se répéta sans se soucier, comme il eut fallu, des nouveaux problèmes, et, en ce qui dépend de l'expérience, un verbalisme illimité prit la place des faits.

Oserai-je le dire ? Sans la foi, la scolastique eût été un épouvantable fléau ; car elle eût momifié en elle toute la connaissance. Avec la foi, la scolastique vit et entretient de la vie. En physique seulement elle est nulle. Mais une métaphysique appauvrie, une psychologie exsangue, une cosmologie encore inadaptée aux récents progrès, n'est-ce pas déjà un malheur ? Serait-elle suppléée par la foi de manière à ce qu'on puisse dire : le malheur n'est que pour elle ? Hélas! non. Le malheur est pour tous, du fait que cet intermédiaire naturel entre la science et la foi ne joue plus suffisamment son rôle.

II. LA RENAISSANCE NÉO-PAÏENNE

Le culte des Anciens.

La décadence de la scolastique précède de peu la Renaissance néo-païenne, et une réciprocité d'influence se produit alors entre l'attrait des nouveautés et l'insuffisance ressentie des doctrines anciennes. On redécouvre l'antiquité, et c'est dans un tout autre esprit que celui des Docteurs du XIIIe siècle. On emprunte aux Anciens un humanisme paganisé, surtout littéraire, double motif d'éloignement à l'égard d'une scolastique « barbare » et trop inféodée à la foi. Des philosophies inexistantes, comme celle de Cicéron ou même de Quintilien, ont des adeptes ardents. On taille des succès à un pur dialecticien comme La Ramée (1515-1572). Les vrais penseurs s'attachent à Platon, l'homme au parler harmonieux, à l'âme religieuse et aux allures libres. On le tire d'ailleurs en des sens divers, plus ou moins orthodoxes au double point de vue de la fidélité historique et de la foi chrétienne.

On réédite d'autre part Aristote, sans garantie contre les périls du vieil averroïsme, auxquels s'en joignent de nouveaux. Au surplus, on se dispute à propos d'Aristote comme on se dispute sur le choix entre Aristote et Platon, qu’un Bessarion († 1472) tente vainement de ramener l’un à l’autre et d’accorder au christianisme. Il y a des aristotéliciens averroïstes et des aristotéliciens alexandristes ; et là aussi règne la confusion, car on n'altère pas moins Averroès et Alexandre d'Aphrodise qu'Aristote même et que la scolastique abhorrée.

On emprunte à l'épicurisme ancien, à l'atomisme, dont Gassendi (1592-1655) marquera la trace dans l'histoire nouvelle. Le stoïcisme a des adeptes et fait une belle recrue dans la personne de Juste Lipse (1547-1606). On renouvelle de Parménide, avec Telesio (1508 1588), maitre de Campanella (1568-1639), une physique qui propagera ses soi-disant nouveautés jusqu'au temps de Descartes. Au surplus, ces derniers penseurs, surtout Campanella, sont fort désireux de maintenir quant à l'essentiel les traditions chrétiennes, et ce sentiment est partagé autour d'eux. La désaffection religieuse n'a été que lente et partielle. Les débuts de la grande crise intellectuelle ne la connurent presque pas.

Rejet de la théologie.

N'importe, la philosophie est de plus en plus séparée de la théologie, et ce n'est pas pour son bien. Nous ne parlons pas de son autonomie, largement reconnue depuis deux siècles. Mais autonomie et séparation sont deux choses dont nous avons marqué la différence quant aux positions mêmes et quant aux effets. La pensée est libre ; mais quand elle cesse de se centrer en Dieu, elle est décentrée, et quand elle est décentrée, elle se disperse. La foi est l'étoile du penseur libre ; sans lui imposer de contrainte, elle lui évite les grands égarements. Or si on ne l'abandonne généralement pas, dans les milieux de la Renaissance, on la traite cavalièrement. Le fara da se est le mot d'ordre sous-entendu, sinon proclamé, et ce qu'avaient redouté des hommes comme saint Bernard, saint Anselme ou saint Bonaventure, en raison de quoi ils avaient refusé – à tort – l'autonomie de la philosophie, ne manque pas de se produire. La dispersion se précipite ; les doctrines les plus essentielles sont remises en question ; les sophismes et les aberrations font rage. Savonarole le clame, en même temps qu'il condamne l'oppression politique et les mœurs dissolues.

La nouvelle révélation.

