vendredi 17 septembre 2021

En protestant... Daniel-Rops, Port-Royal et le jansénisme


 Une amitié théologique

À la fin de l'été 1621, deux amis, deux prêtres, se retrouvaient au collège de Sainte-Pulchérie à Louvain. Tous deux avaient été jadis élèves à l'Université de la ville, une des gloires de l'Église depuis près de deux siècles, un haut lieu de culture que tour à tour, Érasme, Latomus, Busleyden, Juste Lipse avaient rendu illustre ; un centre aussi, il faut le dire, de luttes et de bagarres dont la théologie fournissait fréquemment l'occasion. Il y avait déjà longtemps qu'ils avaient quitté les bancs de l'école, mais l'un d'eux retourné dans la cité flamande, y était devenu Président de Collège, c'est-à-dire Supérieur d'un Séminaire ; l'autre, résidant à Paris, avait fait le voyage tout exprès.

Le plus jeune était un Hollandais, né en 1585 à Acquoy, près de Leerdam, un Hollandais paradoxalement maigre et sec, tout en os et en muscles, du type de ceux que les Espagnols avaient trouvés si indomptables en face d'eux dans la lutte pour l'indépendance. Grand, le front haut, le nez long et légèrement aquilin, le menton saillant que prolongeait encore une barbiche en pointe, il semblait, même sous la barrette noire, homme de combat plus qu'homme de prière. Mais le regard était profond, et, calme presque toujours, laissait parfois paraître l'éclat de secrètes tempêtes ; ceux qui le connaissaient bien savaient ce que son flegme cachait de passion têtue et d'emportement de l'esprit.

Fils de très pauvres gens, dirigé vers les ordres en souvenir d'un oncle paternel qui avait réussi à être évêque de Gand et délégué au Concile de Trente, il avait fait à l'université une étincelante carrière, primus en lettres et en philosophie, maître en théologie. Il avait failli entrer dans la Compagnie de Jésus, et en avait été écarté pour des raisons obscures, peut-être parce que son caractère avait paru peu propre à se soumettre à la totale obéissance. Revenu à Louvain, après un long séjour en France, il y bénéficiait d'un prestige considérable, autant par sa science que par sa piété, son éloquence que sa fermeté d'âme. Il se nommait Corneille Jansen ; à la mode humaniste, il signait d'ordinaire Cornelius Jansenius.

Comme il lui ressemblait peu, ce Français que Jansen accueillait les bras grands ouverts, devant la Belle Notre-Dame de marbre qui ornait l'entrée de son séminaire, ce petit basque nerveux, précocement chauve, aux traits tout ramassés et creusés de cent rides, au regard de tourment et de fièvre, dont l'abord même avait on ne sait quoi tout ensemble d'inquiétant et de fascinant ! Il avait quarante ans alors, étant né en 1581, à Bayonne, de parents cossus et bien installés dans la vie. Tonsuré à dix ans, élève des Jésuites, protégé de l'évêque Bertrand d'Eschaux qu'Henri IV estimait, le jeune Jean-Ambroise Duvergier de Hauranne avait vu devant lui s'ouvrir aisément les portes. À vingt-cinq ans, il avait reçu la cure d'Ixtassou, bien rentée, et l'an suivant le camail de chanoine : une destinée facile de clerc demi-mondain, comme il y en avait tant alors, voilà ce qui longtemps avait semblé l'attendre. Mais non, il y avait en lui une faim et une soif que ne satisfaisaient pas les bonheurs du siècle, et pas même les connaissances de l'esprit qu'à Paris puis à Louvain il avait acquises comme en se jouant. Son âme était vorace de Dieu, tournée vers une sainteté inaccessible. Un homme étrange, en vérité, prodigieusement complexe, aux contradictions évidentes, « tout de feu », disputeur, amer et critique en tout, une manière de prophète civil et tyrannique, mais en même temps capable de gaieté et de délicatesse, d'une simplicité qui lui gagnait les cœurs, d'une charité quasi franciscaine. Un saint manqué ? un génie incomplet ? sans doute, mais une personnalité attachante. Quelques mois avant le voyage de Louvain, il avait reçu, de l'évêque de Poitiers qui l'admirait, une riche abbaye dont les revenus le mettaient à l'abri des soucis matériels : selon l'usage, il en portait le titre, Abbé de Saint-Cyran.

Les deux hommes s'étaient-ils connus à Louvain, dans quelque salle de cours ou de bibliothèque, au temps où ils y étudiaient ? C'est vraisemblable, mais non prouvé. En revanche, il est sûr qu'à Paris, de 1604 à 1606, ils se retrouvèrent, tous deux anciens de la même Faculté, un peu perdus dans la grande ville, et assez mal accueillis en Sorbonne, où la théologie des jésuites lovanistes était peu prisée. Durant de longues soirées, pendant les interminables palabres qui font la joie des jeunesses estudiantines, ils avaient agité ensemble maints grands problèmes. Ceux que posait la réforme protestante : le Hollandais Jansen les connaissait bien. Ceux que soulevait alors le maître gallican dont ils suivaient les cours : Edmond Richer 1, sur le rôle réciproque des pouvoirs religieux et laïcs. Élèves tous deux des jésuites, ils s'étaient trouvés d'accord pour vouer à leurs anciens maîtres une antipathie assez aigre, qu'expliquaient peut-être des jugements portés sur l'un et l'autre par ces connaisseurs d'âmes. Séparés momentanément, les deux amis avaient pu reprendre et multiplier leurs dialogues durant un séjour de quelque cinq ans qu'avait fait Jansen au pays basque, comme directeur du collège de Bayonne d'abord, au Camp-de-Prats ensuite, le domaine familial où la Donne de Hauranne, mère de Jean-Ambroise, l'avait traité comme un fils. Ils en étaient venus au point où, dans l'amitié, le sentiment se confond avec la commune recherche des vérités vitales, et où chacun distingue mal ce qui est de lui, ce qui est de l'autre. Éloignés ensuite, l'un à Louvain, l'autre à Poitiers puis à Paris, les deux amis ne s'étaient pas sentis séparés par la distance. Des lettres longues, détaillées, fréquentes – un peu cérémonieuses selon le ton du temps – leur avaient permis de continuer cette communion de l'âme et de l'esprit.

Au mois de septembre 1619, Corneille avait écrit à Jean une lettre d'une signification particulière : il le mettait au courant d'une révélation intellectuelle qu'il avait eue, d'une vérité si grave qu'il devait en informer son ami. De lettre en lettre il était revenu sur le sujet, avec une insistance fiévreuse. Et l'abbé de Saint-Cyran avait fini par partager son tourment. Oui, Jansen avait raison. S'occuper à lire les auteurs grecs et latins, et même les Pères, et même à approfondir la Bible, comme ils avaient fait tous deux jusqu'alors, n'était qu'une activité dérisoire, tant que, pour chacun d'eux, la réponse n'avait pas été donnée à la question fondamentale que tout chrétien doit se poser, dans l'angoisse : « Serai-je sauvé ? et comment ? » Saint-Cyran, à la suite d'une rencontre avec le P. de Condren, l'illustre oratorien, venait de se convertir, au sens pascalien, et son esprit était préparé à se donner au seul problème. Était-il possible que son ami eût trouvé la solution ? Sans tarder, il avait pris la route de Louvain.

Le problème de la Grâce divine, et celui, conjoint, de la liberté humaine, sont de ceux qui, depuis vingt siècles, ont tourmenté les consciences. Surtout en Occident où le salut personnel est toujours apparu comme la grande affaire, l'Orient métaphysicien, l'Orient d'Arius et de Nestorius, se disputant plutôt sur le dogme de la Sainte Trinité ou sur les deux natures qui constituent la personne du Christ. C'était sur ces problèmes, sur les pierres d'achoppement dont ils parsèment les chemins de la foi, que Martin Luther était venu rudement buter. Libre arbitre, self arbitre, grâce efficace et grâce suffisante : on n'avait pas fini de se battre sur ces mots, même depuis que le Concile de Trente avait posé les fermes définitions catholiques. Trente ans plus tôt, à Louvain même, Michel de Bay dit Baius, maître puis chancelier de l'Université, mort en 1589, avait cherché à concilier les thèses protestantes et les préceptes de l'Église : saint Pie V en 1567, Grégoire XIII en 1579, l'avaient condamné, et il s'était soumis. Mais ses idées lui avaient survécu et son ami Janson, professeur d'Ecriture Sainte à Louvain, les avait entretenues, très prudemment, par peur du Saint-Office, mais assez pour qu'elles ne disparussent pas. D'autres en avaient agité de semblables, tel le franciscain irlandais Conrius, dont les cours, pleins d'un augustinisme catégorique, avaient fait sensation parmi les étudiants. Que la bataille autour de la Grâce ne fût point terminée, on venait au reste de le voir quand les Jésuites et les Dominicains s'étaient affrontés à propos du livre du Père Molina 2, Le libre-arbitre et les dons de la Grâce, que les stricts thomistes, dirigés par Bariéz avaient vigoureusement combattu, l'accusant entre autres d'aboutir à une morale trop facile. Une Congrégation romaine spéciale avait même été instituée en 1597 par Clément VIII pour trancher le débat – ce qu'elle s'était avouée incapable de faire – puis, comme la chaleur montait, Paul V avait défendu à tous les théologiens de soulever publiquement ce problème. Mais comment empêcher des chrétiens de s'y consacrer en secret, de s'y passionner, de leur donner leur vie, à ces questions où il va de tout ?

Ce que Jansenius avait écrit à son ami, c'était donc cela : qu'il n'y a qu'un sujet qui mérite qu'on lui consacre toutes ses forces et toute son existence, celui de la grâce, c'est-à-dire du salut. Et il avait ajouté qu'aux problèmes si complexes qui s'y rencontrent il pensait devoir découvrir la solution unique, celle qui réconcilierait toutes les thèses adverses, celle qui répondrait à l'immense attente des âmes de foi. Comment ? Où ? En lisant saint Augustin.

Saint Augustin ! En ce nom tenait l'essentiel de la découverte de Jansen. Dans l'œuvre immense de l'inépuisable évêque d'Hippone, il en était sûr, tout se trouvait, toutes les questions et toutes les réponses. Ne le nommait-on pas le Docteur de la Grâce ? N'avait-il pas tracé la juste voie entre les erreurs, lui qui avait défendu les droits de Dieu contre Pélage et ceux de l'homme contre les Manichéens ? Saint Augustin ! bien autre chose que tous ces clabaudeurs d'école qui s'empêtraient dans le molinisme ou dans les arguments de la scolastique. Jansen en était sûr : dans l'œuvre géniale de l'Africain, résidait toute la vérité.

C'est de cela que, durant les quelque dix ou douze semaines où Jean Duvergier résida au collège Sainte-Pulchérie, les deux amis s'entretinrent passionnément. Jansenius traça sans doute à Saint-Cyran les grandes lignes de la doctrine qu'il concevait et dont, pensait-il, saint Augustin lui fournirait les preuves. Ensemble ils en discutèrent, l'esprit volontiers critique du petit Basque obligeant le Hollandais à répondre aux objections. Ensemble aussi ils s'exaltèrent à l'idée de la grandeur, de la beauté de leur découverte. Ah, quel service ils rendraient à l'Église, s'ils formulaient en termes clairs, avec des arguments irrésistibles, la doctrine qu'ils entrevoyaient !

Alors naquit le projet. Le grand projet. Jansenius allait se consacrer à creuser saint Augustin, pour en épuiser la substance. Il le relirait dix fois tout entier, si besoin, et cinquante fois et plus les livres sur la Grâce. Il en ferait un commentaire, digne de ce génie, et si parfait et profond que tous les bons esprits devraient y adhérer. Ainsi la doctrine, leur doctrine, leur solution, pénétrerait-elle dans d'innombrables âmes, passant dans la moelle même du catholicisme. Saint-Cyran l'aiderait, en le documentant, en le critiquant, en essayant sur tels ou tels la force des arguments janséniens, en préparant aussi les voies à la propagation de leur doctrine. Mais, attention ! Des précautions étaient à prendre pour qu'il n'advînt pas de leur entreprise ce qui était arrivé à celle de Baius ! Le secret ! il fallait garder le secret jusqu'au moment où ils feraient éclater la bombe. Ils mirent donc au point – un peu puérilement, il faut l'avouer – un véritable système de chiffre, pour éviter que, si leur correspondance était lue, rien ne transpirât de leur dessein. Le grand projet serait désigné du terme de Pilmot, Jansen se nommerait Boèce ou Sulpice, son ami Celias ou Solion. La Compagnie de Jésus aurait droit au sobriquet peu plaisant de Gorphoroste et ses membres seraient appelés les fins. Saint Augustin lui-même aurait des pseudonymes : Seraphi, Aelius, Leoninus. Il n'était jusqu'à des personnages cités occasionnellement qui n'eussent droit à des désignations ésotériques : Richelieu serait Purpuratus, Bérulle Rougeart, le roi d'Espagne Carpocre. Quant aux protestants, on les nommerait Cucumer, on ne sait pourquoi.

Ayant ainsi mis au point le grand dessein et la minutieuse cryptographie, les deux amis se séparèrent, en convenant non seulement de s'écrire mais de se rencontrer périodiquement pour se mettre au courant des progrès de leur plan. Jansenius demeura en terre belge, à Louvain d'abord, où lui fut confiée la chaire d'Ecriture Sainte, puis à Ypres, dont il devint évêque en 1635, ne la quittant guère que pour une mission en Espagne et quelques brefs voyages pour rencontrer Saint-Cyran. En 1627, ayant suffisamment sans doute relu et remâché saint Augustin, il commença à rédiger le fameux commentaire, l'Augustinus. Il l'avait achevé quand, en 1638, la mort vint le prendre, dans une grand piété, soumettant d'avance au jugement de l'Église le livre que son chapelain Lammée était chargé de publier après sa mort.

Quant à Saint-Cyran, laissant à son ami le côté spéculatif de l'entreprise, il se consacra au côté pratique. Installé à Paris, il ne tarda pas à y prendre de l'autorité. Il connut Richelieu, qui l'apprécia au point de le qualifier publiquement de « plus savant homme du monde ». Il se lia avec le Père de Condren, le cardinal de Bérulle, le vigoureux Adrien Bourdoise, et même saint Vincent de Paul. Directeur d'âmes, il vit venir à lui un grand nombre d'hommes et de femmes, appartenant souvent au plus beau monde ;. à tous il enseignait une doctrine ferme, exigeante, pleine du meilleur esprit de réforme, tel qu'on le voyait chez tant de hauts spirituels en ces années ferventes. À plusieurs reprises des évêchés lui furent offerts, qu'il refusa : il lui suffisait d'être la conscience vivante de son époque, et d'exercer discrètement une influence. Les positions publiques qu'il prenait étaient habiles : il dénonçait dans un écrasant pamphlet l'apologétique quelque peu bouffonne du Père Jésuite Garasse, mettant ainsi les rieurs de son côté ; les travaux qu'il préparait sous le nom de Petrus Aurelius (Petrus comme l'Apôtre, Aurelius comme Augustin !) lui assureraient la sympathie des évêques gallicans. Le plan était donc en bonne voie de réalisation ; et la jeune compagnie de l'Oratoire, très gagnée à l'influence de Saint-Cyran semblait devoir être le véhicule des idées nouvelles : déjà l'évêque d'Ypres l'aidait à fonder des maisons en Belgique. Ainsi, peu à peu, et avant même d'être pleinement connu, Pilmot sortait du cadre de la cogitation d'intellectuels et tendait à devenir un mouvement religieux capable d'entraîner les âmes. Et déjà l'abbé de Saint-Cyran avait découvert le milieu le plus propre à susciter ce mouvement et à répandre la doctrine : Port-Royal.

Port-Royal et les Arnauld

À six lieues de Paris, « au couchant, proche Chevreuse », Port-Royal était une abbaye de bernardines, que l'épouse d'un guerrier de la IVe Croisade avait fondée en 1204, pour obtenir du Ciel l'heureux retour de son mari. Placée au creux étroit d'un vallon encaissé, dont les coteaux fermaient l'horizon de toutes parts, mélancolique séjour où la méditation et la prière semblaient être l'état naturel de l'âme, elle avait longtemps abrité des femmes pieuses, sans grand relief, sans histoire, qui suivaient honnêtement la règle de Cîteaux. Depuis la fin du Moyen Âge, comme dans tant d'autres maisons de tous Ordres, les mœurs s'y étaient assez relâchées. Non pas qu'elles y fussent vraiment scandaleuses, mais mondaines assurément. Pas de clôture : pénétrait au couvent qui voulait, en sortait toute nonne qui le souhaitait, de même. Pour se distraire, ces vierges un peu folles organisaient fréquemment des mascarades ; leurs valets en faisaient d'autres, sous la direction de l'aumônier. Celui-ci, bernardin, ne savait pas traduire le Pater. La bibliothèque du couvent ne contenait qu'un livre religieux, un bréviaire. En quarante ans, les moniales n'avaient pas entendu plus de sept ou huit sermons.

Au seuil de cette demeure si peu faite pour accueillir la Grâce, soudain apparut une fraîche figure, celle d'une enfant de sept ans. Son père, bien en cour auprès du roi Henri, et naturellement soucieux d'établir ses six filles, avait obtenu pour elle la coadjutorerie de cette abbaye, cependant que sa cadette, âgée de cinq ans, se voyait attribuer Saint-Cyr : telles étaient les mœurs, déplorables, du temps. Trois ans plus tard, en 1602, l'abbesse étant morte, Jacqueline, la coadjutrice devenue  Mère Angélique, lui succéda ; le même jour, elle fit sa première communion et reçut la bénédiction abbatiale. Il ne semblait pas qu'on dût attendre beaucoup de cette supérieure de onze ans. Elle-même s'ennuyait fort dans ce couvent, où elle s'épouvantait de devoir passer toute sa vie, au point même qu'elle tomba malade : mais comment échapper à son sort ? La bulle qui la nommait avait été dûment scellée, au prix d'ailleurs d'une supercherie : on avait assuré Rome qu'elle atteignait ses dix-huit ans. Et son terrible père, profitant de sa faiblesse, lui avait fait signer le renouvellement de ses vœux solennels, ce dont elle avait pensé « crever de dépit ».

Dieu, on le sait, se sert de tout, même des instruments les plus douteux. Cette abbesse sans vocation avait en elle l'étoffe dont se font les saintes ; et en ce lieu où, croyait-elle, l'attendait l'ennui sempiternel, la Grâce la guettait. Elle avait dix-sept ans, et déjà elle était telle qu'on la trouvera toute sa vie, âme profonde, aux élans violents, capable d'une fermeté virile et cependant pétrie d'angoisse, à qui il ne devait peut-être manquer que la véritable simplicité du cœur pour être parmi celles qui voient Dieu. En 1608, durant le Carême, un certain Père Basile, capucin, d'ailleurs moine gyrovague et de mœurs suspectes 3, prêcha à Port-Royal de façon si touchante que la jeune abbesse en fut toute remuée. En entendant parler des anéantissements du Christ, elle comprit, dans un déchirement, la misère de la vie encore si mondaine qu'on menait en son abbaye, et résolut de la changer.

Elle commença la réforme par elle-même, s'habilla de laine rude, pansa de ses mains les plaies dégoûtantes d'une novice, reprit l'usage des durs levers nocturnes pour la prière, et de la discipline matin et soir. Un petit noyau se forma autour d'elle, de religieuses aussi résolues à changer d'existence. Le mouvement gagna ; aidée par un autre capucin de passage, la jeune abbesse obtint de ses filles le retour à la pauvreté stricte, toutes jetant à ses pieds leurs menus trésors personnels, bijoux, linges fins, cassettes. Une grande décision fut prise unanimement : le rétablissement de la clôture. Et ce fut, le 25 septembre 1609, la journée dramatique, la journée du Guichet, qui demeurerait illustre dans les annales de Port-Royal et qui, en fait, est admirable : la Mère Angélique refusant l'entrée du couvent à son propre père, se fermant le cœur et les oreilles à ses protestations indignées, tenant bon, inflexible, aux supplications de sa mère, et s'évanouissant enfin, victorieuse, mais à bout de nerfs.

Cette fille d'acier appartenait à une vieille famille d'origine auvergnate, une race de parlementaires et d'avocats chez qui l'esprit de chicane était héréditaire, mais qui ne manquait ni de mérites, ni de talents : les Arnauld. Le grand-père de Jacqueline, huguenot, avait quitté le calvinisme après la Saint-Barthélémy : cinq ans plus tard, il avait été anobli. Son père, Antoine, tour à tour Auditeur des Comptes, Procureur de la Reine, avait finalement fait carrière au barreau où ses plaidoiries contre la Compagnie de Jésus, alors en dispute avec l'Université, l'avaient rendu célèbre. Sa mère, Catherine Marion, était fille d'un Avocat général au Parlement de Paris. Milieu de grande robe, donc, poussant vers la noblesse. Les Antoine Arnauld avaient eu vingt enfants : dix avaient vécu ; la Mère Angélique était la troisième ; l'aîné, Robert Arnauld d'Andilly, devait être le père du Marquis de Pomponne, ministre du Roi-Soleil ; le sixième, Henri, deviendrait évêque d'Angers ; les cinq autres sœurs, vierges ou veuves, prendraient l'habit à Port-Royal ; et le benjamin, Antoine, qui allait naître en 1612, serait le Grand Arnauld.

La stupeur passée et l'indignation digérée, la famille Arnauld considéra d'un œil plus équitable l'acte courageux de la petite abbesse. Le père lui-même changea d'attitude : sans doute dans le coup d'éclat, reconnut-il son sang. Acceptant le fait accompli, il appuya de son autorité la réforme entreprise par la Mère Angélique. Le bruit courut à Paris des belles choses qui s'accomplissaient à Port-Royal. On était alors au seuil du grand siècle des âmes et tout ce qu'il y avait de meilleur dans l'Église, de plus haut, était prêt à s'enthousiasmer pour une tentative si exemplaire. Au lieu de l'ignare bernardin, ou des Mendiants inconnus de passage, Port-Royal put avoir comme directeurs spirituels des hommes de grande classe, voire des saints : le Père Archange de Pembroke, capucin illustre et authentique mystique ; l'excellent évêque de Langres, Sébastien Zamet, dont l'influence était grande dans les milieux réformateurs, les Pères de l'Oratoire, Bérulle en personne et, plus souvent, Condren. Il ne fut jusqu'à M. de Genève, saint François de Sales, qui, durant son voyage à Paris, ne voulût voir les sages moniales du Val de Chevreuse ; il reçut la confession générale de la Mère Angélique et, retourné à Annecy, il continua à entretenir avec elle une correspondance spirituelle.

Le bruit flatteur arriva ainsi aux oreilles de Louis XIII, qui chargea la courageuse abbesse d'aller réformer l'abbaye royale de Maubuisson, près de Pontoise, qu'une autre Angélique, sœur de Gabrielle d'Estrées et sa brillante émule en galanterie, avait mise en pitoyable état. En dépit de la résistance violente, et même armée, de l'abbesse déposée, Jacqueline Arnauld réussit à peu près cette difficile entreprise, ce qui mit le comble à sa réputation. On imagine mal la célébrité qui alors entourait cette fille de vingt ans. Quand elle rentra de Maubuisson, ramenant avec elle trente nonnes qui avaient refusé de se séparer d'elle, Port-Royal apparaissait comme un des hauts lieux de l'esprit, vers lequel affluaient, nombreuses, les âmes avides de renoncement et d'austérité plénière. Mais elle, cependant et c'est un des traits pathétiques de son caractère, – elle ne songeait qu'à se retirer plus encore du monde, à s'enfoncer dans un pire renoncement, et elle demandait à saint François de Sales de l'accueillir dans sa congrégation comme la plus humble des Visitandines : ce qu'il refusa.

Dans cette admirable histoire, un seul point paraissait noir. Le vallon où était installé le monastère était très insalubre. Trop de religieuses y mouraient des fièvres, dans la fleur de l'âge, ce que Mère Angélique acceptait, bien sûr, comme volonté de Dieu, mais dont elle s'inquiétait. Elle prit la décision qui s'imposait : partir. Aux portes de Paris, faubourg Saint-Jacques, sa mère lui acheta l'hôtel Clagny, qu'elle jeta bas et remplaça par un vaste monastère. C'est ce Port-Royal dont un boulevard parisien porte encore le nom et dont les bâtiments sont, depuis 1814, occupés par l'hôpital de la Maternité. Du coup, le centre d'action étant situé aux portes mêmes de la capitale, l'influence de la communauté réformée grandit encore : autant dire que Port-Royal devint à la mode. Tout ce que la ville comptait de dévots : magistrats, gentilshommes, prêtres et religieux de toutes robes, afflua pour y prier.

Mieux encore : les graves et puissants messieurs de la Compagnie du Saint-Sacrement, la célèbre formation laïque dont l'action se repère derrière toutes les entreprises réformatrices du temps, avaient les yeux tournés vers ces moniales dont l'idéal était exactement le leur. Ils pensèrent même à en choisir quelques-unes pour créer un nouvel ordre contemplatif, plus ou moins directement rattaché à eux : l'Institut du Saint-Sacrement, dont les prières permanentes appelleraient sur le royaume de France les grâces divines. Enthousiaste, Mère Angélique accepta de quitter son couvent pour aller, rue Coquillière, diriger la nouvelle fondation ; mais toutes les religieuses, « en raison de la grande dévotion qu'elles avaient pour la Sainte Eucharistie », demandant à être appelées à l'ordre nouveau, décidèrent que leur maison s'appellerait désormais « Port-Royal du Saint-Sacrement » et qu'elles porteraient, écartelée sur leur scapulaire blanc une grande croix rouge. Au reste, Mère Angélique ne demeura pas longtemps rue Coquillère, le succès mondain de cette maison lui déplaisant, et elle retourna à sa chère communauté du faubourg.

Ainsi Port-Royal apparaissait-il vers 163o, comme le modèle même des monastères réformés, selon le meilleur esprit du Concile de Trente. Aux yeux d'innombrables catholiques, l'habit de l'Ordre, que tant de jeunes filles rêvaient de prendre, semblait le symbole même du Christianisme rénové, rendu à sa splendeur intégrale. Il n'était évidemment pas encore question de déviation doctrinale, encore moins d'hérésie et de révolte, et la Mère Angélique et les filles eussent cru mourir de douleur si l'on avait osé leur annoncer qu'un jour elles seraient condamnées par l'Église. Et cependant, le péril était déjà à leur porte.

Saint-Cyran à Port-Royal

Au cours de l'année 1620, Jean Duvergier de Hauranne avait, chez un ami, rencontré Robert Arnauld d'Andilly, et ils avaient fort sympathisé. Le frère aîné de Jacqueline était assez semblable à elle, âme ardente et violente, portée à la solitude et à la prière, hantée par les grands problèmes : il ne devait trouver la paix du cœur que lorsque, en 1646, quittant le monde, il se retirerait à Port-Royal. Depuis qu'il avait connu l'abbé de Saint-Cyran, leur amitié grandissant au point d'atteindre à une chaleur presque étrange, bien souvent, il parlait à ses sœurs religieuses de la splendeur spirituelle de son ami. C'était le moment où l'influence du Basque croissait à vue d'œil. Sa réputation d'austérité lui faisait une auréole. Ses mots se répétaient de bouche à bouche : « Dieu m'a fait connaître que depuis cinq ou six cents ans, il n'y a plus d'Église » – ce qui sous-entendait que c'était lui qui en referait une. Tous ses dirigés chantaient sa louange : qu'attendaient les moniales de Port-Royal, candidates à la sainteté, pour remettre leurs âmes à ce nouvel Augustin ?

Un incident fortuit amena ce résultat. La Mère Agnès, jeune sœur de la Mère Angélique, qui, de Saint-Cyr, était venue depuis longtemps à Port-Royal, avait rédigé en cinq pages, une suite de seize méditations en l'honneur des seize siècles chrétiens écoulés depuis la fondation de l'Eucharistie, le Chapelet Secret. C'était un ouvrage de piété, trop quintessencié et porté au sublime, d'une faiblesse théologique notoire, mais où il n'y avait à peu près rien à reprendre quant au fond. Sébastien Zamet et le Père de Condren l'avaient approuvé. Ce que voyant, l'Archevêque de Sens, M. de Bellegarde, jaloux de l'influence que prenait son confrère de Langres dans l'Institut du Saint-Sacrement, déféra l'ouvrage à la Sorbonne, laquelle y trouva « plusieurs extravagances, impertinences, erreurs, blasphèmes et impiétés ». Le Père Binet, jésuite, était aussi du même avis. C'était beaucoup pour un si mince livret. Peut-être, à travers les gloses de la Mère Agnès, voulait-on atteindre le Père de Condren et l'Oratoire ? Ce genre de jeu est assez courant entre théologiens.

Soudain courut dans Paris un petit factum intitulé : Apologie pour servir de défense au Chapelet ; on ne tarda pas à apprendre que l'auteur était Saint-Cyran. Ayant reçu les fameuses seize méditations et les ayant examinées avec le plus grand soin, l'illustre abbé déclarait qu'il n'y trouvait rien à reprendre, mais au contraire en admirait la doctrine. Mieux : alertant ses amis de Belgique, il fit approuver le Chapelet par Jansen et par Froidmont, maîtres éminents de Louvain ; après quoi, d'une plume incisive, il réduisit à néant les critiques du Père Binet. Grande reconnaissance des Arnauld, de l'Institut du Saint-Sacrement, de tout Port-Royal et de Sébastien Zamet !

Ce dernier crut même bon, par gratitude, de confier à Saint-Cyran la direction spirituelle des religieuses, que son éloignement de Paris ne lui permettait pas d'assurer assez continûment. Rencontre pathétique et lourde d'avenir. De chaque côté de la grille du parloir de Port-Royal, ils se trouvèrent en contact, les deux grands protagonistes du drame, Angélique et Saint-Cyran, le caillou d'Ibérie comme dit Sainte-Beuve, « dont l'étincelle à la fin devait sortir », crépita de tous ses feux. Entre la Mère et lui, ce fut tout de suite l'accord profond des âmes et des consciences. Bientôt, toutes les religieuses étaient devenues ses dirigées. À toutes, il suggérait que les méthodes spirituelles de M. Zamet étaient beaucoup trop douces et qu'il fallait en changer. Un vertige d'austérité saisit ces saintes filles. On ne parla à Port-Royal que de « l'idéal suréminent de la primitive Église ». À son vif dépit, l'évêque de Langres se trouva totalement éliminé. Au carême de 1635, prédicateur officiel de la Communauté, Saint-Cyran était le maître de Port-Royal.

Et non seulement du monastère que le nom désignait, mais de tout le milieu qui, désormais, s'était aggloméré autour de ses pieuses murailles. Le rayonnement de Jean Duvergier continuait de croître. Un gamin de vingt ans, esprit précoce et brûlé par le feu de Dieu, l'ayant rencontré, se constituait son disciple et, sur son ordre, se plongeait dans l'étude de saint Augustin, en s'aidant des petits livrets de commentaires qui arrivaient de Louvain, puis d'Ypres : Antoine Arnauld, le benjamin de la famille... Des hommes graves, dont plusieurs étaient bien établis dans la vie, tous « de grand esprit, de grande science et de haute vertu », sur le conseil du réformateur, s'assemblaient en un groupement libre, sans vœux de religion, pour vivre dans le silence, le travail et la prière : c'étaient Antoine Le Maistre 4, fils de Catherine Arnauld, avocat célèbre qui, d'un coup, renonça au monde et alla construire un petit ermitage dans le jardin de Port-Royal ; son frère, Le Maistre de Séricourt, brillant officier ; de Bascle, un gentilhomme, et un bourgeois, M. Vitart, dont la sœur était mariée à un sieur Racine ; deux clercs enfin, Claude Lancelot, élève de Bourdoise, sous-diacre de la communauté de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et Antoine Singlin, que saint Vincent de Paul avait amené à la prêtrise et qui, abandonnant les Lazaristes, vint lui aussi prendre rang parmi les Solitaires. Pour accroître encore le rayonnement de son groupe en se gagnant la jeunesse, Saint-Cyran mit sur pied un projet de Petites Écoles, où serait appliquée une pédagogie nouvelle, visant surtout à former des caractères. Le savant Lancelot prépara la réalisation ; on commença à recruter des élèves.

Il semblait avoir réussi, le plan mis au point, quatorze ans plus tôt, à Louvain ! Les deux amis avaient bien travaillé, chacun dans son secteur. La conjonction était prête à s'opérer entre les grandes thèses de l'évêque d'Ypres et les âmes qui pouvaient le mieux les accueillir et les répandre. Saint-Cyran pouvait quitter Paris, inquiet de certaines rumeurs qui lui revenaient aux oreilles, et s'installer pour un temps dans son abbaye poitevine. Jansenius pouvait mourir. La victoire semblait promise à leurs idées.

Les trois jansénismes

L' Augustinus parut à Louvain en 164o, en violation flagrante des prescriptions pontificales qui interdisaient de traiter publiquement des problèmes de la Grâce. Pendant qu'on l'imprimait en secret, les Jésuites avaient réussi à se procurer des feuilles de l'ouvrage et avaient demandé à l'Internonce d'alerter Rome pour qu'on interdît la publication. L'énorme in-folio n'en sortit pas moins des presses, revêtu des privilèges d'usage et dédié au Cardinal-Infant, gouverneur de Belgique. Aussitôt, il « s'échappa de toutes parts ». On en vendit beaucoup à la foire de Francfort, en septembre. Les Calvinistes de Hollande s'en déclarèrent ravis : l'anagramme du nom de Cornelius Jansenius ne donnait-il pas Calvini sensus in ore ? En France, il eut tant de lecteurs qu'on dut le réimprimer l'année suivante à Paris, et à Rouen peu après. On peut admirer le succès d'un tel livre, écrit en latin, et si copieux, si indigeste, que son seul aspect découragerait les chrétiens de notre époque. Enthousiaste – du moins officiellement, car en privé il faisait des réserves sur certaines formules peu prudentes – Saint-Cyran s'écria, d'un ton prophétique, que c'était « le livre de dévotion des derniers temps », « un livre qui durerait autant que l'Église », et « quand le Roi et le Pape se joindraient ensemble pour le ruiner, qu'il était fait de telle sorte qu'ils n'en viendraient jamais à bout ».

Quelle était donc la doctrine qu'exposait l'Augustinus ? Pour le comprendre, il faut la situer par rapport à celles qui avaient été en discussion dans l'Église, puisque l'intention de Jansenius était de formuler la solution qui harmoniserait les contraires et mettrait fin aux disputes. L'essentiel de la foi catholique est que l'homme, blessé dans sa justice originelle par le péché, ne peut être sauvé sans un secours de Dieu, la Grâce ; mais cet appui divin respecte cependant la liberté de l'homme, qui doit travailler lui-même à se sauver. Comment concilier ces deux agents du salut ? Difficulté extrême. Accorder trop à la Grâce, n'est-ce pas détruire la liberté humaine ? Exalter la liberté, n'est-ce pas dénier à la Grâce son rôle et son pouvoir ? D'où au cours des siècles, des déviations doctrinales dans l'une ou l'autre direction.

Déjà, au Ve siècle, le moine breton Pélage avait proclamé que l'homme est totalement libre de faire ou de ne pas faire le bien, par sa volonté, de se sauver ou de se perdre, libre, en somme, de dire à Dieu oui ou non 5. Le péché originel ne l'avait pas atteint incurablement : la Grâce divine, c'est la nature même, et l'homme la possède puisqu'il a la raison et qu'il peut choisir son destin. Dans un tel système, l'homme ne dépend plus que de lui-même : comme disait l'évêque pélagien Julien d'Éclane, « par le libre arbitre, il est émancipé de Dieu ». Du même coup, la Rédemption n'a plus aucun sens et le Christ n'est plus nécessaire. Saint Augustin en quatre ouvrages serrés avait réfuté cette hérésie de la liberté.

En sens inverse, les grands doctrinaires de la Réforme protestante 6, les Luther, les Calvin, rejetant le libre arbitre, avaient refusé à l'homme toute action positive dans l'œuvre de son salut. Pour eux, être sauvé dépendait uniquement de la Grâce, de la volonté de Dieu, de décisions fixées de toute Éternité par la Sagesse infinie mais impénétrable. Prédestiné, l'homme, par lui-même, ne pouvait pratiquement rien faire pour être un élu plutôt qu'un damné.

La vérité catholique, depuis des siècles, se situait entre ces deux systèmes catégoriques, refusant de donner tout à la liberté, mais aussi de soumettre tout à la Grâce. Déjà, en 853, le Concile de Quierzy-sur-Oise, méditant ces problèmes, avait écrit cette phrase profonde : « Que certains soient sauvés, c'est un don du Seigneur ; mais que les autres périssent, c'est la faute de ceux-là mêmes qui se perdent ». Par là, grâce et liberté se trouvent accordées. Accord de principe qui laisse le champ vaste à la discussion. On l'avait bien vu dans les disputes récentes, lorsque les Jésuites molinistes avaient insisté plus sur la liberté, pour susciter dans l'homme un effort moral, et que les Dominicains thomistes, au contraire, avaient mis l'accent davantage sur la Grâce, pour exalter la foi. Puisque la Congrégation tout exprès instituée pour trancher le débat, après dix ans de travaux, avait refusé de se prononcer, les deux théories pouvaient être enseignées dans les chaires catholiques. Qui donc mettrait fin à cette querelle ? Jansenius répondait : Moi ! Moi ! seul interprète fidèle de saint Augustin.

Ce que donc personne avant lui n'avait su découvrir dans l'œuvre augustinienne, c'était la synthèse des exigences de la grâce et de celles de la liberté. La faute originelle a creusé un fossé entre l'état primitif de l'homme avant la chute et l'état de déchéance après elle. Dans l'état d'innocence il était pleinement libre, et sa volonté droite tendait naturellement au bien. Libre, dans l'état de nature déchue, il ne l'est plus, mais esclave du péché, entraîné sans cesse par la « délectation terrestre » ; tout ce qu'il fait le conduit à l'abîme de corruption. Mais Dieu, dans sa bonté, offre à l'humanité une chance de s'arracher à cet abîme. Par les mérites du Christ, il donne la Grâce efficace qui exalte la volonté humaine. Ceux qui la possèdent sont vraiment libres, délivrés de l'esclavage du péché, et la Grâce en eux coïncide avec l'exigence intérieure du bien. Mais pour ceux qui ne la possèdent pas, rien à faire ; aucun espoir ; les justes mêmes, sans la Grâce, ne peuvent pas obéir aux commandements divins : tel saint Pierre reniant le Christ dans la cour du Prétoire... Cette Grâce, est-elle donnée à toute l'humanité ? Non. Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. Seules quelques rares âmes sont capables de liberté, en puissance de salut. Et les autres ? Dieu ne les condamne pas, mais, puisque sa Grâce ne leur est pas donnée, elles demeurent dans la Massa damnata où les a mises la faute. La synthèse janséniste – du moins quant au mot – maintient le libre arbitre de l'homme, mais en le réservant aux peu nombreux bénéficiaires de la Grâce. Système qui se sépare du protestantisme par sa première affirmation, s'en rapproche par la seconde. Système que ne saurait admettre le catholicisme, pour qui, selon saint Paul « Dieu veut sauver tous les hommes » (I Tim. II. 4) et, pour cela, donne à chacun une grâce suffisante qui lui permet de mener le combat du salut. Calvinisme rebouilli, le mot qu'on applique si souvent au jansénisme est excessif : semi-protestantisme serait plus juste et plus exact.

Telle était la substance de l'énorme Augustinus, les bases de ce qu'on peut appeler le jansénisme doctrinal, spéculatif, métaphysique, dont Bremond dit justement qu'il est né « dans la bibliothèque d'un intellectuel ». Mais, en s'insérant dans le milieu de Port-Royal, les thèses de l'évêque d'Ypres allaient y prendre un autre caractère, et se traduire en commandements impératifs applicables à la vie chrétienne de chaque jour. Ainsi allait s'affirmer et se développer un jansénisme moral, auquel, dans l'usage courant, on réduit d'ordinaire le jansénisme lui-même : le terme de janséniste désignant, de nos jours, presque uniquement une attitude morale de rigueur excessive. On peut noter que cette relation n'était nullement obligatoire. La doctrine janséniste de la Grâce (pas plus que celle de Luther : on l'avait assez vu en Allemagne) n'oblige pas nécessairement à une conduite morale très stricte. Si la Grâce efficace m'est refusée, si je suis, quoi que je fasse, dans la Massa damnata, pourquoi faire effort et me conduire selon les commandements ?

Mais le milieu où se répandit le système était prédisposé à interpréter la pensée de l'évêque d'Ypres dans le sens le plus janséniste. On y était porté à la rigueur : on y avait de la vie chrétienne une vision sombre et tragique. Non pas que le rigorisme de Port-Royal fût unique. Tout au contraire : dans maints textes catholiques du temps, chez un saint Vincent de Paul, un Bérulle, un Olier, même chez le doux saint François de Sales, on trouve des assertions que les Solitaires eussent volontiers prises à leur compte. Les religieuses réformées de la Mère Angélique n'étaient pas les seules à refuser toute compromission, tout mélange mondain. Pas, plus que le janséniste Pascal ne sera seul à se poser, dans le déchirement et l'angoisse, les grands problèmes. Dans ses intentions premières et ses premiers chefs, Port-Royal n'a rien de critiquable : « tout ce que nous admirons en eux, dit Bremond, reste catholique ». La déviation ne vint que plus tard.

Elle vint de Saint-Cyran. Il est hors de doute que le lieu où le jansénisme doctrinal devint le jansénisme moral, ce fut l'âme du mystique passionné, excessif, auquel la Mère Angélique avait remis la direction spirituelle de sa communauté. De l'Augustinus, Saint-Cyran n'utilisa, en fait, que les conclusions morales, pratiques. Mais les transcendantes idées de son ami, il les rumina pour les adapter à une spiritualité originale, que son expérience personnelle lui suggérait. Il y avait certainement en lui un sens aigu, déchirant, de la misère de l'homme pécheur. Dans saint Augustin, ce qui l'avait sans doute le plus ému, c'était l'idée de la guerre cruelle que se livrent les deux hommes en moi, de cette épuisante bataille où l'homme, sans Dieu, est certain de perdre. Sa tendance au rigorisme, à une religion austère et enténébrée, les thèses janséniennes la confirmaient : « Nous avons en nous, écrivait-il déjà dans l'Apologie pour le chapelet secret, une source continuelle de péché qui jaillit en la mort éternelle, si Dieu ne met en nous cette fontaine de vie qui jaillit en la vie éternelle ». Dans cette simple phrase, toute la doctrine jansénienne sur la Grâce est enclose. En répétant à ses dirigées : « Souvenez-vous que les jugements de Dieu sont terribles », que tous les hommes sont d'affreux pécheurs, que, même en y travaillant opiniâtrement, nul n'est jamais sûr de son salut, Saint-Cyran leur redisait des vérités que bien d'autres prédicateurs, en son temps et en d'autres, ont proclamées, mais il y mettait un arrière-plan doctrinal, celui du livre de Jansen.

On comprend comment, avec les meilleures intentions, les saintes filles de la Mère Angélique, voire les Solitaires, purent glisser dans une déviation doctrinale. Et que de nombreuses âmes y aient cédé par la suite attirées qu'elles étaient par l'austérité du mouvement, son « talisman bien redoutable », dit Sainte-Beuve. La confusion était facile à commettre : les jansénistes parlaient comme saint Charles Borromée, comme saint Vincent de Paul ou comme Bourdaloue. Bossuet devait bien voir que « cette rigueur enfle la présomption, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité ». À mesure que l'histoire du jansénisme allait dérouler ses épisodes, on ne lui trouverait que trop bien ces défauts.

Car le jansénisme ne devait pas demeurer seulement une doctrine de la Grâce à laquelle se reliait une conception cohérente, complète et raidie, de la religion et une morale sévère. Protée qu'on retrouva partout dans la vie de l'Église, il mit bientôt en cause la discipline, autant et davantage que le dogme et la morale. Un troisième jansénisme ne devait pas tarder à se surajouter aux deux premiers, qu'on pourrait appeler le jansénisme sectaire. Ses origines sont complexes. On les trouve dans l'esprit arrogant des Arnauld, si fiers de leur réussite, fiers plus tard aussi de la sainteté de tant de leurs membres : « Confesser le nom de notre famille, disait bien haut la Mère Agnès, c'est quasi confesser Dieu ». On les trouve dans l'incontestable orgueil de Saint-Cyran, son « zèle fier et insolent » dont parle Jean-Jacques Olier, dans cette assurance permanente qu'il a, et que Jansen avait aussi, d'avoir seul raison, de représenter tout seul le Christianisme authentique. On les trouve aussi dans des tendances polémiques et chicanières – celles des Arnauld encore, maîtres robins – peu portées à accepter dans l'humilité les ordres de l'Église, et à se soumettre à son jugement. Dès ses débuts, le jansénisme se trouva en relations étroites avec les milieux gallicans du monde parlementaire, anti-romains par principe, anti-jésuites par tempérament, où il gagna vite de nombreuses sympathies. Il s'en acquit dans d'autres classes sociales, notamment dans le bas clergé, dont Jansenius exaltait le sacerdoce presbytérien, dépositaire de la Grâce, disait-il, aussi bien que la Hiérarchie. Un parti janséniste se constitua donc – au sens qu'avait le mot de parti alors, dont les membres s'intéressèrent de moins en moins aux doctrines augustiniennes de la Grâce, de plus en plus au triomphe de leur équipe. C'est, on le sait, la fatalité des grandes luttes doctrinales que de renforcer et de développer sans cesse l'esprit sectaire. Ainsi, au long des cent cinquante ans que va durer son histoire, le jansénisme, au début déviation doctrinale sur la Grâce, puis conception exigeante de la morale chrétienne, tendra-t-il à devenir de plus en plus une hérésie contre l'Église, voire enfin un allié involontaire des ennemis du christianisme lui-même. On peut penser que ni Jansenius, ni Saint-Cyran, ni la Mère Angélique ne prévoyaient cela.

Les méfiances du Cardinal

Lorsque l'Augustinus parut, la bataille du jansénisme avait déjà connu ses premières escarmouches, et M. de Saint-Cyran était emprisonné. Depuis quelque temps déjà, l'opinion des gens sages sur le fameux directeur d'âmes s'était faite plus que réservée. Le P. de Condren, qui, en somme, avait été au point de départ de sa carrière, disait de lui : « C'est un esprit écarté, grand amateur de nouveauté, avec un penchant excessif à la singularité ». M. de Langres, Sébastien Zamet, éclairé sans doute sur son ancien protégé par l'aigreur qu'il éprouvait à se voir écarté de Port-Royal, le qualifiait désormais d' « esprit outrageux et violent, sans nul respect aux personnes qui font la moindre opposition à ses pensées ». Quant à M. Vincent, lui, comme c'était un saint, il supportait avec humilité que Saint-Cyran le traitât d'ignorant, lorsqu'il l'admonestait un peu sur sa prétention à sauver seul l'Église : « Ignorant ? plus que vous ne pensez encore... » répondait-il avec un bon sourire ; mais il avait pris ses distances et voyait l'abbé de moins en moins.

Cette méfiance, Richelieu la partagea. Pour des raisons qui, il faut l'avouer, ne méritent pas toutes l'admiration. L'impérieux cardinal avait certainement eu le désir de capter cette force à son service. Saint-Cyran s'y était refusé : il n'était pas de ceux qu'on achète. Le bruit était alors revenu aux oreilles du tout-puissant ministre de quelques mots où il était question de ces gouvernements « qui ne veulent près d'eux que des esclaves ». Du coup, son opinion sur le réformateur s'était retournée ; ce n'était plus « l'homme le plus savant du monde », mais un excité, un déséquilibré, un visionnaire ; bientôt le Cardinal s'écrierait, non sans quelque exagération, qu'il tenait Saint-Cyran pour « plus dangereux que six armées ». En fait, le maître de Port-Royal complota-t-il contre le Cardinal ? C'est fort douteux, mais il faut reconnaître que ses allures étaient celles du conspirateur, s'entourant de secret, ordonnant à ses correspondants de brûler ses lettres, sans cesse menant choses et gens. Richelieu put croire, ou faire semblant de croire avec toutes les apparences de la conviction, que Saint-Cyran était capable des pires desseins, comme dit Bremond, et qu'il commandait à une secte aussi dangereuse que la secte protestante. En fait, entre les deux hommes, il y avait surtout incompatibilité absolue. « Je n'ai pas moins l'esprit de principauté que les plus grands potentats du monde », avouait Saint-Cyran lui-même ; Purpuratus était sans indulgence pour ce genre de prétention.

Divers incidents achevèrent de l'irriter. Jansenius, que tout le monde savait ami de Saint-Cyran, publia à Louvain un fort cruel pamphlet contre Richelieu, Mars Gallicus, et sa politique d'alliance avec les protestants. Puis le Cardinal ayant fait annuler le mariage de Gaston d'Orléans et de Marguerite de Lorraine, Saint-Cyran déclara publiquement que c'était un pur scandale… ce qui n'était pas faux. Enfin, un certain Père Séguenot, de l'Oratoire, ayant publié un commentaire du traité de saint Augustin sur la Virginité qui contenait des phrases fort suspectes, l'enquête révéla qu'il l'avait écrit sur l'inspiration directe de Saint-Cyran.

Le 14 mai 1638 – huit jours après la mort de Jansenius – la police royale arrêta Saint-Cyran, revenu à Paris depuis peu, et le mena au château de Vincennes. Un procès commença, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il fut mené de façon peu correcte. On interrogea les anciens amis de l'inculpé, même son confesseur ; on écouta Sébastien Zamet accuser d'hérésie celui que, si peu de temps avant, il portait au pinacle de la théologie ; on lut des lettres de direction envoyées aux religieuses de Port-Royal, que la police avait saisies ; derrière tout cela, le Père Joseph, l'Éminence grise, travaillait efficacement.

Que ce procès, mené par l'État, fût canoniquement frappé d'illicéité, la chose ne fait nul doute : seul un tribunal d'Église eût été compétent, puisqu'on n'incriminait Saint-Cyran que sur ses opinions religieuses. Saint Vincent de Paul eut le courage de le laisser nettement entendre, dans sa déposition, se refusant à accuser son ancien ami, poussant à l'acquittement pur et simple. Saint-Cyran n'en demeura pas moins en prison cinq ans.

L'épreuve lui fut douloureuse. Non pas physiquement : Richelieu fit traiter le prisonnier avec égards, l'autorisa à recevoir des visites, à correspondre avec ses amis, voire à écrire et à publier des livres. Ce qui permit à Saint-Cyran de demeurer le chef du mouvement, de continuer à diriger de nombreuses âmes et même de faire des conversions parmi les officiers impériaux alors prisonniers à Paris. Mais moralement, il souffrait beaucoup, jusqu'à subir une dramatique crise spirituelle, au cours de laquelle il se demanda s'il avait raison, si ses idées étaient justes, si son audace n'était pas témérité vaine...