Les premiers humanistes auraient dit volontiers comme Charles Péguy : « Je veux être chrétien ; mais je veux aussi être païen ». Par un premier fléchissement, leurs successeurs semblent renverser la formule : « Je suis païen ; mais je veux aussi être chrétien ». Peu à peu cependant, le christianisme s'affaiblissant ou se voyant tenu à l'écart de la culture humaniste, le divorce s'accentuera et un grand désarroi philosophique en sera la conséquence. À la révélation divine, on substitue une autre révélation, celle de l'homme, et en se fondant sur elle on prétendra opérer une réintégration de toute la réalité, de toute la vie et de toute l'histoire indépendamment du christianisme à qui avait été confié jusque-là cet effort.

L'autre renaissance.

Pourtant, les penseurs du XIIIe siècle étaient humanistes aussi, amis de l'antiquité aussi. Ils avaient les premiers découvert les maîtres d'Athènes ; ils avaient exalté l'homme. Mais ce qu'ils avaient ainsi prôné, ils s'étaient gardés de le laïciser. Moins savants, moins artistes, moins cultivés littérairement que les hommes du XVIe siècle, ils étaient beaucoup plus philosophes en même temps que plus chrétiens.

Un nouvel humanisme.

Plus tard, après le concile de Trente et en raison de la contre-Réforme, un nouvel humanisme chrétien se développera ; on cherchera des conciliations et des synthèses. Mais il sera trop tard –  ou trop tôt –  pour que la philosophie en profite beaucoup.

Pourquoi cet heureux travail ne s'est-il pas accompli dès le début de la Renaissance ? Ce n'est pas faute d'y penser. Un Marcile Ficin, un Pic de La Mirandole, un Thomas More, et dans certaines limites Érasme lui-même y tendaient. Ils appartenaient par le meilleur de leur pensée à cette tradition qui remonte aux Pères apologistes à travers Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin. Ils avaient comme tous les hommes de la Renaissance le sens de la grandeur et aussi, quant à eux, le sens de la grandeur transcendante. Le malheur est que leur milieu était récalcitrant doublement. Les novateurs outranciers estimaient puéril de s'encombrer de vieilleries périmées, et les scolastiques attardés voyaient dans tout effort de rajeunissement une injure. Pic de la Mirandole est poursuivi comme hérétique, alors qu'il voulait ramener les grands scolastiques – en compagnie de la kabbale il est vrai – dans le courant de la culture nouvelle.

Règne de la confusion.

On était en pleine confusion. Tous ces désirs de rénover l'ancien et de stabiliser le nouveau n'aboutissaient qu'à un mélange de matériaux disparates, à un magma de doctrines sans fondements premiers, sans méthodes propres, sans coordination autre que provisoire et superficielle. Là où ne se fait pas un progrès normal, il y a toujours de l'anarchie.

Les causes extérieures.

N'oublions pas que de grands événements extérieurs favorisent indirectement le désarroi de la pensée et le croisement des influences les plus diverses : la prise de Constantinople par les Turcs (1453) et le reflux de la civilisation byzantine en Occident ; la formation des nationalités et des grands États, qui disloque la chrétienté ; les découvertes maritimes qui agrandissent le monde et ébranlent les forces dont dépendait sa cohésion ; l'invention de l'imprimerie, qui répand les idées nouvelles, heureuses ou subversives, et qui permet à l'apport antique, si mêlé, d'obtenir tous ses effets ; l'élan commercial, qui favorise les rapports et concourt au brassement des idées comme à celui des situations et des fortunes ; la décadence des grandes Universités, surtout celle de Paris, qui avait été jadis la grande ouvrière de synthèse ; la Réforme enfin, qui tout ensemble bouleverse l'organisation hiérarchique et rompt l'unité spirituelle du monde chrétien.

La Réforme.

Cette dernière cause, qui ne semblait pas devoir changer grand chose en philosophie, se montre en fait et presque aussitôt très active. La Réforme était un mouvement essentiellement religieux. Les idées philosophiques de ses dirigeants, comme celles des catholiques, devaient se concilier avec les faits chrétiens. Mais le principe du libre examen aidant, il arrive ceci. Au lieu de subordonner la philosophie à la foi, comme au moyen âge, on subordonne la foi, devenue malléable, à la philosophie de plus en plus exigeante et totalitaire. C'est le règne du rationalisme. Tout au moins le fait est fréquent, et il est destiné à s'accentuer avec les âges.

Luther n'a pas de philosophie ; il a trop peur de la raison corrompue et de ses intrusions dans le domaine du dogme. Mais déjà Zwingle (1484-1531), humaniste convaincu, cherche des appuis dans le néo-platonisme et le stoïcisme des écoles nouvelles, et Mélanchton (1497-1560), éclectique attentif, s'attache à Aristote qu'il complète à sa façon par des emprunts aux platoniciens, aux stoïciens et à la révélation chrétienne. Tout un mouvement part de là, en partie spéculatif, en partie mystique avec Sébastien Franck (1499-1542) et surtout Jacob Böhme (1575-1624), en attendant les grands courants nouveaux qui viendront bientôt se dessiner en Occident.

Babel.

C'est alors que la philosophie, affirmant comme Luther son indépendance, s'engage dans toutes les voies, renie l'acquis séculaire, l'héritage lentement constitué et qui semblait devoir non pas certes subsister tel quel, mais servir de point de départ et d'appui pour des acquisitions nouvelles. La haine de ce passé est générale parmi les novateurs enfiévrés et gonflés de prétentions. C'est leur seul lien. Au positif ils vont en tous sens. Aucune originalité vraie ; aucun esprit de synthèse. Le chaos semble revenu, après les majestueuses constructions que figurent les cathédrales. Aussi de cette époque philosophique ne reste-t-il rien. La stérilité de l'orgueil et de la folle émancipation n'eut jamais de plus parfait témoignage.

Le bon côté des choses.

Ne soyons pas injustes pourtant. Il y a deux raisons pour se féliciter de la Renaissance telle qu'elle fut, au point de vue du mouvement des idées et des doctrines. Les grandes révolutions sont toujours des semailles ; il y a des moments où la terre les attend. On peut dire que la tradition délaissée a rendu service à la philosophie du fait même de la révolte de cette dernière contre elle ; car cette séparation a obligé la philosophie à chercher les conditions de son autonomie, dont on ne s'était guère préoccupé au temps de l'alliance. On devine que je pense au problème critique. Et puis, l'autonomie ainsi revendiquée au maximum, reste à l'exercer au maximum aussi ; la position y contraint, et nous avons dû avancer que le moyen âge, théologien avant tout, n'y avait pas apporté beaucoup de zèle. À ce titre, des philosophies douteuses, ou fausses, ou mal équilibrées n'en fourniront pas moins un précieux travail. Le travail n'est-il pas toujours précieux par quelque endroit ? En s'éloignant de l'antique chantier, on s'oblige à en ouvrir d'autres ; on y amènera et l'on y exploitera de nouveaux matériaux pour les monuments de l'avenir.

Départ de la science.

La seconde raison qui appelle l'applaudissement, c'est le départ de la science. L'amour de l'antiquité littéraire, artistique et philosophique n'est pas le seul caractère de la Renaissance. Un vif mouvement d'intérêt se dessine en faveur de la nature physique, jusque-là négligée pour des spéculations abstraites. La science ne profitera que peu à peu de ce renouveau de curiosité. Toutefois, ses triomphes s'amorcent là, et les grands noms de Léonard de Vinci (1452-1519), de Nicolas Copernic (1473-1543), de Galileo Galilei (1564-1642), de Jean Kepler (1571-1630) appartiennent bien à la Renaissance.

Le cas de Bacon.

François Bacon, lui (1561-1626), fait plus de bruit que de travaux. Il se fait le théoricien de la méthode expérimentale, mais n'en a pas comme Galilée une idée précise. À cet égard, Léonard de Vinci, qui le précède d'un siècle, et dont le seul malheur fut d'être isolé, lui est fort supérieur. Dans les écrits de cet homme universel se trouvent déjà distinguées très nettement les trois phases de la méthode que Galilée décrira sommairement après l'avoir pratiquée, et à laquelle Claude Bernard donnera sa forme parfaite : observation ; hypothèse explicative de forme mathématique là où la matière le comporte, et vérification expérimentale. La fameuse induction baconienne est tout autre chose. Toute formelle, elle ne pouvait mener bien loin. En dépit de ses prétentions, Bacon fut moins un champion du savoir positif qu'un précurseur lointain du criticisme. À notre connaissance, nul verdict plus cinglant – autrement sérieux et compétent que celui de Joseph de Maistre – n'a été infligé à Bacon que celui de Claude Bernard : « C'est une trompette et un crieur public. Il n'a fait que répéter les vérités scientifiques qui régnaient de son temps dans les Galilée, Toricelli, etc. Mais, par lui-même, il n'a rien fait si ce n'est de répéter sur tous les tons qu'il fallait laisser la scolastique et prendre l'expérience. D'autres l'avaient fait avant lui ; lui l'a dit plus fort. Mais Bacon n'a laissé aucune vérité à la science »3.

Médiocre gain philosophique.