Cette captivité cependant le grandit encore aux yeux de ses fidèles. Port-Royal avait un martyr ! « Souvenez-vous, s'écriait la Mère Agnès, que l'Abbé de Saint-Cyran n'est enfermé que pour avoir montré les vraies voies de la pénitence ». Ni ses filles spirituelles ni ses amis n'entendaient céder à la persécution. On avait beau supprimer l'Institut du Saint-Sacrement, la maison de Port-Royal du Saint-Sacrement n'en demeurait pas moins un centre de ferveur mystique. On avait beau disperser les Solitaires : installés à Port-Royal des Champs, chassés encore de là, ils y revenaient à petit bruit, continuant à recruter, et lançant calmement leur Petites Écoles. Sur ces entrefaites se produisit la publication de l'Augustinus. Le bruit qu'elle fit provoqua des réactions aussi vives.

À Louvain, les Jésuites se livrèrent à une démolition en règle de l'ouvrage. À Paris, le théologal du diocèse, Habert, l'attaqua violemment en pleine chaire de Notre-Dame. À Rome, le vieux pape Urbain VIII, partisan de la politique du pas d'histoires, essaya d'abord de garder et d'imposer le silence ; sous la pression de la Compagnie, il dut quand même, en mars 1641, signer la Bulle In Eminenti, mais il ne se décida à la publier que deux ans plus tard. Tout cela n'était encore que combats d'avant-garde, mais les positions se prenaient, pour de plus dures batailles.

Cependant, Richelieu mort, Mazarin, conciliant, avait accepté en février 1643 de laisser Saint-Cyran sortir de prison. Moniales, Solitaires, amis de toutes sortes lui avaient fait un accueil de dévotion idolâtrique. À Port-Royal, pour annoncer la nouvelle sans rompre le silence, l'Abbesse dénoua sa ceinture... Libéré, Saint-Cyran se consacra à lutter par la plume contre les protestants, peut-être pour se gagner les sympathies de la Reine Mère et de la Cour. Las... quelques semaines plus tard, il mourait. Ses zélateurs se partagèrent son corps, chacun voulant avoir quelque membre en relique, les moins heureux devant se contenter de linges trempés dans son sang ou d'un peu de la poudre « qui s'était faite lorsqu'on lui sciait la tête ». Il disparaissait, le chef passionné, l'inquiétant et fascinant mystique, au moment de la lutte décisive. Mais il savait qu'il laissait derrière lui un successeur capable de reprendre et de poursuivre plus loin encore son œuvre : Antoine Arnauld.

L'heure du ‘Grand Arnauld’

Le dernier enfant de l'illustre famille avait alors de peu dépassé la trentaine, mais, au physique comme au moral, il paraissait beaucoup plus âgé. C'était un petit corps sec, tout en nerfs et en tendons, qu'on eût dit sans cesse prêt à se détendre pour bondir. Le visage était noiraud, plutôt laid, avec de gros traits crispés et un nez sans grâce, mais les yeux étaient de braise, et, fixés droit sur l'interlocuteur, le perçaient jusqu'à l'âme. Il émanait de cet homme sans apparence une force singulière, à laquelle il ne manquait, pour être irrésistible, que la chaleur du cœur et la secrète tendresse. Merveilleux dialecticien et polémiste, Antoine Arnauld donnait moins l'impression d'incarner ses convictions que de les démontrer et de les ériger en dogmes ; mais, en ce rôle, il triomphait.

Dès son enfance, les siens l'avaient traité en cadet-génie. Dirigé vers l'état ecclésiastique par sa mère, il avait, de 1638 à 1641, soutenu tour à tour en Sorbonne ses quatre thèses réglementaires devant des parterres d'évêques et de magistrats qui lui avaient fait des ovations. Déjà, d'ailleurs, s'y marquaient les tendances jansénistes, car il avait lu saint Augustin, et divers morceaux de l'évêque d'Ypres ; mais il n'était pas encore vraiment inséré dans le mouvement. Ses neveux Le Maistre, les Solitaires – qui étaient ses aînés – s'inquiétaient même de le voir si content de sa réussite, si ambitieux des succès temporels, et qu'il fit rouler carrosse. Mais comme tous les Arnauld, il avait en lui l'appétence des choses divines, et Saint-Cyran, profond connaisseur d'âmes, l'avait deviné. Un jour où le jeune étudiant en théologie était allé voir le captif de Vincennes, celui-ci l'avait amené à se confier à lui, à avouer la perpétuelle léthargie où il avait vécu jusqu'alors, l'avait mis en garde contre l'orgueil, et lui avait imposé la cure de renouvellement spirituel, par le jeûne, la solitude et la prière, qu'il offrait à ses dirigés. Comme les autres, le dernier des Arnauld avait admirablement répondu à l'attente de son maître, entrant avec joie dans le système d'austérité et de rigueur qu'était déjà devenu le jansénisme. Saint-Cyran n'avait pas son pareil pour mener les êtres sur la voie même où ils donneraient leur plein ; il n'avait pas mis longtemps à pressentir quel rôle pourrait jouer ce maigre garçon si doué pour les luttes de l'intelligence. Le 1er février 1643, de sa prison, il écrivait à son disciple : « Le temps de parler est arrivé : ce serait un crime de se taire ». Celui qui allait être le grand Arnauld entra dans le champ clos.

Le terrain choisi – par son maître sans doute plus que par lui – ne fut pas celui de la théologie de la Grâce, mais celui de la morale et de la pratique. Façon peut-être de détourner les esprits des critiques qu'on adressait à l'Augustinus ; moyen, plus sûrement, de battre en brèche la Compagnie de Jésus, adversaire de Jansen. Précisément, un jésuite, le Père de Sesmaisons, avait autorisé sa pénitente, la marquise de Sablé – amie de Port-Royal – à aller danser un jour où elle avait communié, ce que Saint-Cyran avait interdit à sa dirigée, la princesse de Guémené. Cet incident mondain avait mis en chaleur les théologiens des deux camps. L'occasion était bonne de faire un éclat. Le 25 août 1643, Antoine Arnauld publiait De la Fréquente Communion, où, en s'appuyant sur les Pères, les Papes et les Conciles, il se proposait de rétablir l'authentique doctrine sur la pratique des sacrements, gâchée et pervertie par le laxisme jésuitique. L'ouvrage ne manquait pas de qualités : sa langue était claire et précise, sa démonstration ferme, et il contenait de très beaux passages, des vues très élevées sur l'Eucharistie, exprimées dans un ton d'impressionnante piété. D'où son succès. Mais les thèses soutenues y étaient singulières. La Communion, au lieu d'être regardée comme un moyen d'acquérir des forces et d'augmenter la Grâce, était présentée comme une récompense sublime, qu'on ne pouvait obtenir qu'au prix de mortifications sévères et, de toutes façons, très rarement. En somme – et là on retrouvait les idées de Jansenius – seuls devaient communier ceux qui ressentaient un appel décisif de la Grâce divine. Ne pas communier devenait le signe d'une piété exemplaire et d'une profonde humilité d'âme. Les confesseurs, avant d'autoriser leurs dirigés à s'approcher du sacrement, devaient leur imposer de longs délais et de sévères pénitences. Tout cela pouvait entrer dans l'intention, proclamée par le Concile de Trente, de revaloriser l'Eucharistie, et de lui rendre toute sa dignité ; mais le traité d'Arnauld allait nettement contre le courant du temps, qui portait à offrir l'hostie comme soutien de l'âme, et son accentuation rigoureuse, inhumaine à force d'austérité, était décourageante pour les pauvres pécheurs, qui forment la majorité des chrétiens.

La réaction fut vive. Et pas seulement dans la Compagnie de Jésus. Le sage Vincent de Paul observa qu'à lire la Fréquente Communion, on en arrivait à se demander « s'il se trouvait homme sur terre qui eût si bonne opinion de sa vertu qu'il se croie en état de pouvoir communier dignement ». Saint Paul lui-même eût appréhendé de le faire ! « Il est vrai, ajoutait-il avec malice, que Monsieur Arnauld ne laisse pas de se vanter qu'il dit la messe tous les jours ». Il semblait évident qu'un tel livre allait écarter les fidèles de l'Eucharistie, et encourager leur faiblesse et leur indifférence. Et, de ce fait, quelques années plus tard, les curés devaient signaler une baisse impressionnante dans la pratique religieuse de leurs paroissiens. « Si ce livre, disait encore M. Vincent, a servi à une centaine, en les rendant plus respectueux à l'égard des sacrements, il y en a au moins dix mille à qui il a nui en les en retirant tout à fait ». Mais tous n'étaient pas aussi clairvoyants. De très hauts prélats, des évêques comme Caulet et Pavillon et bien d'autres, approuvèrent la Fréquente. À Rome, un cardinal jésuite, de Lugo, dans l'espoir de faire cesser la querelle, proposa un simple blâme pour le corps de l'ouvrage et une condamnation pour la seule préface, où se trouvait un mot maladroit sur saint Pierre et saint Paul, mis à égalité dans l'Église. En dépit de ces intentions iréniques, la bagarre s'amplifia. Un premier jésuite étant mis hors de combat, le Père Pétau se lança dans la lutte, avec un traité sur la Pénitence publique et la préparation à la communion fort bien pensé mais si mal écrit que les jansénistes eurent beau jeu à dire que le bon Père « connaissait toutes les langues sauf celle de sa nourrice ». M. Olier intervint publiquement et avec lui l'ensemble de Saint-Sulpice. En sens inverse, tout ce qu'il y avait de gallicans et d'anti-jésuites à la Sorbonne et au Parlement, se démenait, incitant Arnauld à faire appel de la condamnation, cependant si bénigne, qui le frappait – ce qu'il eut la sagesse de ne pas faire. La Querelle de la Fréquente Communion battait son plein quand celle de l'Augustinus entra dans une phase nouvelle.

Les Cinq Propositions

La bulle In Eminenti n'avait guère atteint le prestige de l'Augustinus. Malgré la défense, on continuait à le lire et à en disputer. Le Père Pétau lança contre lui, en 1643 et 1644, deux pesants traités latins, fort érudits, mais qui firent le désespoir de son éditeur, le libraire Charmoisy. Arnauld leur riposta par deux Apologies pour Jansenius qu'en revanche, l'immense succès de la Fréquente entraîna vers les gros tirages. Mais, plus fort que l'excellent Pétau, un jeune jésuite de grand talent, le Père Deschamps, décocha à feu l'évêque d'Ypres un trait acéré en démontrant, par les textes, que son livre reprenait exactement les thèses de Baius, condamnées par la Sorbonne en 156o. Du coup, l'offensive anti-janséniste se développa. Le théologal de Paris, Habert, devenu évêque de Vabre, du fond du Tarn, mena l'attaque. Un peloton de jésuites s'y employa. C'est alors qu'Arnauld fit la plus grande faute de sa carrière : elle allait coûter cher à son clan.

Le Père Néron, prédicateur notoire, ayant publiquement traité les jansénistes de calvinistes, ils le dénoncèrent à la Sorbonne pour obtenir réparation de l'injure. Le syndic de la faculté de théologie, Nicolas Cornet, un très honnête homme, se saisit personnellement de l'affaire. Il lut avec soin l'Augustinus et crut pouvoir en extraire, selon une méthode très en usage dans ce genre de discussions théologiques, un certain nombre de propositions qui, lui semblait-il, résumaient toute la pensée de Jansenius. Et il les soumit au jugement de la Sorbonne (1er juillet 1649). Tout à coup inquiets, Arnauld et ses amis obtinrent du Parlement qu'il défendît aux Sorbonnards d'examiner la question. Furieux, Nicolas Cornet et les autres maîtres la transmirent à l'Assemblée du Clergé en lui suggérant de la soumettre à Rome. Une supplique, rédigée par Habert, fut présentée à tous les évêques, pour demander au Pape « un jugement clair et distinct ». Saint Vincent de Paul, épouvanté de ce qu'il apprenait alors sur le péril janséniste et la baisse de la pratique dans les paroisses, jeta toute son autorité dans la balance et recruta lui-même des signatures. Quatre-vingt-cinq évêques appuyèrent la supplique. Onze prélats jansénisants eurent beau rédiger une contre-supplique pour que Rome s'abstînt de juger l'affaire, Innocent X reçut l'appel et nomma une commission de six cardinaux pour trancher.

L'examen dura deux ans. D'innombrables influences agirent dans l'un et l'autre sens, les deux camps ayant dépêché à Rome des représentants qualifiés. Les jansénistes devaient se venger plus tard, et tenter de minimiser la sentence, en publiant la relation d'un d'entre eux où les potins de l'affaire étaient rapportés, non sans esprit ; cela ne changerait rien au jugement. Le 31 mai 1653, la bulle Cum occasione était signée par Innocent X, condamnant formellement les Cinq propositions que le clergé de France avait déférées au jugement de Rome. Toutes les cinq étaient déclarées hérétiques, et de surcroît plusieurs étaient qualifiées de « blasphématoires, impies, injurieuses à la miséricorde divine ». En substance, les quatre premières exprimaient l'idée que la Grâce efficace est indispensable pour être appelé au salut et qu'au surplus Dieu ne donne pas à tout homme la Grâce suffisante ; la cinquième affirmait que le Christ n'est pas mort pour tous les hommes, qu'il n'a pas versé son sang pour tous.

La condamnation de Jansenius et de ses thèses était donc formelle. Qu'allaient faire Antoine Arnauld et ses amis ? Neuf ans plus tôt encore, lorsqu'une phrase de la préface de la Fréquente communion avait été condamnée, le bouillant polémiste avait jugé prudent de se mettre à l'abri sous les ailes de Dieu, c'est-à-dire qu'il était allé se terrer dans un château de la princesse de Guéméné. Mais, entre temps, la situation avait notablement changé. Le mouvement janséniste avait gagné en extension et en influence : le parti janséniste avait pris du poids. D'abord le recrutement du monastère ne cessait de croître : en 1648, on avait dû rouvrir Port-Royal-des-Champs, moins insalubre depuis que les Solitaires avaient eu l'idée d'assécher les bas-fonds. Les Solitaires aussi avaient vu grandir leur petite troupe ; les six premiers avaient été rejoints par maintes savantes gens qui abandonnaient le monde pour venir prier et chanter des cantiques, tout en bêchant la terre et en faisant des livres. Il y avait désormais parmi eux, Robert d'Andilly, l'aîné des Arnauld, qui cultivait de si belles poires et envoyait à Anne d'Autriche les fruits bénis de ses espaliers ; son fils, Arnauld de Luzancy ; le médecin Pallu, qu'à sa mort remplaça un autre médecin, Hamon ; des clercs comme Manguelain, Giroust, Duchemin, un évêque même, Listolphe de Suzarre, et, le plus éminent latiniste du temps, Pierre Nicole. L'ancien disciple de saint Vincent de Paul, Antoine Singlin, avait suppléé puis remplacé Saint-Cyran à la direction spirituelle de tout Port-Royal, avec autant de force que lui dans la connaissance des âmes, quoique avec plus de douceur et de prudence. Mais le vrai maître était le Grand Arnauld.

Port-Royal en était donc à la seconde génération : comme il est de règle, plus engagée encore que la première, plus audacieuse, plus dure. Chez les religieuses, c'était celle d'une  fille de Robert d'Andilly, nièce de la Mère Angélique, une adolescente de vingt ans que ses dons éclatants avaient fait nommer maîtresse des novices ; une nature, au reste, exceptionnelle, chez qui l'élan du cœur s'alliait à une énergie d'acier et qui cachait sous une froideur voulue la sensibilité la plus frémissante : la Mère Angélique de Saint-Jean. Du côté des hommes, cette seconde génération était celle de Blaise Pascal... Et, pour préparer l'avenir, Port-Royal avait, depuis 1638, ses Petites Écoles – Lancelot, Nicole, Le Nain de Tillemont s'y dévouaient – destinées à concurrencer les collèges jésuites, à rivaliser avec ceux de l'Oratoire, où une pédagogie nouvelle était appliquée, fondée sur la confiance réciproque de l'enfant et du maître, et sur l'exemple ; où, pour la première fois dans l'histoire de l'enseignement, la langue française était objet d'étude. Cependant que les religieuses, elles aussi, accueillaient de petites pensionnaires, auxquelles se consacrait, avec un zèle si tendre, Sœur Sainte-Euphémie : Jacqueline Pascal.

Quant au parti janséniste, il s'était accru, du fait même des discussions publiques, d'un grand nombre d'éléments : de magistrats et de parlementaires, de partisans des libertés de l'Église gallicane, hostiles, par principe à Rome, voire de grands seigneurs ennemis du Cardinal-Ministre, lequel passait (assez inexactement) pour l'homme du Pape : dans la Fronde qui battait son plein, le jansénisme était de bon ton. Quel réseau de hautes influences le parti étendait sur la France, on en a une idée en nommant seulement quelques-unes des femmes du monde qui, de près ou de loin, tournaient autour de Port-Royal : Anne de Rohan, princesse de Guéméné, Élisabeth de Choiseul, comtesse du Plessis-Guénégaud, Madame de S ouvré, marquise de Sablé, la duchesse de Longueville, revenue de fort loin, mais convertie solide, Louise Marie de Gonzague, future reine de Pologne, amie pourtant de Monsieur Vincent, la duchesse de Liancourt, la duchesse de Luynes, et même Mme de Sévigné, « janséniste amateur », dit Sainte-Beuve, « amie voltigeante ». Cela faisait beaucoup de relations.

Se sachant ainsi appuyé, Arnauld n'allait-il pas être tenté de résister, de faire front à la condamnation ? Décision grave : Mazarin faisait établir en Conseil des lettres patentes pour que la Bulle fût loi d'Etat, et réunissait chez lui tous les évêques présents à Paris pour leur ordonner de la recevoir ; et, de fait, tous les évêques de France, y compris les jansénisants, l'acceptaient. À Port-Royal même, l'hésitation régnait : la Mère Angélique, la grande réformatrice, non sans de soudains éclats de violence contre Rome, inclinait vers la soumission et le silence ; Singlin, Nicole aussi. Peut-être Saint-Cyran, s'il avait été encore là, aurait-il choisi cette solution ; malgré ses défauts, c'était une âme haute et impropre à certaines ruses. Antoine Arnauld crut qu'il pourrait biaiser et user d'un faux-fuyant.

Ce fut la fameuse distinction entre le droit et le fait. Le Pape avait condamné les Cinq propositions ; comme il avait bien fait ! C'étaient de monstrueuses hérésies. Mais ces cinq propositions n'étaient pas dans l'Augustinus ; elles avaient été forgées de toutes pièces par les ennemis de Jansenius et de sa doctrine, en déformant sa pensée. L'argument était habile, plus habile qu'estimable. Pas un seul des représentants du clan à Rome ne l'avait sorti durant les discussions. Il sentait mauvais l'esprit de procédure, la cautèle du robin chicaneur. Arnauld l'adopta, s'il ne l'inventa pas : peut-être fut-ce Nicole qui le lui glissa à l'oreille. Puis il s'y tint, avec l'énergie qu'on lui connaissait.

La bagarre reprit donc de plus belle. Les Cinq propositions étaient-elles dans Jansenius ? L'Assemblée du clergé de 1654 l'affirma solennellement et un bref pontifical le proclama, plus formellement encore. Mais des évêques ont-ils qualité pour trancher un point de fait, dont n'importe quel homme de bon sens peut décider lui-même, à savoir si des phrases sont ou ne sont pas dans un livre ? Quant au Pape, était-il infaillible, lui aussi, quand il s'érigeait en juge de ce qui est ou n'est pas ? Le chemin était bien glissant qui menait à la révolte ouverte, au schisme... Il n'empêchait que bien des âmes étaient profondément troublées. Des confesseurs demandèrent à leurs pénitents, avant de les absoudre, s'ils repoussaient les idées de Jansenius et s'ils acceptaient la bulle. L'un d'eux, un sulpicien, refusa l'absolution à un pénitent illustre, le duc de Liancourt, qui lui déclarait que les Cinq propositions n'étaient pas dans l’Augustinus. Du coup le Grand Arnauld prit feu, et publia deux lettres pour riposter à ce Monsieur Picoté, à son supérieur M. Tronson, et à tout Saint-Sulpice. Elles eurent un grand retentissement mais entraînèrent aussi une réaction brutale des adversaires. La Sorbonne se saisit de l'affaire, examina les lettres qu'elle déclara « scandaleuses, injurieuses au Pape », puis trancha, en deux jugements très motivés, de la question du droit et du fait. En vain Arnauld, extrêmement inquiet, rédigea-t-il deux déclarations qu'il eût été facile d'accepter pour des rétractations si les esprits n'avaient été si fort échauffés ; on tenait à lui faire mordre la poussière (ce qui montre qu'en cette affaire tous les torts ne sont pas d'un seul côté). La Sorbonne le condamna, le menaçant même, s'il ne se soumettait pas formellement, de le rayer de la liste des docteurs ; les amis qu'il y comptait n'eurent que la ressource de sortir solennellement, en signe de protestation. Le Parlement lui-même n'osa pas recevoir l'appel que le condamné interjeta.

La situation du jansénisme paraissait critique. Rome, le Roi, Mazarin, la Compagnie de Jésus, Saint-Sulpice, Saint-Lazare, neuf dixièmes au moins des évêques ; c'était beaucoup d'ennemis à la fois. Arnauld sentait venir la déroute. Il était obligé de se cacher, ne sortait guère que le soir, et, douze ans durant, il allait continuer cette existence errante, changeant tout le temps de gîte. C'est alors qu'une intervention se produisit, fracassante, qui parut tout remettre en question.

Blaise Pascal et les Provinciales

Le 23 janvier 1656, le jour même où les soixante docteurs jansénisants quittaient la Sorbonne pour ne point assister à la condamnation d'Arnauld, un libelle aux allures de pamphlet parut, que tout de suite le Paris du monde et de la ville s'arracha. Le style était incisif, à l'emporte-pièce ; l'argumentation vigoureuse et frappante. Il s'intitulait : Lettre écrite à un Provincial et aux RR. PP. jésuites sur la morale et la politique de ces Pères. Comment avait été composé, imprimé, distribué ce livret ? La police chercha mais ne trouva pas. À intervalles irréguliers, d'autres Lettres provinciales parurent, les mois suivants : il devait y en avoir dix-huit, jusqu'au milieu de 1657, où elles seraient éditées en volume. Dès la troisième, une précision était ajoutée, fallacieuse, pour piquer sans doute davantage la curiosité : une signature, Louis de Montalte, un pseudonyme, évidemment. Mont Ate, mons altus, Clermont : l'auteur était-il par hasard de Clermont d'Auvergne ? Mazarin lui-même, dévora les Provinciales, et « en rit fort ».

Les initiés savaient qui se cachait derrière le pseudonyme : un familier d'Antoine Arnauld, un dirigé de M. Singlin, dont le père déjà, Commissaire aux impôts en Normandie, avait été ami du mouvement, dont une sœur portait le scapulaire blanc à croix rouge des moniales de Port-Royal : Blaise Pascal (1623-1662). C'était un homme jeune, trente-trois ans, mais dont l'autorité dépassait de loin celle de son âge. Son visage maigre, au nez busqué, aux lèvres minces et longues, brûlait visiblement d'une flamme intérieure, que ses traits fins reflétaient en lumière. Ses regards mobiles semblaient sans cesse interroger la vie et scruter des mystères. Tout en lui trahissait une tension extrême, douloureuse, celle d'un malade qui, pour créer, pour vivre, devait à tout instant triompher des résistances de la guenille ; celle d'un génie aussi, à qui l'abîme parlait. À douze ans, il avait retrouvé seul tous les théorèmes de la géométrie plane ; à seize, composé un Traité des sections coniques ; à dix-neuf, inventé une Machine arithmétique, et depuis lors, multiplié les preuves d'une intelligence dont l'ampleur, la puissance et la pénétration stupéfiaient également. En 1647, ses Nouvelles expériences touchant le vide avaient passionné les milieux scientifiques ; déjà pourtant, sa pensée ardente se portait dans une autre direction. Jusqu'alors, il n'avait guère donné d'attention aux questions religieuses. Mais l'année précédente, au chevet de son père, qui s'était démis la jambe, il avait rencontré deux médecins rouennais, jansénistes fervents, Messieurs de La Bouteillerie et Deslandes. Toute la famille Pascal avait lu les ouvrages de Jansen, de Saint-Cyran et d'Arnauld ; Blaise en avait été impressionné. Une sorte de première conversion en était résultée pour lui, dont gardent la trace la célèbre Prière qu'il composa pour le bon usage des maladies et l'admirable lettre qu'il écrivit à sa sœur aînée, Mme Périer, à l'occasion de la mort de leur père. Pour l'heure, ce n'était pas allé plus loin, et, tandis que sa cadette, Jacqueline prenait le voile à Port-Royal, Blaise avait mené une vie assez mondaine, fréquentant le grand monde, roulant carrosse à six chevaux et, semble-t-il, dépris des problèmes de la Grâce et du Salut.

Mais Dieu, visiblement, l'avait guetté. La mort vue de très près, alors qu'il traversait le pont de Neuilly et que ses chevaux de volée, emballés, s'engloutissaient dans la Seine, un mystérieux travail intérieur où la souffrance physique, son lot perpétuel, avait pu jouer son rôle autant que l'inquiétude métaphysique, tout l'avait lentement conduit à cette nuit de feu, aux ténèbres traversées de fulgurantes lumières – le 23 novembre 1654 – où le Christ, son amour, sa vérité, son message, s'étaient imposés à lui comme la plus irrécusable des présences, pour ne le quitter plus. Désormais, il avait choisi, il avait « parié », il avait cru, il avait voulu croire. Obéir aux lois du christianisme, c'est risquer de tout gagner au moment de la mort, sans risquer de rien perdre. Converti vraiment, cette fois, il s'était alors jeté dans les bras de M. Singlin, qui l'avait envoyé faire retraite à Port-Royal des Champs.