Sur le terrain philosophique, cet élan de la Renaissance vers les choses de la nature ne produit guère d'abord que des rêveries et des glissements vers l'occultisme. Bacon qui se prétend bien philosophe adhère aux dogmes chrétiens sans se préoccuper de leurs attaches rationnelles. Les grands thèmes doctrinaux qui ont préoccupé ses prédécesseurs ne lui doivent absolument rien. Encore moins doivent-ils aux Paracelse (1493-1541), aux Cornelius Agrippa (1486-1535), aux Van Helmont (1577-1644) qui versent dans l'occultisme et dans des subtilités parfois géniales, toujours inutiles, parce qu'elles sont déréglées et sans principes sûrs. La science doit à ces penseurs certains points de départ ; la philosophie ne leur doit que le sourire.

Le bilan.

En réalité, cette époque voit l'agonie des influences platoniciennes et aristotéliciennes sans que rien de nouveau les remplace. En Francesco Patrizzi (1529-1597), en Giordano Bruno (1548-1600), le néo-platonisme mystique et hasardé jette ses derniers feux. Aristote règne encore chez les nouveaux averroïstes et les alexandristes du genre Cesalpini (1519-1603) et Pomponazzi (1462-1524) ; mais la vérité philosophique n'y gagne guère. Beaucoup d'excentricités ; peu de haute raison en toutes ces tentatives. Les partisans s'opposent aux partisans, les inventeurs aux inventeurs. Pendant ce temps, et tandis que l'antique philosophie s'immobilise aux mains des commentateurs, le scepticisme croît. Les Essais de Michel de Montaigne (1533-15g2), le livre De la Sagesse de Pierre Charron (1541-1603), le Quod nihil scitur de François Sanchez († 1632) en seront le témoignage. Le monde des esprits sera tout prêt à accueillir une philosophie nouvelle, quand Descartes la lui offrira.

III. LA PERMANENCE DU FERMENT CHRETIEN

La dispersion philosophique opérée par la Renaissance semblait abolir le travail séculaire d'élaboration dont nous avons mesuré la puissance. L'abolition n'était toutefois que partielle et provisoire, et au surplus le germe premier demeurait, le ferment agissait toujours. Ce dernier point, essentiel à notre objet, fera le fond de nos préoccupations dans tout ce qui va suivre ; mais déjà il est important de noter que la philosophie scolastique en sommeil continue, à défaut de travail créateur, à manifester sa vie par un enseignement qui en perpétue la tradition et lui permettra un jour de repartir sur des voies nouvelles. Les grandes individualités de Thomas de Vio, dit Cajetan (1469-1534) et de Silvestre de Ferrare (1474-1528) suffiraient seules à illustrer cette vérité. Mais c'est dans la situation générale surtout qu'on peut déceler la permanence et les espérances d'avenir de la philosophie scolastique. Ses Universités et ses Écoles rayonnent peu ; mais elles subsistent. Grâce à son emprise sur les clercs, qui continuent d'y voir une servante ou une associée de la théologie, elle conserve une influence très grande, quoiqu’indirecte, sur l'ensemble du monde pensant. À l'ombre du Saint-Siège, qui la couvre et lui assure de ce fait seul une pérennité, elle jouit d'une protection et d'encouragements parfois un peu verbaux, mais malgré tout efficaces. La flamme dure d'autant mieux qu'elle est sous le boisseau. J'entends qu'un esprit conservateur lié à la foi religieuse la défend des courants adverses. Il la défend aussi, malheureusement, du progrès. En tout cas, la vie réduite de cette doctrine autrefois animée de passion est une réserve du genre humain ; la civilisation chrétienne en reçoit une impulsion qui, toute dépourvue d'entrainement qu'elle soit, n'en est pas moins une aide. On ne se trompe pas en attribuant pour une part à la philosophie ce qui appartient à la religion dans son action protectrice du monde.

Un renouveau scolastique.

Un véritable renouveau, qui s'étend en Espagne et en Italie sur plus d'un siècle, vient d'ailleurs interrompre la prescription. Un François de Vittoria (1480-1506), théoricien éminent de la vie nationale et internationale ; un Dominique Soto (1494-1560), esprit progressiste et bon écrivain, dont l'influence survit à son siècle 4 ; un Melchior Cano (1509-1560), penseur original et qui lui aussi est de son temps pour les préoccupations et pour la forme ; un Dominique Bañes (1528-1604), célèbre par ses disputes de Auxiliis à vrai dire un peu confuses ; un Jean de Saint-Thomas surtout (158g-1644), presque l'égal de Cajetan, plus diffus, mais aussi plus explicite et fort précieux pour la fidèle interprétation de la doctrine thomiste, ce ne sont pas là des philosophes négligeables. Tous dominicains et disciples de saint Thomas, ils ont leurs vues personnelles et s'efforcent à des élargissements, utilisant l'apport social et politique de la Renaissance, faisant montre, en matière de critique textuelle, d'un esprit nouveau et fort pénétrant. Leur moralisme est moins étroitement théiste que celui des maîtres anciens, en ce qu'il réfère à Dieu ipso jure ce que la conscience accorde au bien, en méconnût-elle involontairement la source première.

Les Jésuites ont leur groupe de Coïmbre, dont le Cursus paraît sous la direction de Pierre Fonseca (1548-1597) ; ils s'honorent de François Suarez (1548-1617), appelé Doctor eximius et dont l'influence s'étendra jusqu'aux temps de la critique kantienne ; de Louis Molina (1536-1600), connu surtout par son livre fameux De Concordia liberi arbitrii cum gratiae donis (1588), mais qui écrit en outre un monumental traité De justitia et jure dont la valeur est considérable.

Le Collège Romain a aussi son groupe avec François Tolet (1532-1596), Gabriel Vasquez († 1604), Cosme Alamannus (1559-1634) et Silvestre Maurus (1619-1687) commentateur pénétrant d'Aristote. On peut ajouter à cette liste abrégée l'Allemand Grégoire de Valencia (1551-1603) commentateur averti de la Somme théologique, et le Hollandais Léonard Lessius (1554-1623), juriste et théologien distingué.

Les déviations.

Il faut bien dire que dans cette production tout n'est pas également recommandable au point de vue de la pureté et de l'intégrité de la synthèse chrétienne. Les thèses d'un Molina sur les sujets essentiels des rapports de Dieu et du monde, de la création et de l'autonomie créée, de la durée éternelle et de la durée changeante, de la Liberté première et de la liberté dérivée, sont autant de déviations et représentent une vraie chute par rapport à la haute philosophie thomiste.

Le cas de Suarez.

De son côté Suarez, un des agents principaux du renouveau dont nous parlons et qui, à ce titre, a droit à une grande reconnaissance, n'en présente pas moins un thomisme où se trouvent abandonnées les thèses qui formaient l'armature métaphysique de son auteur. Il semble vouloir concilier le thomisme avec les doctrines régnantes depuis G. d'Occam ; il tente une philosophie du concret à laquelle invite le nouvel élan de la science ; mais cet éclectisme est moins utile à ses fins que compromettant pour le thomisme. Il contribue à écarter le monde moderne de la grande scolastique, en faisant glisser celle-ci dans le sens d'un réalisme abstrait dont l'être est plus ou moins absent et qui, n'étant plus ni physique ni réellement métaphysique, n'est apte à satisfaire ni les aspirations de la science ni les exigences de la pensée ontologique dont saint Thomas avait eu le souci. Par ce biais, Suarez va rejoindre Wolff, qui à vrai dire descend beaucoup plus bas sur la pente.

Suarez écarte la distinction réelle de l'essence et de l'existence, qui chez saint Thomas est une cheville ouvrière. Il fléchit sur la question de la subordination des causes secondes à la Cause première, parlant lui aussi de concours simultané, comme si l'Action créatrice était parallèle à l'action créée, et comme si l'Acte créateur était juxtaposé à l'acte créé au lieu d'en être la source totale, ne comportant d'addition aucune. Suarez repousse, dans le concret, la forme de corporéité de Duns Scot et d'autres scolastiques, comme réifiant un genre indépendamment de toute espèce et comme devant compromettre l'unité substantielle. Mais cette unité, ne la compromet-il pas lui-même, quand il fait de la matière un être, au lieu d'un principe d'être, un être dis-je doué d'une actualité propre, connaissable en lui-même et réalisable à lui seul ? Concevant ainsi la matière, on est obligé de se demander comment elle peut s'unir à la forme, faux problème qui prépare celui de l'union de l'âme et du corps, chez ceux qui méconnaissent le véritable composé humain. Suarez pose en effet la question, et naturellement ne peut en donner une solution correcte. Matière et forme, chez lui, composent un être comme Goethe disait que l'on compose un pâté, alors que dans l'œuvre d'art comme dans la nature le tout est premier et les composants de simples éléments d'analyse.