Blaise Pascal se trouva donc introduit dans le cercle dirigeant du jansénisme au moment même où la crise semblait la plus grave. Après un temps d'inquiétude et un bref fléchissement, l'indomptable Arnauld décida de reprendre la lutte. Il ne s'agissait plus guère de saint Augustin, de la Grâce, des droits de Dieu, mais davantage de savoir qui l'emporterait, du parti des vrais chrétiens ou du clan jésuitique. La lettre que la Sorbonne allait condamner, il fallait la reprendre, sous d'autres termes, plus habiles, plus efficaces. Arnauld s'y essaya. Mais on peut être, comme dit joliment Henri Bremond, une mitrailleuse théologique et n'être qu'un médiocre polémiste. Quand il lut son nouveau texte à ses amis, force lui fut de constater que leur enthousiasme était mitigé. « Je crois bien, s'écria-t-il, que vous ne trouvez pas cet écrit bon pour son effet, et je crois que vous avez raison ». – « C'était, dit Mme Périer, un homme qui n'était point jaloux de louanges ». – Se tournant alors vers Blaise Pascal, il lui jeta : « Vous qui êtes jeune, vous devriez bien faire quelque chose ! » Dix jours plus tard, le quelque chose était fait : La Première Provinciale. « Cela est excellent, s'écria Antoine Arnauld, cela sera goûté : il faut le faire imprimer ».

Est-ce à dire que l'étincelant polémiste qui allait, en dix-huit mois, retourner l'opinion sur le jansénisme, en partageât toutes les idées 7 ? La question demeure controversée, et le demeurera toujours, puisque la pensée religieuse de Pascal ne nous est connue, on le sait, que par des fragments, les disjecta membra d'un grand œuvre inachevé, et qu'il n'est même pas sûr que telles de ses phrases n'expriment pas l'opinion de ceux qu'il voulait réfuter plutôt que la sienne. Le discret Nicole a assuré « qu'il trouvait un peu à redire à quantités d'écrits jansénistes ». Le climat moral de Port-Royal, ses hautes et dures exigences, son austérité sombre, et aussi son incontestable noblesse, voilà ce qui était fait pour lui plaire, à lui, converti sans cesse, déchiré, hanté par l'angoisse de son indignité et de sa misère, ciron désespérément éloigné de Dieu. Mais la doctrine même de l'Augustinus, l'accepta-t-il vraiment ? Il disait encore à Nicole que, s'il traitait un jour de la grâce, « il espérait de réussir à rendre cette doctrine si plausible et de la dépouiller tellement d'un certain air farouche qu'on lui donne, qu'elle serait proportionnée au goût de toutes sortes d'esprits ». Mais il n'était pas théologien ; il put donc certainement subir – et même exagérer dans leur expression – les thèses que lui proposaient des maîtres en théologie qu'il avait tant de raisons d'admirer. Mais en même temps, dans ce perpétuel et dramatique dialogue qu'il mena avec lui-même, il lui arriva souvent de prendre de tout autres positions. Janséniste, peut-être, celui qui affirme que « l'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce », que pour les « personnes destituées de foi et de grâce » il n'y a « qu'obscurité et ténèbres », que « sans médiateur nécessaire, on ne peut trouver Dieu » et bien d'autres phrases qui rendent le même son. Mais est-il janséniste le Pascal qui écrivait : « Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telle goutte de sang pour toi », ou : « Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures »8, le Pascal du « Dieu sensible au cœur », du « cœur incliné par Dieu », le Pascal aussi qui exalte si bien « le Pape qui est premier », « la Maîtresse branche » de l'Église ? Sans aller jusqu'à dire avec Blondel que « anti-janséniste, Pascal l'a été à l'extrême », on peut penser, avec Bremond 9 « à côté, ou pour mieux dire, au-dessous de ce Pascal plus ou moins intoxiqué par la théologie de ses maîtres, il y en a un autre qui échappe à ces maîtres et dont l'influence doit un jour ramener au catholicisme intégral des âmes sans nombre ».

Pourquoi donc entra-t-il dans le jeu et entreprit-il cette œuvre si éloignée de ces préoccupations ? Influence de ceux qu'il suivait comme ses vrais guides ? Fierté d'un homme jeune à être associé à la lutte de ses aînés ? pas seulement. En toute sincérité, il haïssait ceux qu'il tenait pour des dangers publics, les corrupteurs du cœur chrétien : les partisans de cette morale trop facile qu'il avait appris à haïr en lui-même ; sa violence, fut-ce autre chose que celle qu'une âme exigeante ressent contre ses complicités intérieures ? Le goût du combat fit le reste, et son tempérament, moins impartial que son intelligence, qui ne se rendait jamais et que la contradiction excitait sans cesse davantage. Par conviction, il accepta de ne plus obéir à ses seules convictions, de se faire le porte-parole du groupe, l'avocat attitré de thèses qu'il n'acceptait pas toutes. À Madame de Sablé qui lui demandait un jour « s'il savait sûrement tout ce qu'il mettait dans ces lettres », il répondit « qu'il se contentait de mettre en œuvre les mémoires qu'on lui fournissait. Mais que ce n'était pas à lui d'examiner s'ils étaient fidèles ». Le physicien Pascal des expériences sur le vide aurait-il jamais accepté d'agir ainsi ?

Dès la première Provinciale, il apparut que la prédiction du Grand Arnauld se réalisait : l'ouvrage était goûté, sa beauté littéraire eût suffi à assurer son succès à elle seule ; la convenance admirable de la forme au fond, l'aisance souveraine, le parfait naturel ; « le seul ouvrage moderne digne des anciens », devait dire Bossuet, bon juge. Tous les connaisseurs admirèrent Louis de Montalte ; comment n'eût-il pas continué ? Logé d'abord près du Luxembourg et de la porte Saint-Michel dans une maison à deux issues 10, caché ensuite sous le nom de M. de Mons, dans une auberge de la rue des Poirées, à l'enseigne du Roi David, en face du collège – jésuite ! – de Clermont, il passa son année 1656 entière à écrire ses pamphlets, que tout ce qu'il y avait de jansénisants en France, s'employait à répandre, heureux de constater que chaque coup portait, et que les adversaires les accusaient.

Au surplus, comment Pascal eût-il douté d'avoir raison puisque le Ciel lui-même lui donnait un signe ? Le 24 mars 1656, quatre jours après la publication de la cinquième Provinciale, vendredi de la troisième semaine de Carême, le jour auquel l'Église chante à l'Introït : « Seigneur, faites éclater un prodige en ma faveur, afin que mes ennemis le voient et soient confondus », un miracle se produisit, dans la famille même de Pascal. Une relique précieuse, une épine de la sainte couronne du crucifiement, ayant été exposée à Port-Royal de Paris, une fillette de dix ans, qui était affligée d'un ulcère lacrymal affreux, approcha son œil malade du reliquaire en demandant avec ferveur la guérison. C'était Marguerite Périer, fille de la sœur aînée de Blaise. Elle fut guérie. Le prodige fut dûment constaté par la communauté, par les médecins – dont Guy Patin, qui n'était guère crédule –, et par les autorités laïques. Il impressionna, et d'autant plus que d'autres le suivirent, toujours à Port-Royal, comme si la relique n'avait d'efficacité que pour les jansénistes. Dans ce Miracle de la Sainte-Épine, comment le héros de « la nuit de feu » n'eût-il pas vu un encouragement ?

L'offensive se déroula donc, devant un public amusé autant que passionné. Car, très vite, il s'agit d'une offensive, de grand style, certainement menée à des fins de diversion, pour écarter les critiques de Port-Royal et les faire retomber sur leurs adversaires. Les trois premières Provinciales cherchaient à défendre les thèses augustiniennes sur la Grâce, à innocenter Arnauld, à pourfendre les docteurs sorbonnards qui « ont jugé plus facile de censurer que de répartir, parce qu'il leur est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons ». À partir de la quatrième et surtout de la cinquième, il ne s'agit plus de défense, mais d'attaque. Les vrais hérétiques, les vrais empoisonneurs publics, ce ne sont pas les saintes gens de Port-Royal, mais les jésuites, qui « mettent des coussins sous les coudes des pécheurs », qui, pour ramasser du monde, font du christianisme cette religion « obligeante et accommodante » où le scandale de la croix est supprimé, où le sacrifice du calvaire n'a plus aucun sens. Ouvrez les livres jésuites ! ceux du Père Escobar 11 par exemple, dont le manuel de théologie morale est le guide de tous ces casuistes ! Et Pascal de citer – pas toujours correctement – des phrases à faire frémir ou éclater de rire. Tout n'était pas faux, d'ailleurs, dans ces véhémentes critiques, et les traits du polémiste contre une certaine morale trop facile ne manquaient pas de cibles à atteindre ; mais c'était toute la Compagnie de Jésus qui était mise en cause, présentée comme un monstre d'hypocrisie et de facilité : opération singulièrement inique au moment même où, au Canada les Pères Isaac, Jogues, Brebeuf, Lallemant, Garnier, fils de saint Ignace, venaient, une fois de plus, de prouver par le sang la fermeté et l'héroïsme des Jésuites. Mais dans la polémique, les coups bas sont fréquents, et Pascal en donna, comme les autres. Au surplus, pas toujours honnête ni logique avec lui-même, exaltant dans la dernière Provinciale le thomisme qu'il avait raillé dans les premières – sans doute pour se gagner les dominicains – usant à maintes reprises de restrictions mentales, de citations tronquées, d'allusions perfides, tout ce qu'il reprochait au « jésuitisme ». L'ardeur du combat ne fait pas excuser à elle seule, certains tons et certains moyens.

Se rendit-il compte qu'il allait trop loin, qu'il se dégradait à ce jeu, peut-être même qu'il ébranlait l'Église 12 ? Écouta-t-il les conseils de la Mère Angélique et de M. Singlin, qui jugeaient les Provinciales trop vives, trop peu charitables ? Subit-il aussi une crise intellectuelle et morale, les arguments qu'il prêtait à l'adversaire trouvant des échos en son âme sans cesse déchirée ? Dans la dix-septième Provinciale, répondant au Père Annat qui l'avait appelé « le secrétaire de Port-Royal », il déclarait « Je ne suis pas de Port-Royal. Je n'ai rien dit pour soutenir ces propositions impies... Et quand le Port-Royal les tiendrait... je n'ai d'attache sur terre qu'à la seule Église Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir et dans la Communion avec le Pape ». Il avait préparé une dix-neuvième et une vingtième Provinciale : il ne les fit jamais paraître. Sans doute regrettait-il d'être allé trop loin 13.

Il avait cependant efficacement servi la cause de ses maîtres. Si jamais l'arme du ridicule fut meurtrière, ce fut bien dans le combat des Provinciales ! Le rire de Mazarin retentit dans la France entière. Les ripostes des Jésuites, Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe par le Père Daniel, la Bonne foi des Jansénistes par le Père Annat, tombèrent à plat. Les idées de Jansen gagnèrent du terrain ; il était plus facile de lire la langue alerte des Provinciales que l'aride latin de l'Augustinus. Le Saint-Office put bien inscrire les fameuses lettres au catalogue de l'Index, le 6 septembre 1657, et une ordonnance royale les faire brûler par la main du bourreau, trois ans plus tard, le délai même, et cette rigueur, prouvaient qu'on les lisait énormément encore. Était-ce à cause d'elles, ou à cause du Miracle de la Sainte-Épine, qu'on avait suspendu, dès juillet 1656, les persécutions engagées contre Port-Royal, laissé rouvrir les Petites Écoles, fermées en février, et permis aux Solitaires, dispersés après la condamnation d'Arnauld, de retourner à leur chère solitude ? Le climat, en tout cas, était changé.

Louis XIV et Port-Royal de Paris

Mais rien n'était changé dans les données du problème. L'année précédente, l'Archevêque de Toulouse, Pierre de Marca, avait eu l'idée de rédiger un Formulaire condamnant explicitement le jansénisme et de demander à ses prêtres de le signer. En août 1656, l'Assemblée du Clergé reprit l'idée, modifia quelque peu le formulaire et le soumit au Pape Alexandre VII. Celui-ci, alors qu'il n'était encore que Cardinal Chigi, avait été un des commissaires chargés par Innocent X d'examiner les cinq propositions : il était donc parfaitement au courant de l'affaire, il approuva formellement le texte. L'Assemblée du Clergé rendit alors obligatoire la signature du Formulaire pour tous les évêques. On y lisait : « Je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions de Cornelius Jansenius contenues dans son livre intitulé Augustinus ». Il n'était donc plus question de distinguer le droit et le fait.

Qu'allaient faire Arnauld et ses amis ? Ce qui était en jeu n'était plus seulement une opinion théologique sur la Grâce et une attitude morale plus ou moins sévère : c'était l'autorité même de l'Église. Le Pape avait tranché la question de fait et affirmé que les cinq propositions condamnées étaient bien dans Jansenius : s'inscrire en faux, c'était mettre en doute son autorité. L'hérésie contre l'Église était en vue, et le schisme. Les plus raisonnables, comme Nicole, conseillèrent la soumission. D'autres suggérèrent de signer en faisant une restriction mentale, c'est-à-dire exactement ce que les jansénistes accusaient les Jésuites de faire trop souvent ; on s'en tiendrait à un silence respectueux tout en n'en pensant pas moins. Les plus violents – les plus nombreux – voulaient qu'on optât pour le refus pur et simple : parmi lesquels Pascal, sa sœur Jacqueline, et l'indomptable Mère Angélique de Saint- Jean. Quant à Arnauld, il multipliait les démarches, les mémoires, obtenait du Parlement, au nom des libertés gallicanes, un refus d'enregistrer la Constitution d'Alexandre VII, et des Vicaires généraux de Paris, en l'absence du Cardinal de Retz, publiaient un texte ambigu où la distinction du fait et du droit était reprise. Il fallut un lit de Justice pour mater les Parlementaires, des menaces précises pour amener à rétractation les Grands Vicaires. On comprend que Mazarin ait été excédé de tout ce hourvari. D'autant que les jansénistes avaient partie liée avec son ennemi, Retz. Des curés port-royalistes n'avaient-ils pas poussé l'insolence jusqu'à chanter un Te Deum quand ce cardinal s'était évadé de sa prison de Nantes ? Lui-même, de son exil romain, n'avait-il pas envoyé au clergé de France une lettre – rédigée par Arnauld où il se comparait à saint Athanase, à Saint Jean Chrysostome, à saint Thomas de Cantorbery, et posait au défenseur des doctrines de la Grâce en louant les thèses de Port-Royal ? Tout cela était bouffon, le Cardinal don Juan se passant également de la grâce suffisante et de l'efficace 14. Mais le jansénisme s'était constitué en une sorte de Fronde ecclésiastique. Avant de mourir, Mazarin conseilla à Louis XIV de se méfier de cette « cabale de récalcitrants » et de « ne plus souffrir ni la secte des jansénistes ni seulement leur nom ».

Le jeune roi n'avait sans doute pas besoin qu'on l'encourageât dans cette voie. Tout ce qui pouvait porter ombrage à son autorité et, plus encore, tout ce qui lui rappelait la Fronde, lui faisait horreur. Ce qu'il y avait de hautement estimable, d'admirable même, dans la spiritualité de Port-Royal, ce n'était pas le jeune prince galant, tout occupé à séduire les filles d'honneur de son épouse, qui pouvait le comprendre. Au Conseil de conscience, il fit entrer Pierre de Marca et le Père Annat. Port-Royal reçut l'ordre de renvoyer ses novices et ses pensionnaires : ce fut l'occasion de scènes douloureuses, un peu trop abondantes en larmes. M. Singlin dut s'éloigner pour éviter une lettre de cachet ; Arnauld, lui, avait une fois de plus pris le large. La Mère Angélique, la vieille fondatrice, mourut de chagrin, et Jacqueline Pascal, Sœur Saint-Euphémie, peu après. Une fugitive tentative de rapprochement fut faite, sur l'ordre du Roi, entre des jésuites dirigés par le Père Ferrier et les chefs jansénistes, Arnauld en tête ; elle ne donna aucun résultat. Raidi dans ses positions, le jansénisme s'apprêta à livrer bataille. « Sous prétexte de venger Dieu des outrages qu'on lui fait, disait le protestant Jurieu, ces Messieurs satisfont leurs passions particulières ». C'était bien vu.

De tout le clan, les plus acharnées à la résistance étaient les religieuses de « Port-Royal du Saint-Sacrement » à Paris 15, dont la Mère Angélique de Saint- Jean était l'âme. La Cour pouvait bien leur demander impérativement de signer une déclaration, d'ailleurs plus atténuée que le formulaire, où elles se soumettraient à la décision d'Innocent X : froides, fières, farouches, elles s'entêtaient. Le ciel était pour elles ! Les signes le prouvaient. Sœur Sainte-Suzanne, la fille du grand peintre Philippe de Champaigne, était miraculeusement guérie d'un rhumatisme. Mieux, le nouvel archevêque de Paris, Pierre de Marca, qui venait de remplacer Retz enfin démissionnaire, et dont Port-Royal avait tout à craindre, mourut subitement, trois jours après avoir reçu ses bulles. Ce dont les saintes filles marquèrent une joie fort dénuée de charité. Il fut remplacé par l'évêque de Rodez, Hardouin de Péréfixe, un brave homme, porté à la conciliation, mais dont le front ne crépitait pas de génie. Bon courtisan, désireux de plaire au Roi, il se mit en tête d'arranger les choses, et, pour ce, publia un mandement assez amphigourique où il assurait que la question de droit était de foi divine et la question de fait de foi humaine. Puis il ordonna aux religieuses de signer ce formulaire nouveau style.

La Mère Angélique de Saint-Jean n'était pas femme à se laisser prendre à cet épiscopal pathos. Une sorte de vertige s'était emparé de cette tête froide et gagnait à peu près toute la communauté. Port-Royal de Paris joua le martyre. Que les bourreaux vinssent : les victimes étaient prêtes ! Les bonnes sœurs prenaient Péréfixe pour Dioclétien. En vain l'archevêque leur fit-il dire par Lancelot qu'elles devaient se soumettre « pour contenter le Roi » : ce mot maladroit ne fit qu'exalter leur courage. Elles objectèrent les droits de leur conscience. À quoi le bonhomme Péréfixe, pleinement dans la grandeur et la fermeté de sa vocation d'évêque, leur répondit qu'elles confondaient « l'entêtement et la tendresse de conscience ». En quoi il avait raison.

« Il n'y a jamais d'objection de conscience valable contre l'Église » : ce mot, d'un des théologiens les plus éminents du XXe siècle 16, situe exactement l'enjeu du drame qui se joua alors à Port-Royal. Résister, au nom de la conscience, à un ordre donné au nom de l'Église, c'était ruiner les fondements mêmes de l'Église, et, puisque l'Église n'est pas seulement une société humaine, c'était dire non à Dieu. Comprenaient-elles cela, les pieuses filles de la Mère Angélique ? Le mot – pour une fois profond – que prononça M. de Péréfixe, les caractérise à merveille : « pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons ». Une première fois, le 9 juin 1664, l'archevêque vint en personne au couvent, interrogea les moniales l'une après l'autre, n'obtenant rien, s'irritant de plus en plus de cette obstination, et s'oubliant jusqu'à dire à l'une ou l'autre : « Vous n'êtes qu'une folle ! » Avec la Mère Angélique de Saint-Jean le dialogue fut particulièrement haut, tendu, et décevant.

Que faire ? M. de Paris avait épuisé tous les moyens de conciliation. Il avait même envoyé le jeune Bossuet, prédicateur prestigieux, expliquer leur devoir aux religieuses. Elles tenaient toujours bon. Dieu le leur ordonnait ! La preuve ? En ouvrant le Nouveau Testament pour y trouver la réponse, la Mère Agnès n'était-elle pas tombée sur ce verset de saint Luc : « Voici votre heure et la puissance des ténèbres » (XXII, 53) ? C'était presque de l'illuminisme. Elles entrèrent dans les ténèbres avec une sombre ferveur. Ce fut un épisode dramatique, et bien fait pour inspirer un homme de théâtre. L'archevêque revenant, le 26 août, accompagné de policiers et d'hommes d'armes, désignant douze religieuses pour être enlevées de Port-Royal et réparties en d'autres monastères, l'ordre exécuté dans un silence mortel de sanglots contenus... On comprend la solennité terrible du chef contraint à des mesures pareilles ; certes, plus du tout bonhomme ! La Mère Angélique de Saint-Jean fut transportée au Couvent des Annonciades ; les Sœurs bleues, et cinq Visitandines vinrent s'installer à Port-Royal pour accompagner la Supérieure provisoire désignée : la Mère Eugénie de Fontaine, fille aussi de saint François de Sales. Mais la ferme douceur de l'évêque de Genève ne touchait pas ces vierges farouches. Contre la Visitandine haïe, ce qui restait de Port-Royal mena une guerre de chicane, intolérable. Dans les couvents où on les avait mises, les exilées tinrent silencieusement tête, écrivant des Relations de captivité où éclate, en maintes pages, un orgueil d'ange noir. Il fallut frapper plus fort, regrouper à Port-Royal-des-Champs ces récalcitrantes, en les isolant du monde, en les sevrant de toute vie sacramentelle. Indomptables, quatre ans durant, elles allaient tenir bon.

La Paix Clémentine

La résistance des religieuses n'était pas la seule. Moins spectaculaire, mais plus grave, une résistance épiscopale se manifestait 17. Au printemps 1664, Louis XIV fit enregistrer par le Parlement une Déclaration qui ordonnait à tous les prêtres de signer le Formulaire, sous peine de saisie des bénéfices. Quatre évêques jansénisants, Pavillon, d'Alet ; Caulet, de Pamiers ; Choart de Buzenval, de Beauvais ; et Henri Arnauld, d'Angers ; protestèrent que le Roi n'avait pas le droit « de faire des canons et des lois dans l'Église ». Sans doute pensaient-ils qu'en raison, précisément, de son gallicanisme, Louis XIV ne ferait pas appel au Pape. Il s'y résigna cependant, et Alexandre VII, répondant à ses vœux par la Bulle Regiminis apostolici, rendit obligatoire la signature d'un nouveau Formulaire, plus précis encore. Fureur dans le camp janséniste, et aussi désarroi, les uns poussant à la soumission, Arnauld et Nicole à la résistance. De nouveau, les quatre évêques jansénisants prirent position, ordonnant à leurs ouailles d'accepter le Formulaire quant au droit, mais de garder le silence respectueux quant à la question de fait. Le Pape condamna les étranges mandements et, d'accord avec Louis XIV, décida de créer une commission pour juger les rebelles. L'affaire prenait un tour très grave, quand Alexandre VII mourut (mai 1667).

Du coup, le climat changea. Le nouveau Pontife, Clément IX, était d'esprit conciliant, et son nonce à Paris, Bargellini, de même. Les amis de Port-Royal se démenaient pour arrêter l'affaire, et surtout la duchesse de Longueville, qui avait le bras long. Pour des raisons diverses, les trois principaux ministres de Louis XIV, Lionne, Le Tellier et Colbert, souhaitaient un accommodement. Tout le clan gallican représentait au Roi qu'il avait lui-même permis à Rome d'intervenir dans une question strictement française, et que ce n'était peut-être pas bien adroit. Arnauld, appuyant sur cette chanterelle, lança à travers la France une circulaire aux évêques, où Rome était accusée « d'avilir la dignité épiscopale » et de « renverser les saints canons » de l'Église de France. Ce fut dans ces conditions assez surprenantes que des négociations ultra-secrètes s'engagèrent, en cachette de Péréfixe et du Conseil de Conscience : elles devaient aboutir, au début de 1669, à une Déclaration officielle de Clément IX proclamant l'apaisement général et le retour au bercail des brebis égarées...

À y regarder de près, cette Paix Clémentine reposait sur bien des équivoques : les jansénistes multipliant les arguties et les réserves, le Pape ne semblant pas avoir été exactement renseigné. En France, on répandit une thèse qui pouvait se résumer ainsi : « Le Saint-Siège ne prétend pas que la signature du Formulaire oblige à croire à la présence implicite ou explicite, dans le livre de Jansenius, des cinq propositions condamnées, mais seulement à les tenir et à les condamner comme hérétiques, en quelque livre qu'elles puissent se trouver ». Mais il n'est pas sûr du tout que ce soit là le sens que Clément IX avait voulu donner à sa déclaration. À la vérité, tout le monde était las de tant de querelles, même Arnauld, las de tant de clandestinité et de cachettes. Dans le sens susdit, les jansénistes acceptèrent de se soumettre, même les religieuses de Port-Royal ! Les cloches sonnèrent à nouveau dans le val de Chevreuse ; les cierges se rallumèrent à la chapelle ; les Solitaires se réinstallèrent, et l'on chanta un vibrant Te Deum !

Une idyllique période s'ouvrit alors, où les bons cœurs purent croire que le problème janséniste était résolu. Giansenismo estinto, écrivait à Rome le Nonce Bargellini. Un Arrêt publié par le Conseil d'Etat défendit à tous les sujets du Roi de se disputer à propos de la Grâce et de traiter quiconque injurieusement de janséniste. Le Maître de Sacy, qui était à la Bastille, en sortit. Arnauld de Pomponne, fils de Robert Arnauld d'Andilly, devint secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères. Louis XIV reçut le Grand Arnauld, avec une bienveillance exquise : comme celui-ci exprimait poliment le regret de « s'être trouvé engagé dans toutes les contestations », le Roi l'arrêta : « Cela est passé, il n'en faut plus parler ». Bossuet, qui avait gardé envers les jansénistes une attitude mesurée, condamnant leur rebellion, tranchant formellement la question du fait, mais admirant pourtant ce qu'il y avait en eux d'élévation morale et partageant leur aversion pour le laxisme, entreprit d'utiliser la vigueur d'Arnauld dans la lutte qu'il menait contre le Protestantisme. On parla même du chef de Port-Royal pour un chapeau cardinalice ! Et, pour commémorer un si heureux moment de l'histoire du grand règne, une médaille fut frappée où l'on voyait, sur un autel, se croiser les clés de saint Pierre et la Main de Justice, en symbole de l'union des deux pouvoirs.

Détruit le jansénisme ? Estinto ? Tout au contraire. Dans la paix clémentine qui, tant bien que mal, allait se prolonger jusqu'à la fin du siècle, le mouvement connut une nouvelle période d'expansion, la troisième ; il atteignit son apogée. Port-Royal redevint à la mode ; les belles amies du Monastère, Mme de Longueville, Mile de Vertus, s'y firent construire de petits hôtels ; Mmes de Sévigné, de Sablé, de Liancourt y multiplièrent les visites, et bien d'autres ; les carrosses des duchesses embouteillèrent les chemins du vallon. D'humbles gens du peuple accoururent à pied depuis Paris, en pèlerinage. Les familles aisées se disputèrent l'honneur de faire élever leurs filles par les illustres religieuses. Les mourants eux-mêmes demandèrent à être enterrés près de la maison sainte. Sagement, Nicole, la Mère Agnès et quelques autres dirent que tout cela allait trop loin.

Les Solitaires revinrent occuper les Granges qu'ils avaient installées tout près des moniales et leur nombre s'accrut. Lancelot, le doux et diligent Le Nain de Tillemont, le savant Pierre Nicole, le médecin Ramon furent les plus brillants d'une troupe qui n'avait peut-être plus pourtant l'éclat de celle de jadis. Depuis la mort de M. Singlin, en 1664, le directeur spirituel du groupe était Le Maistre de Sacy (1613-1684), neveu du Grand Arnauld, et son contemporain, profond connaisseur d'âmes et docte exégète ; Claude de Sainte-Marthe lui succéda dans cette fonction. Cette troisième génération janséniste, plus encore que les précédentes, eut la passion d'écrire, d'éditer, de publier. Des inédits de Saint-Cyran sortirent alors, et, plus retentissantes, les notes que Blaise Pascal avait assemblées en vue d'un grand ouvrage d'apologétique : les Pensées (167o). Le Maistre de Sacy entreprit une traduction monumentale de la Bible (1672-1696) qui, écrite en un français élégant, connut un succès éclatant. Les Petites Écoles n'avaient pas pu rouvrir officiellement après la crise de 1661, mais en fait les maisons port-royalistes se multiplièrent et la pédagogie janséniste, avec sa Grammaire, sa Logique, ses Règles pour l'Éducation des enfants, se répandit dans maintes écoles, où elle demeura en usage tout au long du XVIIIe siècle. Des élèves illustres témoignaient de l'excellence de la méthode : tel ce neveu du solitaire M. Vitart qui, aux Granges, avait été l'élève chéri de M. Le Maistre et dont la gloire alors éclatait sur les planches – ce qui inquiétait et désolait ses maîtres – l'auteur d'Andromaque et de Britannicus : Jean Racine. D'autres hommes de lettres célèbres étaient aussi les amis du mouvement : Nicolas Boileau, à la vérité peut-être quelque peu janséniste amateur comme Mme de Sévigné, mais dont le frère Jacques, auteur d'un Traité contre l'abus des nudités de gorges, était janséniste militant, et même le bon La Fontaine, fort éloigné pourtant des rigueurs du mouvement, qui cependant accepta de cautionner un volume de Poésies chrétiennes fabriqué à Port-Royal.

Ce fut le moment où l'esprit janséniste pénétra vraiment dans le catholicisme français. De nombreux chrétiens, que les discussions théologiques laissaient froids, se mirent à l'école de celles et de ceux que Mme de Sévigné qualifiait d'anges sur terre, d'émules des ermites du Désert, voire de saints du Paradis. Jamais la confusion n'avait été plus facile, ni excusable, entre les authentiques mouvements réformateurs dans la ligne tridentine et ces tendances également austères, qui cachaient une doctrine suspecte. Que des âmes saintes aient pu puiser à cette source l'eau de la plus pure vie spirituelle, il ne fait aucun doute ; mais le péril n'en était pas moins certain. L'esprit janséniste s'insinuait partout : on le trouvera bientôt dans les Ordres les plus éloignés de Port-Royal, les Bénédictins par exemple, jusque chez les Visitandines ! On le discernera aussi dans les fondations nouvelles, telle celle des Filles de l'Enfance, créée à Toulouse par Mme de Mondonville. Le Christ aux bras étroits pénétra dans le clergé, souvent dans ses meilleurs éléments : des paroisses entières furent gagnées, Saint-Jacques et Saint-Maur à Paris, d'autres à Toulouse, Grenelle, Orléans, Alet, Angers, Rouen. C'est le moment où se multiplièrent les fameux crucifix de bois noir 18, qu'on trouve encore en grand nombre chez les antiquaires, où le corps du Christ, taillé dans la longueur d'un os ou dans l'ivoire, tend droit au-dessus de sa tête ses bras raidis. L'art exprima encore autrement la pensée profonde du jansénisme : par le pinceau austère et talentueux de Philippe de Champaigne, père de la moniale miraculée.

Hors de France, le jansénisme eut un autre terrain d'élection : les Pays-Bas, ceux d'Espagne et ceux des Provinces Unies. Dans ces lieux mêmes où il était né, le mouvement était longtemps demeuré confiné aux milieux de théologiens. L'Archevêque de Malines, Jacques Boonen, l'évêque de Gand, Antoine Triest, maints professeurs de Louvain, avaient refusé d'accepter la condamnation de l' Augustinus. Le succès des Provinciales avait commencé à faire pénétrer les idées jansénistes dans la masse. En 1671 accéda à l'archevêché de Malines un prélat favorable au mouvement, Alphonse de Bergh, qui laissa ouvertement prêcher la morale de Saint-Cyran et d'Arnauld, qu'en vain son successeur Guillaume de Precipiano essaiera de combattre. La Belgique sembla dès lors devoir abriter un des foyers du jansénisme, et la Hollande catholique ne tarda pas à en subir la contagion, surtout lorsque le Grand Arnauld vint y chercher son ultime retraite : Utrecht allait devenir une capitale janséniste.

Tout cela donne l'impression d'une vaste prospérité, d'un triomphe. Pourtant, aux plus raisonnables, les motifs d'inquiétude ne manquaient pas. Que valait, en définitive, cet enthousiasme des mondains ? L'esprit de M. de Saint-Cyran était-il présent dans les carrosses des duchesses ? Des symptômes de lassitude se trahissaient chez quelques-uns des meilleurs : ainsi Robert Arnauld d'Andilly n'avait-il mis qu'un empressement modéré à regagner les Granges, la paix revenue, quelque peu englué, semblait-il, par les douceurs du Monde. Des tiraillements se manifestaient dans le groupe ; Nicole faisait de plus en plus cavalier seul. Ces belles années de Port-Royal, n'était-ce pas plutôt, selon le mot exquis de Sainte-Beuve, d' « admirables heures de doux automne, de riche et tiède couchant », années d'apparente gloire, mais de déclin voilé ? Et puis, combien de temps durerait la Paix Clémentine ? Qui le savait ?

Reprise de l'affaire janséniste : le témoignage de Racine

Dix ans ne s'étaient pas écoulés avant que la querelle à laquelle le bon pape Clément IX avait cru mettre un terme, eût donné des signes de reprise. À vrai dire, les jansénistes avaient manqué totalement de prudence. La vogue de Port-Royal, le tapage qui se faisait autour du Monastère comme autour de M. Arnauld ne pouvaient que susciter la méfiance du Roi : Louis XIV n'aimait pas que la lumière de la mode éclairât autre que lui. Les plus zélés partisans s'en allaient répétant qu'ils n'avaient jamais été condamnés ni vaincus, qu'ils ne s'étaient donc jamais soumis. Les évêques jansénisants, celui d'Angers en tête, Henri Arnauld, ne cessaient de s'insurger contre le Formulaire, et une fois de plus, en 1676, un arrêt du Roi dut les rappeler à l'ordre. À cette date, un élément nouveau était intervenu, qui rendait beaucoup plus tendue la situation.

La crise du Gallicanisme 19 venait d'éclater, en 1673, à propos de l'affaire de la Régale. En vain le très conciliant Clément X avait cherché à l'arrêter. Quand, en 1676, lui succéda sur le trône de saint Pierre l'énergique Innocent XI, il fut clair que la lutte s'engageait décisive : qui, du Pape ou du Roi Très Chrétien triompherait ? Or, quels étaient les deux évêques qui avaient protesté contre les prétentions du Gouvernement à étendre le droit de Régale à tout le royaume ? Deux jansénisants notoires, Pavillon d'Alet et Caulet de Pamiers. La collusion des Port-Royalistes avec les ennemis du Roi semblait claire. De fait, la Curie romaine se montrait pleine d'indulgence pour les amis du Grand Arnauld, à qui, racontait-on avec insistance, le Pape avait promis le chapeau, et demandé un plan général de réforme de l'Église. « Pape janséniste », murmurait-on aux alentours des sacristies jésuites. L'affaire du Probabilisme ne confirmait-elle pas ce soupçon 20 ?

Arnauld et ses amis n'avaient point pardonné aux Jésuites ; ils avaient cherché une revanche. Pascal leur avait montré où il fallait frapper la Compagnie. L'infatigable polémiste avait glané dans divers traités casuistiques, d'inspiration, voire de rédaction jésuites, des propositions – rien de moins que soixante-cinq – qu'il tenait pour relevant d'une morale relâchée. Beaucoup procédaient d'une doctrine probabiliste, variété molle du laxisme : on pouvait tenir pour probable tout ce qui n'était pas formellement rejeté par un texte de l'Église, ou condamné par un commandement de Dieu 20. Les soixante-cinq propositions furent condamnées par le Pape, en 1679, et, à l'initiative de Bossuet, l'Assemblée du Clergé répéta la condamnation. La Compagnie de Jésus n'était pas nommée, mais visée : sur la demande formelle d'Innocent XI elle dut prendre pour général un antilaxiste notoire, le Père Thyrse Gonzalez. L'opinion publique vit donc dans les jansénistes les vrais défenseurs de la morale chrétienne, compromise par de détestables indulgences ; du coup, le jansénisme fit de nouveaux progrès dans divers secteurs de la vie religieuse, aussi bien en Italie et en Hollande qu'en France : un jansénisme pratique, peu au fait des idées de Jansen sur la Grâce, mais très attaché à la rigueur morale. Innocent XI n'avait certainement pas voulu cela, et seulement souhaité de maintenir l'intégrité doctrinale contre les laxistes comme il tallait le faire contre Molinos et les Quiétistes. Mais son geste acheva d'inquiéter Louis XIV qui y vit l'aveu de l'alliance entre Rome et Port-Royal.

Le climat s'alourdit. Au printemps de 1679, la duchesse de Longueville était morte, la fidèle amie qui depuis dix ans vivait, six mois par an, dans son hôtel de Port-Royal-des-Champs, une des très rares personnes dont Louis XIV acceptât quelque franc parler. À l'Archevêché de Paris, le bonhomme Péréfixe avait eu pour successeur M. Harlay de Champvallon, prélat grand seigneur, bel esprit, de mœurs privées fort peu édifiantes, dont l'ambition visait les hauts postes de l'État, – auxquels d'ailleurs il ne devait jamais atteindre. La Compagnie de Jésus qui, par le Père La Chaise, confesseur, tenait l'oreille du Roi, excita sa défiance ; en même temps, en s'appuyant sur les révélations que Marguerite-Marie Alacoque avait eues quatre ans plus tôt, et le culte alors tout neuf du Sacré-Cœur, elle s'appliquait à promouvoir un courant de piété radicalement opposé à la dure religion janséniste. Bossuet lui-même se montrait inquiet.

Ce fut l'archevêque Harlay de Champvallon qui, sachant plaire au Roi, prit l'initiative de nouvelles mesures coercitives. Le 17 mai 1679, il vint visiter Port-Royal : il fut courtois, souriant, mais implacable. Par son ordre, toutes les postulantes, toutes les jeunes pensionnaires, tous les confesseurs durent partir sans délai. Défense fut faite au monastère de recevoir des novices ; le nombre des religieuses ne devrait pas dépasser cinquante. Port-Royal était condamné à mort par extinction. En même temps, Antoine Arnauld fut prié de cesser les réunions spirituelles qu'il tenait au faubourg Saint-Jacques. Se sentant menacé, il partit pour la Flandre, puis la Hollande, et le doux Nicole lui-même se laissa persuader d'en faire autant. Le grand lutteur ne devait pas pour autant déposer les armes, refusant de rentrer en France, malgré les assurances qu'on lui prodigua (et dont Nicole, lui, préféra profiter), multipliant jusqu'au bout les écrits polémiques, plus mitrailleuse théologique que jamais, plus ferme que jamais aussi dans la conviction que ses épreuves étaient la garantie de son bon droit et de son élection par Dieu.

Avant de quitter la France pour toujours, le Grand Arnauld avait eu cependant une grande consolation : le plus génial élève des Petites Écoles, que lui et ses amis avaient cru perdu pour le Ciel à jamais, captif désormais du monde et des ruineuses passions que peignait son théâtre, Jean Racine, leur était revenu. Après son mariage, et l'insuccès relatif de Phèdre (1677), il avait fait retour sur lui-même. Le frère de Boileau, l'abbé Jacques Boileau, l'avait réconcilié avec Nicole, puis, non sans mal, avec Arnauld. Dans un dialogue fameux, en présence de tout l'aréopage du haut jansénisme, le dramaturge avait démontré que sa pièce de Phèdre n'était pas immorale, et le Grand Antoine l'avait embrassé. Depuis lors, Port-Royal n'avait pas de meilleur ami que lui. En peignant les persécutions des Juifs par Aman, n'était-ce pas la persécution du jansénisme qu'il allait peindre ? En tout cas, Mardochée serait un bon portrait d'Arnauld, et les vierges d'Esther ressembleraient singulièrement aux religieuses du val de Chevreuse. Mieux, prenant courageusement parti pour les persécutés, il acceptait de consacrer sa plume à écrire une Histoire de Port-Royal, et, par son testament, réclamait une tombe dans le cimetière des Champs, parmi les Solitaires, au pied de M. Hamon.

La Passion de Port-Royal

Lorsque Jean Racine mourut en 1698, il y avait déjà quatre ans que M. Arnauld avait fermé les yeux et comparu devant le Juge, mais, comme lui-même avait repris le flambeau des mains de Saint-Cyran, il laissait derrière lui un homme pour le relever : Pasquier Quesnel (1634-1719). C'était un Oratorien. On se souvient que, dans leurs premiers plans, Jansen et son ami avaient rêvé de faire des fils de Bérulle la troupe de choc de leur grande offensive : ils n'y étaient point arrivés, et l'Oratoire n'était pas devenu, en bloc, janséniste ; mais on y considérait le mouvement Port-Royaliste avec moins de passion qu'ailleurs, parfois dans une neutralité bienveillante, parce qu'on y était sensible à des vertus incontestables et qu'on redoutait que des condamnations brutales des doctrines d'austérité n'aboutissent à développer dans les âmes des tendances à la facilité. Pasquier Quesnel était de ces opinions. Directeur de l'Oratoire de Paris, il n'était pas intervenu dans les querelles jansénistes : c'était un prêtre pieux, dont la classe intellectuelle n'était sans doute pas celle d'Arnauld et de Saint-Cyran – son facies de type ovin, obstiné plus que lumineux, l'indique assez – mais moralement des plus respectables. En 1671, il avait publié un livre de modestes dimensions, les Réflexions morales sur le Nouveau Testament, dans lequel de bons juges n'avaient vu qu'un traité spirituel très estimable, de ton austère, mais sans rien de suspect. Les modernes qui s'y reportent y trouvent un ton pascalien, et même des formules proches de celles des Pensées.

Mais le Père Quesnel fut victime d'un incident, d'un genre assez fréquent à cette époque et qui nous étonne : des notes personnelles qu'il avait prises furent publiées sans sa permission ; elles étaient certainement beaucoup plus jansénisantes. Il eut beau désavouer l'édition ; il en resta quelque chose ; et quand, en 1681, son ami le Père Abel de Sainte-Marthe, général de l'Oratoire, dut se démettre de ses fonctions en raison des liens d'amitié qu'il avait avec Arnauld, le Père Quesnel fut entraîné dans sa disgrâce. Divers incidents aggravèrent le différend entre lui et sa Congrégation, qu'il quitta, pour aller s'installer à Bruxelles, près du chef janséniste.

Entre temps, les Réflexions morales connaissaient le succès et étaient rééditées plusieurs fois. Procédant comme La Bruyère, Quesnel, à chaque réédition, enflait son ouvrage de réflexions nouvelles, si bien qu'il finit par prendre un visage nouveau, infiniment plus janséniste que l'édition originale. Or cette première édition, de très saintes gens l'avaient approuvée, notamment M. Félix Vialart de Herse, évêque de Châlons-sur-Marne qui l'avait même recommandée à son clergé. Le Père La Chaise, aussi bien que M. de Meaux, en avait parlé avec éloge, et l'on savait que le Pape lui-même le lisait. Seulement, les éditions suivantes méritaient-elles tant d'approbations ? Et les préfaces épiscopales que le Père Quesnel maintenait en tête des éditions successives, étaient-elles encore valables ? Les adversaires vigilants du jansénisme ne risquaient pas de laisser passer cette supercherie. Ils commencèrent une campagne contre Quesnel, accusé d'être le lieutenant d'Arnauld. Et, en 1694, les Réflexions morales étaient dénoncées simultanément à la Sorbonne et au Saint-Office.

C'est à ce moment qu'apparut sur la scène où se jouait le trop long drame du jansénisme, Louis-Antoine de Noailles, évêque puis cardinal. On hésite à juger sévèrement ce prélat pieux, charitable, aux mœurs pures, de vie austère, dont les intentions furent droites, sans conteste, et dont pourtant le rôle ne devait pas être heureux. Il suffit de le voir, sur le portrait qu'en fit Largillière, pour comprendre que cet homme au visage inexpressif, au lourd nez rougeaud, au sourire bénin, n'avait rien des qualités de finesse et d'autorité qu'il eût fallu au poste où il se trouva placé. Il avait succédé à Vialart de Herse sur le siège de Châlons, et joué, un rôle éminent, quoique et confus, dans l'affaire du quiétisme, comme juge, avec Tronson Bossuet, des thèses de Mme Guyon. En 1695, Harlay de Champvallon étant mort – plusieurs prédicateurs refusèrent de prononcer son oraison funèbre, « empêchés également, dit l'un d'eux, par la vie et par la mort » du personnage – Mme de Maintenon le fit nommer à l'Archevêché de Paris, pour qu'il fût rompu avec des errements déplorables, et aussi parce que Noailles était l'ami de Bossuet et que son choix barrerait définitivement la route à Fénelon, qu'elle poursuivait de sa rancune. « Il avait l'esprit court et confus, le cœur faible et mou... Il disait blanc pour les uns, noir pour les autres ; inutile de chercher son opinion, il n'en avait point », tel est le portrait que le Cygne de Cambrai traça de lui : peu flatté, mais pas faux.

Un des premiers gestes de Noailles à Châlons avait été de consacrer un mandement au livre du Père Quesnel, pour reprendre et amplifier les louanges décernées par son prédécesseur. « Ce livre vous tiendra lieu d'une bibliothèque ! » disait-il à ses prêtres. Quand il fut nommé à Paris les jansénistes crièrent victoire. Du coup, leurs adversaires le tinrent pour suspect. Un premier incident amusa la galerie. Les jansénistes ayant réédité un ancien livre de leur tendance, l'Exposition de la foi touchant la Grâce, de Barcos, neveu de Saint-Cyran, les jésuites demandèrent à l'archevêque de le censurer. Grand embarras de Noailles. Approuver Quesnel et condamner Barcos, cela paraissait contradictoire, même à un esprit court. Il appela Bossuet à la rescousse, et celui-ci le tira d'affaire en rédigeant pour lui une ordonnance où, tout en désavouant Barcos, il exaltait saint Augustin ! Peu après, un mince libelle parut, et fit bien rire. Les auteurs anonymes du Problème ecclésiastique, deux bénédictins de Saint-Maur, feignaient de demander innocemment si le Noailles qui réprouvait Barcos était le même évêque qui avait si chaudement recommandé les Réflexions morales.

Bossuet alors voulut arranger les choses. Il eut l'idée de préparer une nouvelle édition du livre du Père Quesnel, expurgée de ce que le livre pouvait avoir de suspect. Il fit mieux : il rédigea une Justification des Réflexions morales, du ton le plus chaud. « On ne contredit les Réflexions, disait-il, que par un esprit de contention » alors que, selon lui, « on n'y trouverait qu'édification et bon conseil ». Il ajoutait même : « N'est-ce pas une manifeste calomnie de faire un procès à l'auteur des Réflexions pour avoir parlé comme tant de saints ? Si ce langage est suspect... on sera toujours en garde contre les expressions de l'Evangile, de peur qu'un chicaneur ne nous vienne dire : vous êtes janséniste ». Sur ce dernier point, Bossuet avait pleinement raison : un certain anti-jansénisme forcené pouvait faire beaucoup de mal. Mais il est hors de doute que, pour plaider une cause, le grand évêque s'est plus ou moins abusé sur les Réflexions et n'a pas discerné l'autre péril, celui du jansénisme en pleine renaissance. Il ne publia pas son texte 21, mais le communiqua à Quesnel. Celui-ci, installé alors en Flandre belge et se croyant à l'abri, refusa tout net de faire les corrections demandées par Bossuet, et réédita son livre, une fois de plus, en accentuant ses positions.

Il était un homme qui, lui, ne se laissait pas abuser par les formules quesnellistes : Fénelon. La guerre du Quiétisme venait de s'achever, où il avait mordu la poussière 22. On l’a beaucoup accusé d'avoir voulu prendre sa revanche, de se venger de Bossuet et de Noailles, fâcheusement engagés dans la nouvelle affaire. Cette intention n'est pas à mettre hors d'hypothèse : en cette âme complexe, de semblables calculs ont bien pu exister, et aussi le désir, plus noble, de se réhabiliter aux yeux du Pape et du Roi. Mais c'est sans nul doute aussi par devoir, par conscience, qu'il combattit le jansénisme. Son diocèse de Cambrai en était infesté. Et la doctrine sombre du Christ aux bras étroits ne pouvait que lui faire horreur, à lui qui n'avait cessé de proclamer que « ce n'est pas avec la crainte respectueuse de l'esclave qu'il faut aborder Dieu, mais avec la tendresse confiante et abandonnée du fils ». Par ses lettres – de son exil de Cambrai, il écrivait beaucoup – il alerta ses amis sur le péril du jansénisme, sur les progrès que l'erreur faisait dans les âmes. Il gagna même à ses inquiétudes l'évêque de Chartres, Godet des Marais, qui jadis avait été à l'origine de l'offensive contre le Quiétisme. À l'Assemblée du Clergé de 1700, ce ne fut pas l'influence de Bossuet et Noailles qui parut prépondérante, mais celle de Fénelon et de Godet des Marais. Un libelle y fut condamné, un posthume d'Arnauld, où le vieux lutteur s'était efforcé de démontrer que le jansénisme n'était qu'un fantôme, une invention de ses adversaires ; la seule hérésie était le laxisme, dont la religion de Port-Royal était l'antidote.

Ces batailles de théologiens et d'évêques ne passionnaient pas beaucoup le débat. Tout à coup il devint violent. Les jansénistes, connaissant le tempérament de Noailles, voulurent le contraindre à prendre formellement position en leur faveur. Ils lui posèrent, à lui et à son mentor de Meaux, un Cas de conscience. M. Gay, supérieur du séminaire de Clermont-Ferrand, avait refusé l'absolution à M. Fréhel, curé de Notre-Dame du Port, parce que ce prêtre avait lui-même absous l'abbé Périer, neveu de Pascal, janséniste impénitent, qui pratiquait depuis toujours le silence respectueux sur la question de fait. En avait-il le droit ? Quarante docteurs de la Sorbonne lui avaient donné raison. Bossuet, furieux de ne pouvoir étouffer cette nouvelle affaire – l'opuscule du Cas de Conscience courait la France entière – envoya à Noailles une protestation véhémente. Clément XI condamna la brochure et les quarante docteurs en Sorbonne. Fénelon en quatre Instructions reprit la condamnation de tous les Augustiniens prétendus. Bossuet lui-même, inquiet de la tournure que prenaient les choses, dénonçait au Roi le péril « manifesté par une infinité d'écrits venus des Pays-Bas ». Une sorte d'union sacrée semblait se faire contre le fantôme, trop vivant, du jansénisme.

Louis XIV était las de toute cette agitation. Plus il vieillissait, plus les non-conformistes lui faisaient horreur : les jansénistes, en particulier, en qui il voyait, disait-il, des républicains, et que, selon Saint-Simon, il tenait pour presque aussi hérétiques que les protestants 23. Il se fit expliquer les incidents récents et conclut que le vrai responsable de tout ce bruit était le Père Quesnel. Ce ne lui fut qu'un jeu d'obtenir de son petit-fils, Philippe V, nouveau roi d'Espagne, que l'ancien Oratorien fût arrêté à Bruxelles. La police espagnole poussa l'obligeance jusqu'à transmettre à Versailles tous les documents qu'elle avait saisis. Déchiffrés, triturés, commentés, les papiers Quesnel furent lus au Roi, dix ans de suite, chaque soir, en présence de Mme de Maintenon, par le confesseur du maître. Les jansénistes, depuis le Pilmot, avaient toujours eu la manie des noms d'emprunt, des déguisements de langage. Pas de doute ! Il ne s'agissait nullement d'un fantôme, mais d'une cabale : le jansénisme parut au vieux souverain un danger public.