Pour saint Thomas, matière et forme sont à elles deux un être ; elles ne le composent pas, car avant lui elles ne sont pas. Pour Suarez elles sont, et pour que le composé soit par elles il leur faut un lien, un mode unificateur. De sorte que la substance hylémorphe, au lieu de ne comporter que deux éléments, en comporte trois, et que le devenir substantiel est faussé, disons supprimé, puisqu'au lieu de procéder, comme chez saint Thomas, de l'un à l'un avec une limite de potentialité pure, il va du multiple au multiple avec une limite déjà actuelle ; de telle sorte que l'opération n'affectant pas l'être même, qui est identique à l'un, n'étant donc pas une transformation entitative, il n'y a pas, au vrai, de génération.

En conséquence de cette doctrine, Suarez admet l'intelligibilité directe du singulier matériel et l'individuation par la forme seule. Et de même qu'il réifie la matière et la forme pour les unir ensuite, il réifie la substance et l'accident et les cimente après coup par un nouveau mode, tellement que l'accident n'est pas individué par la substance, mais par lui-même, et qu'au cours de la génération un même accident individuel peut passer d'une substance à l'autre. Pour l'amour de l'individuel en ce qui concerne les éléments, on sacrifie, en la morcelant, l'individualité du tout, et l'on fait ainsi de l'être un agrégat, une  mosaïque d'éléments sans unité ontologique. On a voulu concilier le nominalisme et le réalisme, et l'on tombe dans les inconvénients de tous deux. En s'efforçant de suivre saint Thomas au plus près, on le trahit en deux sens, puisqu'on réalise les éléments, qui pour lui ne sont pas, et qu'on déréalise le tout, qui seul est. Tout cela, salua reverentia, et en dépit des prodiges d'ingéniosité qu'on y dépense, est, d'une métaphysique nettement décadente.

En revanche, Suarez a le mérite de présenter son ontologie avec ampleur et méthode, en formant un traité à part, alors que jusqu'à lui on la trouvait distribuée en des traités spéciaux, surtout théologiques. Il écarte la théorie augustinienne de la connaissance de l'âme directement par elle-même, sans le détour des sens et le concours des phantasmes. On le lui a reproché comme si, de ce fait, il se montrait trop imbu d'aristotélisme. Pour nous, c'est un motif de louange. Enfin il pousse très loin la philosophie politique issue de saint Thomas et enrichie au cours de la Renaissance. Les questions de droit naturel, de droit civil et de droit des gens sont traitées par lui avec étendue et profondeur, avec un sens réaliste des besoins de son temps et de tous les temps. Si la Société des Nations revit et s'affermit, elle devra compter Suarez, avec François de Vittoria, pour l'un de ses ancêtres lointains.

Le XVIIe siècle.

Au XVIIe siècle, où brillent encore quelques-uns des noms précédemment inscrits au compte du XVIe, on ne peut manquer de mentionner les noms de Nicolaï (15g4-1673), Contenson (1641-1674), Gonet (1616?-1681), Goudin (1639?-1695), Massoulié (1632-1706), Billuart (1685-1757). En dépit des ironies de Pascal, qui en reviendra d'ailleurs sur le tard, le thomisme joue dans la querelle du jansénisme son rôle de synthèse, et la philosophie est intéressée à ce rôle presque autant que la théologie elle-même.

En face du cartésianisme régnant, on se défend mal, il faut bien le dire. Sur le terrain de la physique, l'attitude est franchement puérile. En métaphysique même, on se défend avec des boucliers en latin. Ou bien on plie un peu ; on s'accommode maladroitement pour se moderniser, à moins que, dans le désarroi matérialiste ou athée qui s'accentue, Descartes ne semble encore un palladium. N'importe, la prescription n'est jamais acquise. La tradition est maintenue, en attendant que l'élan se retrouve.

Les survivances profanes.

En ce qui concerne les groupes dissidents, je veux dire détachés de la philosophie médiévale fille du christianisme, nous sommes amenés aux constatations suivantes.

La prétention de philosopher non seulement indépendamment de la foi, ce qui est de droit, mais loin de la foi, en oubliant concrètement la foi, cette prétention, dis-je, a beaucoup aidé, on ne saurait trop y insister, à la dispersion philosophique des esprits dans les sociétés chrétiennes. Il arrive à la philosophie ce qui est arrivé à la Réforme, où les sectes se sont multipliées presque autant que les personnes. Au premier stade, on est chrétien d'une part et de l'autre, sans communication, on philosophe. Au second stade, on philosophe tellement sans la foi qu'on se sent étranger à elle et tourné contre elle. Au troisième, on se persuade que c'est là un devoir philosophique, et que pour penser librement on doit ne point croire. Comme s'il était interdit à l'homme qui philosophe de connaître une autre voie d'accès à la vérité ! C'est alors que s'installe la grande illusion. Spéculant hors la foi, voire contre la foi, on se persuade qu'on est étranger à la foi, qu'on ne doit plus rien à la tradition séculaire dont on est issu, au sein spirituel qui vous a porté (spiritualis uterus, disait saint Thomas). On entend être cru quand on déclare ne devoir qu'à soi-même ce qu'on trouve dans sa pensée et ce qu'on en profère. Et certes, c'est une prétention de l'orgueil intellectuel qui ne saurait surprendre. Mais il faut en revenir, quand la moindre critique des faits vous montre solidaire de tout un passé, qui est, pour nous, un passé chrétien, ou un passé antique repensé par la foi chrétienne.

Des thèses issues de l'esprit chrétien peuvent cesser d'être chrétiennes pour servir à des philosophies dissidentes, et inversement des thèses philosophiques empruntées à des systèmes dissidents peuvent cesser d'être philosophiques aux yeux de ces systèmes pour s'être alliées à l'esprit chrétien. Mais tout cela est superficiel et ne fait rien aux causalités véritables. Il y a une causalité de la foi que nulle volonté d'oubli ne peut détruire. La foi avait le pouvoir de changer l'eau en vin au banquet des philosophes ; beaucoup de philosophes ont préféré changer le vin en eau ; mais dans leur eau il reste du vin : c'est de l'eau rougie, liqueur fade comparée à la première, mais précieux témoignage.

Les humains voulant se créer une philosophie à leur mesure, la créent réellement à la mesure de ce qu'ils ont reçu. Méconnaissant ce don, ils inclinent à l'oblitérer, à le fausser, à faire du mien une caricature de l'autre, usant de ce que Nietzsche appelle « l'art d'obscurcir avec de la lumière ». C'est ce que nous verrons plus loin bien souvent. Mais l'autre n'en sera pas moins présent et nettement reconnaissable.

A vrai dire, les prétentions incroyantes ont obéi ici à deux tendances contradictoires. D'une part, dire : nous ne devons rien ; notre philosophie est bien nôtre ; et d'autre part, agir comme si l'on voulait montrer qu'en théorie et en pratique l'apport spirituel du christianisme peut se conserver hors la foi. C'était là une position bien instable ; mais ce n'en était pas moins un hommage à la foi. Que choisit-on ? Se dit-on libre conservateur ? –  alors la thèse de ce livre est acquise –  ou se proclame-t-on révolutionnaire ? L'option, me semble-t-il, est inévitable.

La vérité est celle-ci. La dispersion philosophique a fait avorter en des sens divers le grand mouvement de pensée qu'avait inauguré ou réinstauré le christianisme, et qu'il avait déjà amené à un point vraiment culminant, quoique non certes définitif (ce qui ne se peut jamais). La trajectoire de ce mouvement est maintenant brisée ; mais des linéaments, et fort importants, s'en retrouvent dans les cheminements de la pensée infidèle. Sous toutes les perversions se retrouvent les idées mères. La philosophie la plus profane, voire la plus hostile, garde des attitudes, fait des gestes qu'elle a appris et n'a pu apprendre qu'à l'école du christianisme. Son accent la trahit ; son accent est galiléen. Elle-même s'en rend compte et l'avoue par accès, et elle le prouve toujours.

Il est bien incontestable et d'ailleurs incontesté (à moins qu'un esprit sectaire n'en décide) que la philosophie médiévale est une émanation du christianisme, en même temps qu'une reprise elle-même christianisée de l'antiquité classique. Or Auguste Comte nous affirme que toute la philosophie moderne (avant le positivisme évidemment) n'est qu'une projection, une ombre portée par la philosophie médiévale sur notre temps. Cela aussi est un témoignage, et la mise à part du positivisme n'y représente qu'une illusion dont l'avenir sourit.

Positiviste ou non, toute la philosophie moderne est tributaire. C'est une héritière dont l'émancipation ne peut ni abolir la dette ni changer les traits. L'hérédité est indélébile. Mais il est bien dangereux d'hériter ainsi ; car à se servir sans le christianisme de ce qu'on doit au christianisme, à oublier de qui on le tient et à croire ne le devoir qu'à soi-même, on va s'ancrer de plus en plus dans cette conviction qu'on se suffit, et que la source divine à laquelle on a ainsi puisé est inutile. De son côté, le christianisme, écarté de tout le travail qui se fait à partir de lui, en est privé, n'en profite que de biais, et c'est la grande misère de la civilisation depuis des siècles.