Il demanda alors à Clément XI une bulle qui condamnerait une fois de plus la secte et spécialement le Cas de Conscience. Non sans quelque hésitation, car il trouvait à la démarche une odeur gallicane, Clément XI accepta. La Bulle Vineam Domini fut publiée en 1703, enregistrée par le Parlement, approuvée par l'Assemblée du Clergé – les gallicans déclarèrent que par là seulement elle leur paraissait valable – et même acceptée par le Cardinal de Noailles, en un mandement embarrassé. Fénelon triompha modestement. En substance la Bulle déclarait qu'il ne fallait pas se borner à signer le Formulaire, sans croire que le jansénisme était une hérésie : « Comme s'il était permis de tromper l'Église par un serment et de dire ce qu'elle dit sans penser ce qu'elle pense ». Maintenant il n'y avait plus d'échappatoire possible ; plus moyen de jouer du fait et du droit ; plus moyen même de s'abriter derrière les libertés gallicanes, le Roi ne voulant plus de dispute avec Rome.

Il était facile aux adversaires des jansénistes de les acculer. Du moins d'acculer ceux d'entre eux qui n'étaient pas habiles au jeu des restrictions mentales, des sous-entendus, des réticences. Telles étaient les religieuses de Port-Royal-des-Champs. La mode s'était fort écartée de leur vallon ; elles avaient vieilli, moins nombreuses que jadis, puisqu'elles ne recrutaient plus, mais toujours fermes dans leurs pieuses et austères pratiques, très attachées aux grands souvenirs de leur passé, et au total assez peu au courant des récentes bagarres. Quel ennemi de Noailles inventa-t-il de se servir d'elles pour frapper l'Archevêque ? On demanda que les moniales des Champs 24 fussent invitées à signer une acceptation formelle de la Bulle. Le coup était bien joué ; on s'attendait à un refus : si le prélat alors s'associait aux violences qu'on réclamerait de lui, il devenait l'horreur du jansénisme ; s'il refusait d'y participer, il se reconnaissait jansénisant. Et Bossuet n'était plus là pour le tirer d'un si grand embarras ! Ce coup fourré allait être l'occasion d'un drame, d'un des épisodes les plus célèbres et les plus affreux de toute l'affaire.

Flairant cependant un piège, les religieuses acceptèrent de signer, en ajoutant seulement ces mots : « sans préjudice à la paix de Clément IX ». Le Pape se serait contenté de cette soumission conditionnelle. Mais le nouveau confesseur jésuite du Roi, le Père Le Tellier, lui montra que ces vieilles entêtées narguaient son autorité. Louis XIV exigea davantage : une bulle de suppression. La décision traîna, moitié parce que, dignes héritières des Arnauld, les religieuses multiplièrent les appels, et moitié parce que le Pape hésitait devant des mesures trop sévères. Noailles gémissait, accusait d'ingratitude ces nonnes qui refusaient de l'écouter et de barrer la petite phrase restrictive. Comme naguère, Port-Royal-des-Champs était redevenu le symbole de la résistance janséniste à toutes les autorités. On en arriva à l'automne de 1709 : il y avait eu exactement cent ans, le 25 septembre, qu'avait eu lieu la Journée du Guichet...

Le mardi 29 octobre, le lieutenant de police d'Argenson pénétra dans le monastère avec des archers et des escouades du guet. Il assembla la communauté dans la salle du Chapitre et, courtois, glacé, terrible, il signifia l'arrêt royal. En exécution de la Bulle, les religieuses allaient être dispersées. Elles étaient vingt-deux. On avait amené vingt-deux carrosses. Chacune monta dans l'un, et partit, accompagnée d'une vieille femme, vers la maison où elle serait placée ; pour Autun, pour Rouen, pour Nantes, pour Amiens, pour tous les coins de la France. Des archers à cheval les escortèrent, comme s'il s'était agi de dangereux malfaiteurs ; et le couvent demeura vide, livré au pillage des soldats chargés de sa garde.

« Un coup d'autorité comme celui-là, dit le duc de Chevreuse, ne peut qu'exciter la compassion pour ces filles et l'indignation pour leurs persécuteurs ». C'était précisément ce qu'avait redouté le Pape. Tout ce qu'il y avait en France d'amis du jansénisme, et parmi eux nombre d'âmes de foi sincère et de cœurs vraiment chrétiens, rêva d'aller en pèlerinage au cher vallon du monastère abandonné : dans les cloîtres déserts, des femmes désolées pleuraient et priaient. Exaspéré par ces manifestations, Louis XIV voulut y couper court : il donna l'ordre de détruire Port-Royal. En janvier 1710 – durant cet affreux hiver de famine nationale, de froid terrible, de défaite et d'angoisses – des équipes d'ouvriers allèrent jeter bas le couvent, les maisons, l'église elle-même ; les Granges des Solitaires étaient seules épargnées. Le cimetière restait, et les pèlerins y affluaient encore. L'ordre tomba de le raser aussi. On autorisa les familles puissantes à enlever les leurs ; Saint-Etienne-du-Mont, à Paris, où déjà reposait Pascal, reçut ainsi les cendres de Racine ; Saint-Médard, celles de Nicole ; Saint-Jacques-du-Haut-Pas, celles de Saint-Cyran. Quant aux autres, aux humbles, aux anonymes, à tous ceux qui avaient voulu reposer leur éternité près des solitaires et des moniales, on les exhuma pour les jeter dans une fosse commune. Saint-Simon d'abord, puis plus tard Sainte-Beuve, de plumes vengeresses peut-être plus que tout à fait véridiques, ont raconté la scène, atroce : les fossoyeurs ivres travaillant dans le charnier, les chiens se disputant des restes échappés à la pourriture...

Décision affreuse, mais aussi maladresse. De ces vingt-deux vieilles nonnes rebelles, était-il si habile de faire des martyres ? « Les pierres de cette maison sainte ont été chères à vos serviteurs, et la terre a été précieuse à leur piété ». Ce verset du Psaume sera murmuré désormais comme une prière par d'innombrables âmes émues par tant d'injustice. Plus tard, un jour que le pauvre Noailles se lamentera sur les difficultés où continuait à le jeter le jansénisme, une femme d'esprit lui répondit : « Que voulez-vous, Monseigneur, Dieu est juste, les pierres de Port-Royal vous retombent sur la tête ».

La bulle Unigenitus

Il était facile de disperser quelques religieuses, de raser les murs d'un couvent et de jeter des morts à la fosse commune, plus facile que d'extirper le jansénisme des consciences. Partout, les signes de sa vitalité étaient flagrants. Des monastères jansénistes, il en subsistait encore : à Gif, en Ile-de-France, les jeunes moniales, avec Françoise de Ségur, poussaient l'abbesse à relever le flambeau de Port-Royal ; à Toulouse, les Filles de la Sainte-Enfance étaient si ouvertement jansénistes qu'il fallait les supprimer ; plus modestes, les Sœurs de Sainte-Marthe, que la veuve du sculpteur Théodon commença à grouper, sans prétendre se rattacher au grand ordre cistercien, en prolongeaient l'esprit dans leur humble vie de travail paysan et de prières. Des évêques ne se cachaient pas de demeurer jansénisants, et dans le bas clergé les sympathisants étaient innombrables. Les trois paroisses qui avaient accueilli les restes des illustres exhumés constituaient le bastion triangulaire de la résistance parisienne. Des écoles jansénistes fonctionnaient dans la capitale, et aussi dans diverses provinces. Et puis le courant gallican avait achevé d'opérer sa jonction avec le courant janséniste ; tous ceux qui avaient considéré qu'en se réconciliant avec Rome en 1693, Louis XIV avait trahi la cause des libertés gallicanes, faisaient cause commune avec ceux que le Pape et le Roi s'alliaient pour frapper. Ils étaient nombreux dans la Magistrature, voire le haut personnel politique, et même l'épiscopat, où certains jugeaient trop grande l'autorité prise par le Saint-Siège, et excessives ses prétentions.

Le feu fut mis aux poudres par le P. Quesnel. En 1708, les Réflexions morales avaient été condamnées par le Saint-Office : après quatorze ans de délibération. L'ancien oratorien, au lieu de se soumettre, répliqua par un habile pamphlet, Entretiens sur le décret de Rome. Les gallicans du Conseil du Roi, le Chancelier Pontchartrain, le secrétaire aux Affaires étrangères Torcy et le procureur général d'Aguesseau, s'opposèrent à la réception en France du bref pontifical, parce que l'exécution de la sentence était confiée, par le texte, à l'Inquisition. Enhardi, Quesnel réédita alors ses Réflexions, fortement accrues, et aggravées, en plaçant en tête le fameux plaidoyer de Bossuet, lequel évidemment n'avait pas été écrit pour cette nouvelle version. L'aigle de Meaux, mort en 1704., n'était plus là pour dire s'il était ou non d'accord !

Ce fut, contre les jansénistes et les jansénisants, une explosion de fureur. Fénelon alerta ses amis. Le Père Le Tellier intervint de toute son influence. Un élève de M. de Cambrai, Chalmet, persuada deux évêques, celui de La Rochelle, Champflour, et celui de Luçon, Valderies de Lescure, de signer un mandement qu'on leur avait préparé, pour s'associer à la condamnation romaine et qualifier de fauteurs d'hérésies ceux qui avaient approuvé l'ouvrage pernicieux. À bon entendeur... Et pour qu'il n'y eût pas de doute sur l'identité de qui était visé, on chargea de jeunes séminaristes de Saint-Sulpice d'aller placarder le factum jusque sur les portes de l'archevêché de Paris ! En même temps, Fénelon flétrissait, dans une Instruction, un vieux prélat notoirement jansénisant, Percin de Montgaillard, évêque de Saint-Pons. Rome félicita les auteurs du mandement et condamna le malheureux Percin.

Le Cardinal de Noailles entendit parfaitement le sens de cette salve. Vieilli, fatigué, moins capable que jamais de gouverner le plus grand diocèse de France, il réagit à l'attaque avec une maladresse insigne. Il avait, reconnaît Fénelon, non sans ironie, « une délicatesse extrême sur le point d'honneur et une grande jalousie sur ce qui avait rapport à lui ». Il se fâcha et se buta. D'abord il « commit, dit Saint-Simon, la faute capitale d'imiter le chien qui mord la pierre qu'on lui jette, et qui laisse le bras qui l'a ruée » : il fit renvoyer de Saint-Sulpice les neveux des auteurs du mandement ; d'où plaintes au Roi et à Rome, qu'appuyèrent plusieurs évêques, et Mme de Maintenon. Puis, se rendant compte de son erreur de tactique, il s'en prit ouvertement à la Compagnie de Jésus, qu'il accusa d'être l'auteur de toute cette cabale, retira aux Pères leurs pouvoirs de prêcher et de confesser dans son diocèse, parla publiquement, en termes désobligeants, de leur complaisance envers « les superstitions et les idolâtries de la Chine » (la douloureuse affaire des rites chinois était alors en plein débat 25 et alla même jusqu'à écrire à Mme de Maintenon pour qu'elle persuadât le Roi de chasser le Père Le Tellier !

La réplique ne se fit pas attendre. Le Père Le Tellier, le Cardinal de Rohan, successeur de Bossuet à Meaux, le Cardinal de Bissy, conseillés par Fénelon, et appuyés par ses amis fidèles les Chevreuse et les Beauvilliers, suggérèrent au Roi de demander au Pape une condamnation formelle du livre de Quesnel, en s'engageant à contraindre tous les évêques à s'y soumettre. C'était une grave défaite pour les gallicans, autant que pour les jansénistes. Clément XI pensa bien que lancer une bulle contre les Réflexions morales c'était leur faire beaucoup d'honneur, mais il n'eut garde de refuser une si belle occasion, offerte par le Roi-Soleil, d'affirmer son autorité. Une Congrégation fut nommée pour examiner une fois de plus l'ouvrage : fait curieux, un seul de ses membres connaissait bien le français. Après de longs mois, pressé par le Roi de France, le Pape promulgua la Bulle, le 8 septembre 1713. Elle commençait ainsi : « Lorsque le Fils unique de Dieu, qui s'est fait homme... » Unigenitus : le mot devait entrer dans l'histoire. La condamnation du livre de Quesnel et, plus largement, du jansénisme, était formelle : « loup ravisseur, faux prophète, maître de mensonge, fourbe, hypocrite, empoisonneur des âmes » ; il y avait neuf lignes d'épithètes semblables pour qualifier l'ex-oratorien ; d'aucuns pensèrent qu'il ne méritait ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Sur le plan doctrinal, la Bulle ne faisait que reprendre et préciser les condamnations antérieures ; dans les 101 propositions condamnées, Rome en avait cependant glissé quelques-unes qui n'étaient pas jansénistes, mais gallicanes, sorties mot à mot de Richer.

Restait à appliquer le second point du programme : faire accepter la décision pontificale dans tous les diocèses de France. Les évêques seraient-ils d'accord ? Fénelon se fit aussitôt l'ange gardien de la Bulle et écrivit un mémoire sur la manière de la recevoir. Une Assemblée du Clergé se prononça dans ce sens, ensuite de quoi cent dix-sept prélats acceptèrent la Bulle « purement et simplement » : une quinzaine cependant firent des réserves ; huit marquèrent franchement leur opposition et annoncèrent qu'ils faisaient appel au Pape pour de plus amples explications. La Bulle Unigenitus divisait donc le clergé français en deux clans, les opposants étant appuyés à fond par tout le parti gallican. Le Parlement n'enregistra la Bulle que sous menace de lettres de cachet, et la Sorbonne ne s'y résigna que lorsqu'elle vit exclus sept ou huit docteurs. Allait-on vers un schisme ? Le propre frère du Cardinal de Noailles, son successeur à Châlons, écrivait : « Si le Pape se trompe en s'écartant de la tradition de son siège, c'est lui qui se sépare de l'Église ».

Quant à Noailles, le coup l'avait d'abord surpris et désarçonné. Un moment, il parla d'accepter la Bulle, puis il se ressaisit, et suggéra qu'on demandât au Pape de ne pas condamner mais simplement de prohiber le livre de Quesnel ! Après quoi, il essaya de se rapprocher de Versailles. Paris le surnomma Notre reculante Éminence, et chantonna :

Et Noailles jusqu'au bout
Sera semblable au pendule
Qui vient, revient et recule...

Tout à coup, le pendule s'immobilisa, et dans un mandement retentissant, sinon très clair, Noailles interdit à ses prêtres de recevoir la Bulle, sous peine de suspense, parce que, disait-il, le jugement pontifical était irrégulier par défaut de procédure et offensant pour les évêques français ; mais, en même temps, il condamnait le livre de Quesnel.

Le Roi entra dans une grande colère. Ne viendrait-il donc pas à bout de cette hydre janséniste aux têtes ressuscitantes, de ces conspirateurs, de ces républicains ? Des livres continuaient à paraître, avec succès, véhiculant les idées nocives, tels les Hexaples qui prétendaient montrer la parfaite orthodoxie des thèses quesnelliennes. On lui signalait que dans le bas clergé on s'agitait. D'Aguesseau disait ouvertement qu'enregistrée par la force, la Bulle n'avait aucunement force de loi en France. La fureur du vieux souverain, plus jaloux que jamais de son autorité, s'abattit sur le Cardinal Archevêque de Paris. On lui défendit d'assister à l'Assemblée du Clergé ; on le traita presque comme un hérétique ; on lui interdit d'aller s'expliquer à Rome, et enfin on parla tout bonnement de le décardinaliser ! Le projet fut même soutenu à Rome par le conseiller d'État Amelot, et l'on suggéra au Pape de réunir un Concile national qui déposerait l'archevêque. À quoi Clément XI répondit, non sans esprit, qu'il ne se souciait pas d'être « donné en pâture aux ours » lui et sa Bulle.

Le Père Le Tellier conseilla alors au Roi de faire enregistrer par le Parlement une déclaration pure et simple d'adhésion à la Bulle, qu'on ferait signer à tous les évêques. Louis XIV convoqua donc le Président, le Procureur, les Avocats généraux : il ne put vaincre leurs résistances. On raconta dans Paris le mot de Mme d'Aguesseau à son mari partant pour Versailles ! « Allez, oubliez devant le Roi femme et enfants : perdez tout, hors l'honneur ». Il fut question de tenir un lit de justice pour contraindre les Parlementaires, mais le vieux Roi, malade, en aurait-il la force ? En attendant, la police arrêtait quelque deux mille jansénistes et jansénisants, et en interrogeait quelque dix mille autres. Calme, et savourant sa revanche, Fénelon, avant de mourir, assénait aux tenants de la secte ennemie, les coups froidement mesurés de ses Instructions en forme de dialogues. La crise semblait atteindre à un paroxysme qu'elle n'avait jamais connu. Le Pape venait de céder et d'accepter la réunion du Concile ; les gens sages se demandaient ce qu'il pourrait sortir de bon de cette assemblée. Quand, le 1er septembre 1715, le Roi-Soleil mourut.

Espoirs et déconvenue du Parti janséniste

Avec le nouveau règne – celui du petit Louis XV, c'est-à-dire avec la Régence que sa jeunesse rendait indispensable – on entre décidément dans « ce jansénisme du XVIIIe siècle », dont Sainte-Beuve dit que « pour tout l'or du monde et toutes les promesses du Ciel, on ne l'y ferait pas faire un pas ». Un jansénisme, il faut le reconnaître, de moins en moins estimable, qui s'éloigne de plus en plus de l'idéal des premiers Port-Royalistes, et prend purement et simplement les allures d'un parti, non plus au sens XVIIe siècle du mot, mais au sens qu'il a de nos jours, un parti politique. « Tout commence en mystique, et tout finit en politique » ; jamais peut-être le mot célèbre de Péguy ne trouverait application plus pertinente qu'en ce cas.

Le parti janséniste allait donc s'affirmer, sous la direction de ce haut état-major de prélats gallicans, de nobles robins et de politiques hostiles à Rome, qu'on a vu y adhérer. Comme il convient, la masse des militants ne compte guère, braves gens qui n'entendent pas plus aux thèses gallicanes qu'aux discussions sur la Grâce. Pourtant, on y voit grandir et prendre du poids, un mouvement de presbytérianisme catholique, inspiré à la fois des idées de Jansen sur le sacerdoce et de celles de Richer, qui réclame pour le bas clergé des droits égaux à ceux des riches bénéficiaires : premier signe de l'antagonisme qui se manifestera si douloureusement durant la Révolution. Plus inquiétants encore, certains éléments rejoignent le parti qui se moquent totalement de la grâce efficace comme de la suffisante : libertins, sceptiques, irréligieux – le nombre en grandit vite – et qui voient dans les épisodes de la longue querelle janséniste une façon commode d'attaquer le Trône et l'Autel. Châtiment de l'esprit sectaire et du refus d'obéissance, que cet appui donné aux descendants de Saint-Cyran, de Pascal et d'Arnauld, par des alliés si peu estimables ! Du Cardinal de Noailles, le Cardinal de Forbin-Janson avait dit : « sans le vouloir ni le savoir, il sera un jour chef de parti » : c'est exactement ce qui se passa.

Lorsque le Grand Roi eut été porté à Saint-Denis, au soulagement quasi unanime de toute la France, lasse de ce règne de soixante-douze ans, les jansénistes pavoisèrent. Il ne semblait cependant pas que l'austère idéal port-royaliste dût trouver beaucoup son compte dans

Le temps de l'aimable Régence
Où la folie, agitant ses grelots,
D'un pied léger courut toute la France,
Où l'on fit tout, excepté pénitence.

ainsi que l'a peint Voltaire. Mais il suffisait que le jansénisme parût un parti d'opposition aux idées du défunt règne pour qu'il eût la sympathie des nouvelles équipes, et du Régent Philippe d'Orléans tout d'abord. Que ce fanfaron de vices marquât de la bienveillance aux descendants spirituels de la Mère Angélique, cela eût dû suffire à leur ouvrir les yeux. Mais le parti se réjouit de voir le nouveau maître réviser toutes les lettres de cachet et libérer les jansénistes détenus, retirer la feuille de bénéfices au Père Le Tellier, qui fut expédié à La Flèche, des évêques interdire aux jésuites de prêcher et de confesser dans leurs diocèses, et le Cardinal de Noailles recevoir la présidence du Conseil de Conscience. Les courtisans hier si dévots, applaudirent fort à ces mesures : Tartuffe devenait Turcaret, mais se réclamait de Quesnel !

Du coup, la résistance à la Bulle se raidit. Elle n'était pas populaire dans la masse catholique, où l'on ne comprenait pas toujours très bien pourquoi les formules en apparence très orthodoxes avaient été condamnées. La Sorbonne proclama qu'elle n'avait reçu la Bulle que contrainte et forcée ; elle fut suivie par les Facultés de Reims et de Nantes. Vingt-cinq évêques puisèrent dans la nouvelle conjoncture politique le courage d'affirmer qu'ils « n'avaient reçu la Bulle que relativement ». Le Cardinal de Noailles, changeant une fois de plus sa crosse d'épaule, ayant déclaré qu'à tout prendre le texte pontifical lui paraîtrait acceptable au prix de quelques modifications, son clergé le supplia de se taire et la Sorbonne vint en procession lui demander de ne pas céder. Dès la fin de 1716, six Parlements, dont celui de Paris, avaient révoqué leur acceptation.

Toute cette agitation agaça vite le Régent. Il avait de plus graves soucis en tête : éviter, si possible, la banqueroute financière, en faisant appel, par exemple, au génial écossais John Law, ou parer aux intrigues d'Alberoni, le tortueux ministre d'Espagne. Sa seule idée était qu'on le laissât en paix avec toutes ces histoires politico-religieuses. Près de lui, son ancien précepteur, demeuré son secrétaire particulier, Guillaume Dubois (1656-1723), qu'on appelait l'abbé bien qu'il ne fût pas prêtre, le confirmait dans cette intention légitime. Cet abbé Dubois n'était pas, d'ailleurs, le monstre d'hypocrisie, de bassesse et d'intrigues, qu'a peint dans une page célèbre Saint-Simon, blessé en son ducal orgueil de voir au pouvoir un individu fort du commun, issu de la lie du peuple, et arrivé « à force de grec et de latin ». En fait, ce « petit homme maigre, effilé, à mine de fouine et à physionomie d'esprit », était surtout un ambitieux lucide, qui voulait être premier ministre et Cardinal et qui, pour atteindre ces nobles buts, avait besoin d'un tremplin.

L'affaire des Appels jansénistes lui en fournit l'occasion. Quatre évêques, Soanen de Senez, Colbert de Montpellier, de La Broue de Mirepoix et de Langle de Boulogne, en appelèrent de la Bulle au futur Concile. La Sorbonne adhéra à leur appel, puis douze évêques, dont Noailles également. En fait, ce clan des Appelants, comme on le nomma, ne représentait pas grand-chose dans l'Église : seize évêques sur cent trente-trois, trois mille prêtres sur cent mille. M. Languet de Gergy, évêque de Soissons, qui s'était fait le plus fougueux des défenseurs de la Bulle, avait bien raison de dire, dans ses véhéments Avertissements, que ce n'était là qu'une bien faible minorité. Mais c'était une minorité remuante et tout le parti janséniste l'appuyait. Le Régent chargea le Cardinal de Rohan de négocier avec ces agités ; il n'aboutit à rien 26. Clément XI, que cette résistance exaspérait, eût voulu décardinaliser Noailles, ce à quoi le Régent s'opposa, par fierté gallicane. Un décret du Saint-Office, puis une Bulle – Pastoralis Officii – condamnèrent alors les appelants et même les excommunièrent. Noailles, entêté pour l'heure dans la résistance, appela de la nouvelle bulle comme de l'Unigenitus. On parlait ouvertement d'un schisme, d'une église gallicane indépendante de Rome, et dont l'archevêque de Paris serait le chef. C'était bien gros.

Ce fut alors que Dubois entra en action. Avec une habileté souveraine, il fit savoir à Rome qu'il était en mesure de rapprocher les camps ennemis. Sur son conseil, le Régent intimida les intransigeants, en faisant brûler des écrits jansénistes et en exigeant de la Sorbonne qu'elle rayât de ses registres une motion désagréable pour l'infaillibilité du Pape. Il persuada Noailles de présider avec les Cardinaux de Rohan et de Bissy un comité d'évêques qui établirait un mandement d'acceptation de la Bulle, assez vague dans ses termes pour que tout le monde pût le signer. Le roi publierait une ordonnance pour défendre de « rien écrire, soutenir ou débiter » contre la Bulle. Et l'on calmerait du même coup le trop véhément défenseur de la Bulle, tel M. Languet. Ainsi fut proclamé l'Accommodement (1720). Noailles, après avoir encore beaucoup hésité, se résigna à signer le mandement. Quant à Dubois, il eut la récompense de son zèle : l'archevêché de Cambrai lui échut ; en huit jours, on lui conféra tous les ordres ; le Cardinal de Rohan le sacra et, un an plus tard, le Pape lui donna le chapeau cardinalice. Entre temps, il était devenu secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, et il allait être admis au Conseil du Roi, avant de devenir Principal ministre. L'habile homme avait réussi 27.

 « De par le Roi, défense de faire miracle en ce lieu »

En fait, l'Accommodement ne servit à rien. Le bruit courut que le Cardinal de Noailles avait fait deux éditions de son mandement, l'une, toute soumise, destinée au Pape ; l'autre, clandestine, remise à des amis sûrs, qui contenait des réserves. Et, du coup, tout le parti se sentit renforcé dans la résistance. Cependant cette date de 172o, marquait un tournant dans l'histoire du jansénisme, le dernier. Quesnel était mort, à Amsterdam, le 2 décembre 1719, après avoir déclaré, dans un testament fort beau, n'avoir « jamais prétendu rien dire, ni écrire, ni penser de contraire à ce que la Sainte Église catholique croit et enseigne ». Avec lui se terminait la troisième saison de cette histoire : après le printemps fervent de Saint-Cyran, le crépitant été du Grand Arnauld, cet automne agité et sans cesse déclinant. Il ne restait plus à parcourir qu'un triste hiver, plein d'obscurités et de tempêtes pénibles. De plus en plus politisé, en proie à des disputes internes et à des sécessions, agité même par un vent de folie, le jansénisme entre en agonie.

Des négociations confuses furent menées durant tout le pontificat d'Innocent XIII (1721-1724) : sans résultat. Le nouveau pape, Benoît XIII, un dominicain solidement thomiste, résolut d'en sortir. Un concile romain déclara que la Bulle Unigenitus était article de foi. Noailles, ayant essayé de formuler en quatre articles un corps de doctrine moyen, fut désavoué. L'évêque de Montpellier, Colbert, ayant invoqué la Paix clémentine pour soutenir des positions jansénisantes, le gouvernement, d'accord avec Rome, saisit son temporel. L'affaire Soanen fit encore plus de bruit. Soanen était évêque du très modeste diocèse de Senez, en Haute-Provence : c'était un saint prêtre, mais un esprit emporté et têtu. Il publia, en 1726, une Instruction pastorale où il rétractait sa soumission à l'Accommodement, exaltait les évêques appelants, seuls défenseurs de la vérité, et poussait sans ambages à la révolte et au schisme. Le gouvernement donna l'ordre à l'archevêque d'Embrun, M. de Tencin, de réunir un concile provincial pour juger le récalcitrant. Le choix de M. de Tencin était peu habile, le personnage étant rien moins que recommandable. Et l'intervention du pouvoir politique était faite pour irriter des évêques qui n'approuvaient nullement Soanen. Trente et un prirent parti pour lui, et lui-même, multiplia les appels, les chicanes, les arguties juridiques. Finalement, le Concile d'Embrun frappa de suspens le petit évêque de Senez, qui se réfugia au monastère de la Chaise-Dieu, où il devait mourir en 174o, à quatre-vingt-treize ans, sans avoir esquissé l'ombre d'une soumission. Les jansénistes qualifièrent de brigandage le concile ; cinquante avocats parisiens signèrent une consultation juridique déclarant nulle sa décision.

Il y eut alors une flambée violente de jansénisme à Paris et dans les diverses régions de France. Soanen passa pour un martyr. Tout ce qui frondait plus ou moins le pouvoir se sentait la fibre quesnellienne : curés, magistrats bourgeois, intellectuels et menu peuple. Le Cardinal de Noailles semblait le chef de file de ce jansénisme renaissant. Quand, tout à coup, il changea d'avis une fois de plus et, sous l'influence de sa nièce, la marquise de Gramont, et du Premier Ministre, l'habile Fleury, sentant la mort venir, il résolut de se réconcilier avec Rome et de se soumettre. Ce qu'il fit, en juillet 1728, très formellement, rétractant tous ses mandements passés, condamnant Quesnel et les Réflexions morales, et acceptant la Bulle. Il mourut peu après ; Paris lui composa une épitaphe ironique :

Ci-gît Louis Cahin-Caha
Qui dévotement « appela »
De oui, de non s'entortilla
Perdit la tête et s'en alla.

Seuls les pauvres le pleurèrent, se souvenant qu'il avait été toute sa vie charitable à la misère, au point de vendre son argenterie pour donner du pain aux déshérités, car, s'il avait la tête faible, l'archevêque avait le cœur large. Bien entendu, tout de suite après sa mort, on publia des lettres de lui où il désavouait sa soumission. Peu importait. Le jansénisme épiscopal disparaissait pratiquement avec lui ; son successeur, Mgr de Vintimille, accepta la Bulle sans aucune réticence ; la plupart des docteurs de Paris en firent autant ; il ne restait plus que trois évêques récalcitrants. Le roi édicta alors (1730) que les bénéfices des ecclésiastiques qui n'auraient pas signé purement et simplement l'acceptation, seraient « déclarés vacants et impétrables de pleins droits ». C'était assez pour que les gros du parti se sentissent calmés.

Cela ne voulait pas dire que le jansénisme fût pour autant anéanti. Sa résistance, au contraire, se fit plus âpre, surtout dans trois milieux. Dans le bas clergé, où les idées « presbytériennes » firent désormais des progrès d'autant plus rapides que l'antagonisme au haut clergé put désormais se donner libre cours : contre l'épiscopat, valet du pouvoir et pas toujours très exemplaire, curés et vicaires à portion congrue, plus ou moins jansénisants, eurent l'impression de défendre à la fois le vrai christianisme, les libertés de l'Église, et leurs propres droits. Dans le milieu parlementaire, où toute occasion semblait bonne pour tenir tête au pouvoir, et où attaquer la Bulle au nom des droits de l'Église gallicane devenait purement et simplement un moyen politique ; en 173o, le Parlement de Paris alla jusqu'à dire dans un mémoire, non seulement que « l'autorité ecclésiastique reçoit de la puissance séculière toute la juridiction qu'elle exerce », mais aussi que « le pouvoir royal n'est pas supérieur à celui des Parlements, car les Parlements sont le Sénat, le Tribunal Souverain de la Nation », ce qui était proprement révolutionnaire. Il va de soi que de telles formules trouvaient un accueil des plus favorables dans un troisième milieu, celui des intellectuels « avancés », irréligieux et sceptiques, ceux qu'on commençait à appeler « les philosophes ». Depuis 1727, paraissait une feuille clandestine hebdomadaire, les Nouvelles ecclésiastiques 28, rédigées par les frères des Essarts, l'abbé d'Etemare et l'abbé François de la Roche, imprimées au fond des forêts de la Puisaye, dans les lointaines campagnes du côté de Vitry-le-François ou dans les arrière-cours parisiennes, et où, non sans esprit, étaient dénoncés les grands et menus scandales du clergé, vitupérés les Jésuites, brocardés les évêques courtisans et les cardinaux ministres. Tout cela était évidemment de plus en plus loin de l'idéal des Solitaires de Port-Royal ! D'ailleurs ceux qui, dans le parti, entendaient demeurer fidèles à l'ancien esprit, souffraient d'autres misères : à propos d'une prétendue Lettre à M. Nicole, puis à propos d'un traité d'un sieur Petit-Pied sur La crainte et la confiance, les chefs spirituels du mouvement se combattaient affreusement, et il n'y avait plus d'Arnauld pour arbitrer leurs querelles. Le désarroi grandissait.

Ce fut alors qu'éclatèrent des incidents fort surprenants. Depuis trois ou quatre ans, on allait répétant parmi les jansénistes que Dieu lui-même se manifestait, venait à leur secours, comme cela s'était produit jadis lors du miracle de la Sainte Épine. Des miracles, en effet, il s'en produisait beaucoup. C'était, dans la paroisse de Sainte-Marguerite, la guérison d'une paralytique, à la voix du curé, un appelant notoire ; au diocèse de Reims, deux autres guérisons inexplicables, opérées sur la tombe d'un chanoine quesnellien. Ce n'était encore rien à côté de celles qui se multiplièrent au cimetière Saint-Médard, sur la tombe du diacre François de Pâris, pieux jeune homme, qui, fils de magistrats, s'était fait tisserand par humilité et qui, à son lit de mort, avait maudit la Bulle et les acceptants. Rien de moins que huit miracles en un an ! une hydropique, une cancéreuse, trois paralytiques, deux aveugles, et un huitième, mal défini. Des actes officiels constataient dûment le caractère merveilleux de ces cures.

Mais le bruit s'en étant répandu, le cimetière de Saint-Médard fut assiégé par des hordes de bancroches, d'égrotants, de sourds-muets, d'aveugles, et, ce qui était plus inquiétant, de demi-fous et de fous complets. Tous déclaraient qu'à peine franchi le seuil du cimetière, ils se sentaient en proie à une force irrésistible, qui les secouait, les jetait à terre, les amenait à se rouler sur la tombe, le tout avec de grands cris. « On entend gémir, chanter, hurler, siffler, prophétiser, miauler, rapporte un chroniqueur, mais surtout on danse, on danse à en perdre le souffle ». On voyait des hommes avaler des cailloux ou se taillader la peau avec du verre ; des femmes « gigoter et se tortiller » frénétiquement, dans des postures rien moins que chastes. Les Convulsionnaires de Saint-Médard faisaient jaser tout Paris.

Le bruit de ces estrangetés vint aux oreilles du Roi, et du Cardinal de Fleury (1653-1743), son ancien précepteur, dont il venait de faire son premier ministre, un premier ministre très absolu. Ce vieillard de soixante-trois ans à l'air poupin, aux calmes yeux bleus, était un prudent, un pacifique et souhaitait, par-dessus tout, que « son ministère ne fût pas historique ». Sa réaction fut immédiate : il envoya la police fermer le cimetière. Un distique circula, qui eut grand succès :

De par le roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu.

Les convulsionnaires ne cessèrent pas pour autant leur activité. Ils se réunirent dans des maisons privées, dans de lointaines campagnes, dans les caves et les greniers. Des Sœurs se mettaient à prophétiser ; d'autres allaient guérir les aveugles avec des emplâtres de salive et de poussière. Il y avait aussi les figuristes qui annonçaient la rénovation de l'Église par les moyens de ce dervichisme et par la conversion des Juifs. Et les secouristes, qui secouraient les malades – surtout les névrosées en leur infligeant un solide traitement de coups de bâton. Il y avait même les Augustinistes qui, confondant Molinos et Quesnel, autorisaient les rapports entre hommes et femmes parce que, disaient-ils, obéissant à une impulsion divine, ils ne pouvaient point pécher.

Toutes ces folies discréditaient le jansénisme, auquel les convulsionnaires prétendaient se rattacher. Alors que les premiers miracles avaient été accueillis avec enthousiasme, même par des évêques comme Soanen et Colbert – l'abbé janséniste d'Asfeld les avait rapprochés, tout simplement, de ceux du Christ ! – ce fut une consternation quand on entendit à Saint-Médard ce concert de fous et d'hystériques. Certains docteurs jansénistes tentèrent de justifier les convulsions ; plus sage, la majorité les désavoua ; d'où zizanie. Fleury saisit alors l'occasion de marquer un point pour l'autorité, fit casser par le Conseil Royal le mémoire insolent du Parlement de Paris et, comme les avocats ripostaient en se mettant en grève, il en fit arrêter dix, ce qui ramena les autres à une vue plus saine des choses. En 1731, le jansénisme français paraissait aux abois.

Le jansénisme hors de France

Le jansénisme cependant possédait-il hors de France des champs d'expansion où il pût se développer et durer ? Ainsi en avait-il été des divers protestantismes qui, hors de leur pays d'origine, avaient été si bien semés qu'ils étaient devenus indéracinables. Il n'en alla certainement pas ainsi pour le mouvement du Christ aux bras étroits. Il sortit bien de France ; il exerça même en divers points une réelle influence ; mais il fut très loin de connaître la force conquérante du luthéranisme ou du calvinisme. Nulle part même la bataille pour les idées de Jansen ne fut aussi vive que dans la patrie de Saint-Cyran et des Arnauld.

Pas même en Belgique, où M. d'Ypres avait vécu. Pourtant le mouvement y avait d'abord semblé bien implanté, dès l'époque port-royaliste, lorsqu'Alphonse de Bergh, archevêque de Malines, avait laissé prêcher ouvertement les idées nouvelles. Son successeur, Guillaume de Precipiano, avait eu beau soutenir à fond les jésuites – au point qu'Innocent XII avait dû le modérer – tout un lot de théologiens groupés autour de Ruth d'Ans, hostiles à la Compagnie et au molinisme, avaient mené une action plus ou moins jansénisante : le collège du Faucon, qui exerçait une grande influence sur l'Université de Louvain, était même devenu ouvertement un centre janséniste. Mais l'accession au trône de Charles-Quint du petit-fils de Louis XIV entraîna une rude réaction : Philippe V ne se borna pas à faire arrêter Quesnel ; il bannit Ruth d'Ans et ses amis ; ils ne devaient rentrer qu'avec l'effondrement du régime espagnol, dans les fourgons des armées protestantes d'Angleterre et de Hollande. Le chanoine Van Espen, de Louvain, prit la tête du mouvement, et publia alors une série de traités violemment érastiens et antiromains ; Ruth d'Ans revint ; beaucoup d'évêques refusèrent l'Unigenitus, d'ailleurs mal suivis par la masse du clergé. Ce ne devait être qu'un feu de paille. Les gouverneurs autrichiens arrivaient, et se hâtaient de publier la Bulle. La Régente Marie-Elisabeth et l'archevêque de Malines, Philippe d'Alsace (1716-175o), entamaient une lutte systématique contre le jansénisme, qui s'éteignit vite, en laissant peu de traces. Van Espen alla mourir en Hollande.

C'était en effet dans les Pays-Bas du Nord, à l'abri de toute ingérence espagnole ou autrichienne, que le jansénisme s'était le mieux développé. Le grand Arnauld n'y était-il pas venu chercher retraite, et Quesnel aussi, évadé des prisons épiscopales de Malines ? Plusieurs des vicaires apostoliques chargés par Rome de diriger le petit troupeau catholique demeuré fidèle au milieu de la majorité calviniste, même le courageux Rovenius, avaient marqué beaucoup de sympathie aux thèses port-royalistes. L'un d'eux, Pierre Kodde, était allé plus loin : en 1699, il avait refusé de signer le formulaire, avait été déclaré suspendu par Rome, mais n'en avait pas moins continué à diriger son église. La voie du schisme avait donc été ouverte. On y était arrivé lors de la publication de la Bulle Unigenitus. Un groupe d’appelants ressuscita alors de leur propre chef, sans même en avertir Rome, le chapitre cathédral d'Utrecht, et, en 1723, élurent un archevêque, Corneille Steenhoven. Un prêtre français des missions étrangères, Varlet, qui venait d'être sacré évêque coadjuteur d'Ispahan, accepta de sacrer lui-même le nouvel archevêque, approuvé, à ce qu'on assura, par des prélats de France comme Soanen. C'était donc le schisme. Une église janséniste d'Utrecht se trouva constituée, narguant les condamnations romaines, mais fort bien vue des autorités calvinistes, que cette division entre catholique était faite pour réjouir. À la mort de Steenhoven, Varlet, retiré en. Hollande, se trouva encore là pour consacrer son successeur. Et au siège d'Utrecht, bientôt, s'ajoutèrent comme suffrageants les évêchés de Haarlem et de Deventer.

En fait, cette église schismatique était peu de chose. Sa situation était ambiguë, car elle prétendait n'être pas janséniste, condamnait les cinq propositions, mais refusait la Bulle Unigenitus. Elle proclamait très haut qu'elle ne s'était nullement séparée de Rome, mais que c'était Rome qui s'était séparée de la véritable Église. Malgré l'apport d'émigrés français, elle ne comptait pas beaucoup de fidèles : au maximum une quinzaine de mille. Encore étaient-ils loin d'être tous d'accord ; l'arrivée à Utrecht du convulsionniste Pierre Le Clerc, et l'enseignement plus que violent qu'il y donna – un de ses livres s'intitula : Rome devenue païenne et pire que païenne – contribua à mettre dans leurs rangs le désordre. Un peu plus tard, en 1763, le Synode d'Utrecht fit éclater le mouvement en deux clans, dont l'un rentra peu à peu dans le sein de l'Église romaine. À la veille de la Révolution française, le schisme d'Utrecht n'aura plus guère de huit à neuf mille partisans, dont trente prêtres. Il survivra bien jusqu'à notre époque, mais de plus en plus insignifiant.

Ailleurs, il y eut bien des pénétrations jansénistes, mais modestes, et qui manquèrent d'appui. Presque partout, ce ne fut ni la métaphysique de la Grâce ni la morale port-royaliste qui passionnèrent les esprits, mais l'anti-pontificalisme virulent avec lequel désormais le jansénisme semblait identifié. Dans les États autrichiens, Marie-Thérèse, puis Joseph II, dans leur effort pour mettre l'Église en tutelle 29 s'appuieront sur tous les éléments antiromains : aussi l'impératrice aura-t-elle pour confesseur et pour médecins des adhérents de l'Église d'Utrecht ; mais les jansénistes de vraie conviction y seront toujours rares, le tempérament autrichien prêtant peu à l'excessive rigueur. En Allemagne, où l'on traduisit du Nicole, du Quesnel, et l'Histoire de Port-Royal de Racine, cela n'alla pas plus loin que de la curiosité, et quelques moqueries envers Rome. Au Portugal, un petit noyau jansénisant, groupé autour de l'Oratorien Pereira fournira au célèbre ministre Pombal des arguments dans sa lutte contre les Jésuites et le Siège apostolique. En Savoie et en Piémont, où se réfugièrent des quesnellistes et des convulsionnistes, le jansénisme ne sera guère qu'un antipapisme ; de même à Venise, où des canonistes jansénistes pousseront la Sérénissime à revendiquer contre les Papes des privilèges calqués sur ceux dont se targuait l'Église gallicane.

En tout cela, il s'agit plus de politique que de vie spirituelle. Il y eut cependant des exceptions. En Hongrie, par exemple, où François II Rakoczi montra une noble figure, digne des Solitaires. En Italie, l'austère morale de Port-Royal, dissociée des erreurs dogmatiques condamnées, et confondue, en somme avec celle des grands réformateurs du début du XVIIe siècle, trouva de nombreux adeptes, tel le conservateur de la Bibliothèque vaticane, Mgr Bottari, le recteur du Séminaire de Pistoia, l'illustre érudit Muratori, et même le Secrétaire de la Congrégation de la Propagande. Mais pour tous ces honnêtes gens, romains convaincus, il ne s'agissait nullement d'encourager un mouvement rebelle, même si, sans le savoir, leur indulgence aboutissait à un résultat semblable. L'abbé Grégoire devait plus tard écrire que « l'Italie était probablement le pays où Port-Royal avait le plus d'admirateurs véritables ». Port-Royal, oui ; mais non le mouvement politique que le jansénisme était devenu.

Les derniers combats : l'affaire des ‘billets de Confession’

En France, quelques épisodes encore se produisirent avant que l'affaire janséniste cessât tout à fait d'intéresser. Ils se déroulèrent dans un climat bien différent de celui où avaient lutté les Saint-Cyran, les Arnauld, et même les Quesnel. Un climat, à la lettre, pré-révolutionnaire. Il va bien s'agir, en principe, de sacrement à distribuer, ou de dévotions à admettre ou à refuser ; en fait, ce qui est en jeu est tout autre chose. Il y aura désormais de moins en moins de convaincus, appelants, pour croire sincèrement que la Bulle Unigenitus menace le catholicisme dans sa doctrine et sa morale, ou pour y voir une tentative romaine pour domestiquer l'Église de France ; mais il y aura de plus en plus de retors et d'habiles pour utiliser la singulière passion que le public continue à mettre en ces questions, à des fins tout autres que religieuses.

Dans la carence de plus en plus évidente du pouvoir, devant une situation financière et sociale qui se dégrade vite, les Parlements, sans que rien ne les y autorise, puisqu'aussi bien ils ne sont pas des corps élus comme en Angleterre, mais des cours de justice, s'arrogent le droit de tenir tête au Roi et au Gouvernement, flattant par là l'opinion, en fait défendant des privilèges. L'affaire La Chalotais montre jusqu'où va l'insolence ambitieuse des hauts magistrats 30. L'alliance totale du jansénisme avec les milieux parlementaires est évidente : pour que nul n'en doute, en 1738, le Parlement de Paris refusa d'enregistrer la bulle de canonisation de saint Vincent de Paul, parce que le jansénisme y est malmené ! En intervenant dans tous les incidents suscités par le mouvement, ce que veulent les magistrats, ce n'est rien d'autre que ce qu'ils ont laissé percer dans leur mémoire, de 1730, contrôler tout aussi bien l'État que l'Église, imposer leur autorité au régime même.

Révolutionnaires, ils le deviennent, eux aussi, sans trop s'en rendre compte, ces curés qui s'agitent, s'insurgent contre les évêques, proclament que « le moindre prêtre a puissance d'ordre et de juridiction », qu'il tient directement du Christ son pouvoir spirituel, qu'il n'appartient même pas aux évêques d'autoriser ou non un prêtre à confesser. Ces thèses presbytériennes sont développées par le curé Nicolas Travers, qui passe de cachettes en cachots, mais qui exerce une influence. Sans doute par là veut-on aider les prêtres appelants, et permettre de distribuer les sacrements aux jansénistes. Mais ce vent d'indépendance grise bien des têtes ; Ces presbytériens par haine de l'Unigenitus et de l'épiscopat soumis, sont enclins à concevoir une église indépendante de Rome, non plus hiérarchique mais démocratique, à la fois gallicane et égalitaire. Ce rêve, il se matérialisera plus tard : il s'appellera la Constitution civile du clergé...

Nul incident qui montre plus clairement la collusion entre ces diverses forces que l'affaire dite des Billets de confession ; une histoire, banale en soi, de discipline ecclésiastique, grossie à plaisir, et à grand bruit, par les Parlementaires, pour affirmer leurs droits et embarrasser le Pouvoir. En 1746 arriva à l'archevêché de Paris Christophe de Beaumont, prélat d'une valeur morale, d'une piété, d'une charité admirables, mais dont ni la souplesse, ni l'habileté manœuvrière n'étaient les qualités majeures. Connu pour anti-janséniste militant, – à plusieurs reprises ses mandements avaient exalté la Bulle – il fut, dès son sacre, la tête de Turc du parti. Tous ses faits et ses gestes furent systématiquement déformés ; on colporta des bruits diffamatoires sur ses relations avec une religieuse qu'il avait placée à la tête de l'Hôtel-Dieu ; on alla jusqu'à suspecter sa charité. Or, constatant que Paris était plein de prêtres sans pouvoirs, qui accordaient des absolutions nulles, voire sacrilèges, l'archevêque ordonna à ses curés d'exiger des moribonds désireux de recevoir l'Extrême-onction, un billet de confession signé par un prêtre approuvé par le diocèse, faute de quoi l'inhumation en terre sainte serait refusée. Cette mesure administrative atteignait durement les jansénistes, aucun prêtre n'étant approuvé s'il ne se déclarait pas soumis aux décisions de l'Unigenitus. Les incidents ne tardèrent pas à éclater. Bouettin, curé de Saint-Étienne-du-Mont, refusa les derniers sacrements d'abord à l'ancien recteur de l'Université, Coffin, puis à un vieux prêtre, Lemerre, qui tous deux avaient refusé de produire le fameux billet de confession. Tout ce qu'il y avait en France de clergé quesnellien se dressa contre Beaumont. Le Parlement de Paris, saisi par les familles, ordonna par trois fois à Bouettin d'administrer les sacrements, c'est-à-dire de désobéir à son archevêque. Comme il s'y refusait, son temporel fut saisi. Le Roi cassa le jugement. Le Parlement riposta par un arrêt fulgurant (1752), où il faisait défense aux curés d'exiger les billets de confession et, subsidiairement, d'attaquer le jansénisme en chaire, sous peine d'être poursuivis comme perturbateurs de l'ordre public ! Quelques mois plus tard, allant plus loin, les Parlementaires qualifiaient l'archevêque de fauteur de schisme.

Louis XV alors intervint, fort mécontent de ces disputes, et, par lettres patentes, interdit de poursuivre qui que ce fût pour refus de sacrement. Ce qui lui valut de recevoir du Parlement de grandes remontrances, d'un ton si insolent qu'il y répondit par des lettres de cachet que ses mousquetaires allèrent porter aux magistrats, pour les exiler en province. Quand, après quelques mois, il les crut calmés, il les laissa revenir, en publiant une Déclaration (1754) qui imposait à l'un et l'autre camp la loi du silence. En même temps, il faisait conseiller à Beaumont de se montrer plus modéré 31. En vain ! Une vieille fille janséniste ayant refusé de produire le billet de confession, l'archevêque ordonna au curé de tenir ferme. Nouveau procès, nouveau jugement. Cette fois, ce fut Mgr de Paris qu'on exila, pour avoir enfreint la loi du silence, et dont un mandement fut brûlé par le bourreau.

Le conflit devenait de plus en plus violent. Encouragés par cette victoire, les Parlementaires et tous leurs amis se déchaînèrent. Une épigramme de Voltaire courut la France sur « ces billets si fameux – que les morts aux enfers emportaient avec eux ». En diverses provinces, par exemple à Amiens et à Troyes, des mandements épiscopaux furent interdits et brûlés par les Parlements : parfois même le temporel des évêques saisi par la justice. Ni la Cour, ni le Gouvernement ne faisaient rien pour arranger les choses. Un évêque disait, non sans justesse : « Nous sommes abandonnés aux rigueurs des Parlements ». Cependant que, dans le bas clergé, se constituaient de véritables équipes de prêtres insoumis qui voulaient, oiseaux de nuit, porter les sacrements aux moribonds qu'on savait hostiles aux billets.

À vrai dire, beaucoup d'évêques trouvaient que Mgr Christophe de Beaumont allait trop loin et qu'il n'était pas nécessaire d'être plus romain que Rome : puisque la Bulle ne parlait pas de billets de confession, pourquoi les exiger ? L'Assemblée du Clergé, tout en s'élevant avec vigueur et unanimement contre l'intrusion des laïcs dans ces affaires religieuses, se partagea sur la question fondamentale, et demanda au Pape de trancher le débat. Benoît XIV répondit par le bref Ex omnibus, qui donna raison aux modérés. On ne devait refuser les sacrements qu'à ceux qui étaient publiquement et notoirement réfractaires, et qui déclaraient formellement ne pas adhérer à la Constitution Unigenitus. Il n'était même pas question des billets de confession (1756).