Quelle poésie, dans cet immense effort de la pensée humaine à la recherche du vrai ! C'est ce que représente l'histoire de la philosophie séparée. Mais quel sentiment d'échec, au total, en dépit de magnificences dispersées ! L'humanité n'a pas su se concentrer, se poursuivre et se parfaire, pas plus philosophiquement que socialement. Elle n'a réussi que sa science expérimentale. C'était plus facile ; le domaine des illusions et des passions y était plus réduit. Mais ne voit-on pas que l'échec tient seulement à une infidélité initiale ? Si la théologie est le centre des vérités, comme l'a dit Pascal, la séparation de la philosophie et de la théologie a été une violence néfaste. Quand la philosophie se contracte sur elle-même en s'écartant de la spiritualité religieuse, elle tend à se dessécher. Si elle ne se dessèche pas tout à fait, si même elle pousse des branches et produit des fruits, elle le doit, quant au principal et quant au meilleur, à la sève humano-divine dont le christianisme a pénétré le monde intellectuel.

On a le droit de dire que toutes les philosophies spiritualistes de l'âge moderne, et une grande partie des autres en ce qu'elles ont de valable, ne sont que de la théologie chrétienne sécularisée. En ce qui concerne la morale, et regardant particulièrement à la France, n'est-on pas frappé de ce jugement d'un observateur étranger : « Les libres penseurs sont encore plus pénétrés de son esprit (l'esprit du christianisme) qu'en d'autres pays les fidèles mêmes »5 ? En matière de théodicée, on en dirait tout autant. Il y a un sentiment de Dieu qui prend divers noms et qui se couvre en vain d'un voile d'athéisme. Y a-t-il de vrais athées parmi nous ? Le Dantec disait non. Et le Dieu auquel tous se rattachent obscurément n'est ni le Dieu d'Aristote, ni l'Un platonicien, ni Indra, ni Râ, ni Jupiter Capitolin, mais le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de l'Évangile. Il est des athées qui se rattachent à ce Dieu-là mieux que certains chrétiens, fidèles d'un Dieu commercialisé qui n'a plus rien de spirituel ni d'utile.

Dans nos milieux imprégnés de christianisme, on peut dire que les philosophies hostiles ou étrangères ont comme un caractère d'hérésie, caractère qu'on leur attribuait bien nettement au moyen âge. On ne meurt à son milieu natal et nourricier, quand ce milieu est si profondément et si authentiquement vôtre, que par une inadaptation qui est une suspension de vie, une crise pathologique, et peu importe que les fauteurs de ces hérésies n'en conviennent pas.

Quiconque admet avec M. Gilson cette définition de la philosophie chrétienne : « le corps des vérités rationnelles qui ont été découvertes, approfondies, ou simplement sauvegardées grâce à l'aide que la révélation a apportée à la raison » 6 dira en conséquence que la philosophie chrétienne se perpétue depuis l'origine à travers le temps, et qu'elle se trouve diffusée dans toutes les civilisations intellectuelles qui ont suivi le Christ.

De même qu'en un sens il n'y a point parmi nous d'athées, ni d'hommes sans religion, sans christianisme ou sans catholicisme, ainsi peut-on dire, sous les mêmes réserves et dans un sens analogue, qu'il n'y a pas de philosophie athée, de philosophie non religieuse, de philosophie non chrétienne ou non catholique. C'est-à-dire que toute philosophie digne de ce nom offre une inspiration, un dynamisme remontant secrètement et tendant obscurément à la foi.

On peut dire que l'existence même d'une histoire de la philosophie a une portée et une signification catholiques. Tout système vit de la religion, même ceux qu'on a constitués pour se donner barre sur elle. C'est ce qui donne espérance, en les abordant, d'y rencontrer beaucoup de bien. À travers les formules erronées, les thèses provocantes et les déclarations outrancières, on apercevra encore l'élément de prix. Ici pourrait s'appliquer l'observation du pape Pie XI relative aux religions dissidentes : « La roche détachée d'une montagne aurifère est aurifère aussi ».

 

1. Journal, 10 novembre 1836.  

2. Recherche de la Vérité, III, 3.

3. Philosophie, ouvrage inédit publié par Jacques Chevalier, n° 46.

4. Cf. Pierre Duhem, Dominique Soto et la scolastique parisienne, dans le Bulletin hispanique, 1910-1911.

5. Paul Distelbarth, France vivante, tome II, p. 299.

6. Etienne Gilson, L'Esprit de la Philosophie médiévale, 1ère série, p. 36, in fine.