Ainsi se terminait un incident qui n'avait fait tant de bruit que parce qu'il avait montré en conflit, pour l'amusement de la galerie, les Parlements et l'Église. D'autres se produisirent encore, moins tumultueux, au cours desquels cependant, l'intraitable Mgr de Beaumont repartit en exil, rien de moins que trois fois. À propos de censures qu'il avait portées contre une communauté de religieuses jansénisantes, à propos d'un mandement qu'il avait publié en omettant le permis d'imprimer et le nom de l'imprimeur, l'archevêque eut de nouveau maille à partir avec ses ennemis parlementaires. Plus cocasse, et plus déplaisant, un incident se produisit encore en 1765, quand le vieux prélat proposa à l'Assemblée du Clergé d'étendre à toute la France la fête du Sacré-Cœur, en usage déjà en divers diocèses : des protestations véhémentes s'élevèrent contre « les visions de Marie à la coque » (sic !) et contre les cordicoles. Des manifestations eurent lieu, dignes du Lutrin : par exemple, le jour où Mgr de Paris vint en sa cathédrale célébrer la nouvelle fête, il constata que tous les ornements prévus par la liturgie avaient disparu ! Sans doute quelque sacristain janséniste les avait-il dérobés...

En vérité, tout cela intéressait de moins en moins. Le jansénisme, décimé dans ses derniers chefs par les lettres de cachet, perdait de jour en jour de l'importance : il ne subsistait plus qu'en quelques diocèses, où des appelants bénéficiaient de négligences plus ou moins complices, et à Paris, où les militants vraiment ardents vivaient cachés. Le climat du temps se faisait de moins en moins favorable aux grands débats religieux. La morale janséniste n'avait plus rien à voir avec les mœurs d'un temps facile où le laisser-aller sexuel et le goût effréné de la spéculation ne s'accommodaient guère de ses austères préceptes. Rousseau – en dépit de Mgr de Beaumont qui avait condamné l'Émile – enseignait la bonté de la nature, de l'existence, de l'activité humaine, ce qui était exactement prendre le contre-pied des thèses jansénistes sur la misère de l'homme et la Grâce de Dieu. Parmi l'indifférence générale 32 le jansénisme s'enfonçait dans les sables de l'histoire. Avant de disparaître, il eut sa suprême victoire quand ses amis parlementaires frappèrent d'interdiction la Compagnie de Jésus, coupable d'avoir été depuis toujours l'adversaire impavide, et lorsque le Pape Clément XIV, en 1773, eut la faiblesse de céder aux gouvernements qui lui demandaient de la dissoudre 33.

Au pire moment de l'affaire des Billets de confession, Voltaire écrivait à son ami d'Argental : « Jésuites et jansénistes continuent à se déchirer à belles dents ; il faut tirer à balles sur eux tandis qu'ils se mordent ». Et un peu plus tard, à Helvétius : « Est-ce que la proposition honnête et modeste d'étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à conciliation ? » Ces traits d'esprit, accompagnés sans doute d'un éclat de rire, dégageaient bien la morale de toute cette histoire, et le mal qu'en fin de compte la trop longue querelle janséniste avait fait à la cause même du Christ.

Bilan du jansénisme

À la veille de la Révolution française, le jansénisme, en tant que grand mouvement spirituel et en tant que parti, avait vécu. Ce qu'il en devait subsister après la crise serait insignifiant. En Hollande, la petite église schismatique d'Utrecht restera jusqu'à nos jours 34 de plus en plus réduite, bien que son hostilité véhémente à l'Infaillibilité Pontificale l'ait amenée, en 1872, à absorber des éléments Vieux catholiques, hostiles eux aussi au nouveau dogme ; sa tendance actuelle à admettre le mariage des prêtres la rapproche d'un pur et simple protestantisme. Dans les autres pays, il ne demeura que de minuscules noyaux, reliés les uns aux autres clandestinement, alimentant une caisse de secours mutuels dite La Boîte à Perrette, – toujours le goût des sobriquets cryptiques...35 – où les vivants recueillaient les legs des morts. De nos jours encore, perdue parmi les innombrables sectes et petites églises qui prolifèrent à Paris, il existe une Église janséniste dépendant canoniquement de l'évêque d'Utrecht, et dont le centre est proche de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, jadis un des trois bastions du jansénisme parisien. Des ordres, directement issus de Port-Royal, ont survécu jusqu'à notre époque : les Sœurs de Sainte-Marthe, bien que condamnées par Mgr Affre, subsistèrent tout petitement ; c'est en 1918 seulement qu'on cessa de voir, au village de Magny, près Chevreuse, où elles tenaient un dispensaire, les coiffes blanches de ces saintes filles qui, entre temps, avaient eu la sagesse de se soumettre à leur évêque 36. Quant aux Frères Tabourin, fondés en 1709 par Charles Tabourin pour continuer l'œuvre pédagogique de Port-Royal, après un temps d'assez vif succès, surtout dans le quartier Saint-Antoine, leurs écoles, plus ou moins concurrentes de celles fondées par saint Jean-Baptiste de La Salle et ses fils, sombrèrent en 1887 dans des difficultés financières. Tout cela est bien peu.

Mais ce qui n'est pas peu, c'est la trace laissée dans la conscience chrétienne par le jansénisme, c'est le rayonnement et la curiosité qui continuent à entourer ses grandes figures et ses grands débats. Toute une littérature a proliféré sur Port-Royal où les érudits continuent à s'affronter à renforts de documents, presque comme aux jours du Formulaire ou de l' Unigenitus. Aux illustes mémoires des Religieuses et des Solitaires, un véritable culte est rendu, dont « les Amis de Port-Royal » entretiennent la flamme 37. Le succès hier des six volumes de Sainte-Beuve, aujourd'hui, celui du drame de Montherlant, ne sont pas moins significatifs de cet état d'esprit, qui pose des problèmes. Goût secret des Français, pour ceux qui tiennent tête aux autorités constituées, tendresse apitoyée pour des persécutés et des vaincus, anti-pontificalisme inavoué, admiration légitime pour des âmes qui furent bien, en effet, admirables, pour de grands caractères, pour des courages dignes d'une meilleure cause, il y a de tout cela dans la vénération qui subsiste envers le jansénisme, ou plus exactement envers Port-Royal, ses héritiers du XVIIIe siècle étant beaucoup moins admirés et célèbres : comme si l'on pouvait louer la source et dédaigner le fleuve qui en sortit !

Le jansénisme a sans nul doute apporté des éléments nouveaux à l'expérience chrétienne, sans cesse multiple et diverse au long des siècles, une sonorité nouvelle à l'éternel message. La littérature et l'art même en témoignent : s'il n'est pas exact que Pascal et Racine doivent tout à Port-Royal, comme prétend le démontrer certain matérialisme historique 38 qui fait d'eux les produits de la cellule socialo-religieuse du Val de Chevreuse, leur génie n'eût pas été tel que nous le savons s'ils n'avaient pas été formés par les Messieurs et la pensée de Saint-Cyran. Et c'est sans nul doute à la doctrine douloureuse de l'Augustinus, plus encore à l'austère morale, que, janséniste, il pratiqua lui-même, que Philippe de Champaigne dut de mettre sur tant d'inoubliables visages cette ombre d'angoisse et cette lumière d'éternité qui s'y combattent en des traits pathétiques.

On ne saurait sans grande injustice méconnaître le rôle qu'a joué le jansénisme dans le relèvement du catholicisme, surtout français, et aussi italien ; si le niveau moral en a été plus haut qu'avant, si la foi du XVIIe siècle a revêtu le caractère grave, austère, porté à l'ascèse, qu'on lui connaît, c'est, dans une certaine mesure, sous l'influence de ceux et de celles qui, alentour de Port-Royal, proposèrent de si nobles exemples. Dans une certaine mesure : car enfin le mouvement Port-Royaliste est-il séparable de tous ceux qui, au grand siècle des âmes, soulevèrent la conscience chrétienne, de l'Oratoire, de Saint-Lazare, de Saint-Sulpice qui, avec des moyens différents, visèrent au même but, mais qui, eux, ne tombèrent pas dans la rébellion ? Ce qu'on peut équitablement dire, c'est que le jansénisme, par son extension même, par ses livres et par ses écoles, a contribué à faire pénétrer dans les masses une certaine gravité, un respect des choses saintes, qui sont demeurés visibles jusqu'à nous dans le catholicisme moderne. L'usage d'écouter debout la lecture de l'Évangile, qui existait déjà au Moyen-âge, mais n'était pas toujours pratiqué, fut systématisé par les paroisses jansénisantes du XVIIe siècle. Il s'y ajouta celui de se lever pour le Credo. Certain effort mené par les jansénistes pour rendre les fidèles plus directement participants aux prières liturgiques, a laissé aussi des traces, dont la plus évidente est la lecture de l'Evangile en français 39.

Ces apports positifs 40 qui sont considérables, compensent-ils les pertes et les blessures que le jansénisme a infligées au catholicisme, à l'Église ? Sur un plan strictement religieux, sa responsabilité paraît accablante. Il est hors de doute que l'œuvre des saints – celle de saint Jean-Baptiste de La Salle, celle de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, par exemple fut à maintes reprises contrecarrée par ceux qui ne concevaient de sainteté que selon leurs normes et dans leurs rangs. Plus grave : ce sont les jansénistes – Nicole au premier chef et tous les jansénisants, qui ont ouvert et mené avec un zèle affreux, ce procès des mystiques qu'il ne faut pas réduire aux seuls incidents de l'affaire quiétiste, et qui aboutit à arrêter net l'immense élan qui, au début du XVIIe siècle, avait emporté tant d'âmes vers Dieu. Même la solide doctrine de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix ne sortit pas tout à fait indemne de leurs attaques. La vie d'union mystique parut à trop de catholiques un état si rare qu'inaccessible, et qui d'ailleurs ne procure ni perfection plus haute, ni mérite : une religion de commandements et de préceptes, menacée de formalisme, voilà ce qui était en puissance dans l'antimysticisme de Nicole et de ses amis.

Orientation d'autant plus inquiétante que, simultanément, le jansénisme aboutissait à diminuer la pratique religieuse, c'est-à-dire à priver les âmes des soutiens sacramentels. En vertu des scrupules qu'on a vus, dans une conception tout à fait fausse de ce que sont vraiment les sacrements, les directeurs à la Saint-Cyran écartèrent les fidèles de l'Eucharistie et de la Pénitence. Les documents sont innombrables qui témoignent de cet état d'esprit et de ses résultats : au début du XVIIIe siècle, dans le diocèse d'Auxerre, un prêtre se glorifiait de faire attendre l'absolution et la communion à des fidèles depuis dix ans ! En Dauphiné, un curé disait fièrement à son évêque : « Dans ma paroisse, je suis sûr que l'an passé, il n'y a eu aucune communion sacrilège, car personne n'a communié ! » C'est seulement à la fin du XVIIIe siècle que, sous l'influence de saint Alphonse de Liguori, une autre voie fut nettement tracée, aussi éloignée du laxisme que du rigorisme, dans laquelle saint Pie X, en 1905, devait achever d'engager à plein l'Église. Mais, entre temps, combien d'âmes auront perdu le chemin du confessionnal et de la table de communion ?

Tout aussi grave dans ses conséquences fut l'attitude prise par les jansénistes sur le plan de la discipline. Leur refus de se soumettre franchement à l'Autorité, leurs arguties, leurs discussions, pour tout dire leur rébellion, porteront sans aucun doute des coups très graves à l'Église. Si l'on peut encore discuter que les idées de Jansenius aient vraiment constitué une hérésie de la Grâce, on ne saurait nier que le comportement du mouvement aboutit à une véritable hérésie de l'Église, mettant en cause l'autorité même du Souverain Pontife et jusqu'à sa légitimité. Subsidiairement, le presbytérianisme que le jansénisme encouragea au XVIIIe siècle, sapait l'autorité des évêques et l'ordre même de la société religieuse ; la « subordination des ecclésiastiques du second ordre », comme l'écrivait fort bien, en 1717, le Régent, était en jeu, et, avec elle, tout l'édifice de l'Église ; la Constitution civile du clergé montrera où devait aboutir cette démocratisation. Et il est à peine besoin d'ajouter que les attaques forcenées menées – depuis Pascal ! – contre la Compagnie de Jésus par tout ce que le jansénisme comptait de plumes acérées, aboutirent à discréditer, temporairement, une formation qui pouvait avoir ses défauts, mais qui n'en constituait pas moins une des forces les plus solides de l'Église : ils jetèrent bas une des colonnes du Temple.

Et pas seulement celle-là. C'est de bien d'autres façons que la crise janséniste fut extrêmement dommageable pour la cause chrétienne. Le mouvement port-royaliste, à ses débuts, n'était apparu, on s'en souvient, que comme une avant-garde dans les saintes troupes mises en route par le Concile de Trente ; beaucoup d'excellents catholiques n'avaient fait aucune différence entre saint François de Sales, Bérulle, Condren et Saint-Cyran, tous également animés de l'Esprit de réforme. Quand le jansénisme devint déviation doctrinale, puis rébellion contre l'Église, quand l'Église dut le condamner, une équivoque se trouva jetée sur la réforme tridentine elle-même, et surtout ce qui en procédait. Il faudra attendre longtemps jusqu'à nos jours, pour que les catholiques apprécient exactement l'œuvre du Concile et cessent de confondre des messages de sainteté avec leurs contrefaçons.

D'autre part, il va de soi que ces querelles sans cesse rouvertes, où des catholiques s'affrontèrent sans ménagement, ne purent que porter atteinte à leur commun prestige. De même que, dans l'affaire du quiétisme, les contemporains se rendirent parfaitement compte de ce qu'elles avaient de dégradant et de dangereux. « Les libertins en triomphent, écrivait Bossuet, et prennent occasion de tourner la piété en hypocrisie et les affaires de l'Église en dérision ». Quant aux convulsions et aux spectacles dont le cimetière Saint-Médard fut le lieu, il est à peine besoin de dire combien ils parurent scandaleux aux âmes honnêtes, qui se demandèrent si le christianisme, c'était cela.

Le jansénisme, fourrier de l'incrédulité ? L'expression peut paraître bien sévère : elle est, dans une large mesure, vraie. Si l'Église, au XVIIIe siècle, se trouva « si impuissante et désarmée, et tout d'abord criblée sous les flèches persanes de Montesquieu », comme dit Sainte-Beuve, ce ne fut, pas, certes, la faute seule de Port-Royal et de ses héritiers, mais ils y eurent aussi une responsabilité lourde. Et pas uniquement par leurs critiques et leur rébellion. L'excès de rigueur qu'ils voulaient imposer détacha du christianisme des âmes moyennes, des chrétiens du commun, qui se trouvèrent peu à l'aise dans un système où, disait le P. Bonal, « il n'y a rien de vertueux s'il n'est héroïque, rien de chrétien s'il n'est miraculeux, rien de tolérable s'il n'est inimitable ». Et c'est le plus illustre des Port-Royalistes qui nous a appris qu'à vouloir faire l'ange, on risque de faire la bête. À force de répéter à l'homme que, dans l'affreux état de péché où il est, il n'est mû que par ses passions, ne court-on pas le risque qu'il conclue qu'en ce cas, il est bien plus simple de se livrer à l'instinct du plaisir ? à force de « tirer hors de l'École et de l'Église les matières théologiques, et de proposer à la raison laïque de décider sur tel dogme », n'est-ce pas la cause du rationalisme qu'on sert ? à force aussi d'exalter la transcendance de Dieu, de le faire de plus en plus inaccessible, ne risque-t-on pas que l'homme se décourage de l'atteindre ? Ou, comme l'a noté un écrivain de tendances marxistes 41, qu'il remplace, comme de nos jours, la transcendance d'un Dieu surhumain par celle de la communauté humaine, « l'un et l'autre en même temps extérieurs et intérieurs à l'individu » ? Si les ennemis de Port-Royal, en faisant la part trop belle à la nature et à la raison, ont, eux aussi, travaillé pour les philosophes rationalistes et pour Rousseau, il est hors de doute que le jansénisme a puissamment contribué à la crise des esprits et des consciences qui se déroula simultanément aux fracassants épisodes de la trop longue querelle. « Par la fente ouverte, et cette brèche, dit encore Sainte-Beuve, Saint-Evremond, La Fontaine, Bayle entrèrent », et bien d'autres. « Pascal a frayé la voie à Voltaire », écrit Lanson, et la formule est moins paradoxale qu'elle ne semble. Les profonds croyants de Port-Royal, et le héros de la nuit de feu, n'avaient certainement pas voulu cela.

 

Daniel-Rops, in L’Église des Temps Classiques – Le grand siècle des Âmes

 

 

 

 

1. Edmond Richer, syndic de la Sorbonne, avait publié en 1611, un traité latin sur Le Pouvoir ecclésiastique et le pouvoir politique qui est considéré comme un des points de départ du Gallicanisme. Il y soutenait que le pouvoir des clefs n'avait pas été transmis au seul Pierre mais à l'ensemble du corps apostolique. On en pouvait donc conclure que les évêques d'une nation, la France, par exemple, avaient le droit de penser et d'agir indépendamment du Siège apostolique, selon les traditions et privilèges de leur église nationale. Plus tard, en élargissant le raisonnement, les simples prêtres du bas clergé soutiendront, contre les évêques, qu'eux aussi sont dépositaires d'une partie du pouvoir des clefs.

2. Jésuite espagnol (mort en 1600) qu'il ne faut pas confondre avec le prêtre également espagnol Molinos, dont les thèses seront à l'origine de la crise quiétiste. La doctrine du premier est le molinisme, celle du second le molinosisme.

3. Il défroqua, se fit pasteur, puis revint dans le giron de l'Église.

4. Ou Le Maître ; les deux orthographes se trouvent dans les textes du temps.

5. Voir l'Église des temps barbares, page 42.

6. Nous avons étudié longuement les positions de Luther et de Calvin dans deux chapitres de la Réforme protestante, auxquels nous renvoyons.

7. Sur cette question on ne saurait se former une opinion sans lire le mémorable article de Maurice Blondel : Le Jansénisme et l'antijansénisme de Pascal, dans la Revue de Métaphysique et de morale (avril-juin 1923).

8. Contrepied exact de la cinquième proposition condamnée.

9. Dans l'admirable chapitre de son tome IV qu'il consacre à la Religion de Pascal. Voir aussi En prière avec Pascal (Paris 1923).

10. Dont il était locataire depuis dix-huit mois. On la voit encore au n°54 de la rue Monsieur-le-Prince. (Cf. J. Mesnard, Les Demeures de Pascal à Paris, dans Mémoires de serv. hist. de Paris, t. IV)

11. Le P. Antoine Escobar y Mendoza (1589-1669), saint religieux avait publié en 163o son manuel pour la pratique de la Confession ; il avait paru si sévère qu'on l'avait dénoncé à l'Inquisition ! Nul ne fut plus surpris que lui quand il apprit qu'un Français l'accusait de laxisme !

12. Blondel a jugé sévèrement ce jeu. « Il traîne la théologie à la risée des femmelettes ; il expose les pudeurs sacrées de l'âme religieuse aux moqueries d'un monde de sottise et de corruption ». Bremond a, là-dessus, un jugement lapidaire : « Louis de Montalte est coupable, Pascal est innocent ».

13. Cette attitude donne de la vraisemblance aux assertions de ceux qui ont admis que Pascal avait opéré une « troisième conversion », du jansénisme au catholicisme intégral. Des faits et des documents ont été cités à l'appui de cette thèse : la déposition du curé de Saint-Etienne-du-Mont, le Père Beurrier, qui confessa Pascal en 1661, six semaines avant sa mort : les Mémoires de ce même P. Beurrier ; plus généralement le changement de vie de Pascal dans les derniers temps, tout consacrés à la charité active, au service des pauvres et non plus du tout à la polémique. Mais, d'autre part, Pascal n'a jamais officiellement signé le « formulaire » de l'Episcopat contre le jansénisme, se bornant à se déclarer un catholique entièrement soumis à l'Église : sa famille ne semble pas avoir pensé qu'il s'était rétracté. La querelle sur ce point paraît devoir être sans terme : des historiens comme A. Gazier, le P. Petitot, et aussi bien Faguet et Hallays, ont été contre la « troisième conversion », d'autres pour, tels qu'E. Jovy, Henri Bremond, le Père Yves de La Brière, T. de Wyzewa.

14. Au surplus, peu fixé dans ses convictions, le cardinal de Retz faisait en même temps offrir à la Reine « d'exterminer les jansénistes, si elle voulait agir de concert avec lui », c'est-à-dire lui donner la place de Mazarin.

15. La pièce d'Henri de Montherlant Port-Royal a pour objet précis la résistance de ce monastère.

16. Le R. P. de Montcheuil, jésuite, aumônier au maquis du Vercors en 1944, fusillé à Grenoble le 8 août.

17. « Puisque les filles ont eu un courage d'évêques, avait dit Jacqueline Pascal, il faut que les évêques aient un courage de filles ».

18. Qui, d'ailleurs n'étaient pas d'origine janséniste. Le musée de Cluny en possède un du XVIe siècle. La forme de l'os dans lequel était sculpté le crucifix fut pour beaucoup dans le choix de cette position des bras. Mais ce genre de crucifix fut très en honneur dans les milieux jansénistes. Cependant le Christ de Pascal qu'on peut voir dans la grande édition Lafuma et dans le petit livre d'Albert Béguin Pascal, par lui-même., p. 174, est bien un « Christ aux bras étroits ».

19. On sait que le Droit de régale était celui que possédaient les rois de France (depuis les Mérovingiens !) quand un évêché était vacant, d'en toucher les revenus (régale temporelle) et même de nommer aux fonctions ecclésiastiques (régale spirituelle). La régale n'existait pas dans les diocèses du Midi ; Louis XIV décida de l'y étendre. Un conflit en résulta avec Rome, à qui certains évêques appelèrent de la décision royale. En 1682, Louis XIV invita le Clergé de France à opposer aux prétentions ultramontaines, les libertés de l'Église gallicane. Une Déclaration des Quatre Articles, établie par Bossuet, fut votée. Le Pape la proclama « entièrement destituée de force et de valeur », et refusa désormais l'investiture aux évêques désignés par le Roi. Quand trente-cinq évêchés furent sans titulaires, Louis XIV céda, et les évêques signèrent une rétractation formelle des Quatre Articles (1693). Moyennant quoi, le droit de régale fut reconnu comme applicable dans tout le royaume.

20. Le probabilisme allait très loin dans le sens d'une morale facile. Par exemple, il disait : ,( Quand des parties adverses, dans un procès, ont pour elles des opinions également probables, le Juge peut très bien accepter de l'argent pour prononcer en faveur de l'une de préférence à l'autre ».

21. Qui ne parut qu'en 171o, six ans après sa mort, en tête d'une réédition encore plus janséniste des Réflexions morales ce qui fit accuser Quesnel d'un nouvel abus de confiance...

22. Le Quiétisme est une déviation doctrinale qui résulte d'un excès d'abandon à Dieu. Pour les quiétistes catégoriques, il suffit de s'abandonner à Dieu, de s'élancer vers lui de toute la force du pur amour, pour être sauvé : pas besoin de faire aucun effort de bienheureuse quiétude, l'âme ne peut pas pécher : si elle commet des actes répréhensibles, elle n'est pas coupable, car elle est violentée par le démon. Le Quiétisme fut lancé à Rome par le prêtre espagnol Molinos (à ne pas confondre avec le jésuite Molina : voir plus haut) qui fut condamné en 1685. À Rome, il eut pour protagonistes deux personnages assez inquiétants, le P. Lacombe et Mme Guyon. Cette dernière gagna à sa cause Fénelon, qui, sans être vraiment quiétiste, se laissa gagner à demi. Dénoncé par Mme de Maintenon, le quiétisme, qui faisait des ravages parmi les demoiselles de Saint-Cyr, fut examiné à Rome et finalement condamné, après un véritable duel de théologiens où Bossuet et Fénelon s'affrontèrent, en des passes d'armes souvent peu admirables. La Relation sur le Quiétisme de Bossuet est le chef-d'œuvre de cette désolante polémique. Condamné en 1699, Fénelon se soumit, non sans grandeur, mais non sans arrière-pensées non plus.

23. Sa haine du jansénisme atteignait même un point où elle confinait à l'absurde : un général d'armées, à qui il reprochait d'avoir pris dans son État-major un janséniste notoire, lui ayant répondu que l'officier en question était totalement athée : « Est-il possible, répartit le roi, et m'en assurez-vous ? Si cela est, il n'y a pas de mal et vous pouvez le nommer ». Le duc d'Orléans n'avait pas pu se retenir de se pâmer de rire en rapportant le propos à Saint-Simon.

24. Port-Royal de Paris n'était plus qu'une abbaye mondaine.

25. La controverse sur les rites chinois mit aux prises d'un côté les jésuites, de l'autre, les autres missionnaires, surtout les dominicains. Ces derniers reprochaient, en gros, aux fils de Saint-Ignace, pour mieux se gagner les Chinois, d'utiliser des termes amphibologiques qui permettaient à des païens de se dire chrétiens et d'accepter, à peine christianisés, des usages païens. À quoi les jésuites répondaient, non sans justesse, que c'est exactement par cette méthode que l'Église a conquis les Barbares : saint Grégoire le Grand ne conseillait-il pas de baptiser les temples et les usages païens ? Après d'innombrables incidents fort pénibles, et d'interminables discussions, la querelle fut close par le Saint-Siège, et les rites chinois condamnés. Ce qui parut alors regrettable à de bons esprits et ce qui, aux chrétiens d'aujourd'hui, le paraît davantage encore.

26. On a une idée de la violence des passions en évoquant la scène pittoresque qui se produisit à Saint-Léger de Soissons quand le vicaire général vint y lire le mandement de l'évêque Languet de Gergy condamnant les appelants. Le curé, qui était janséniste, ordonna aux foules de sortir, aux chantres de couvrir la voix de M. le grand vicaire par des cantiques tonitruants et enfin aux sonneurs de sonner les cloches !

27. Voir la thèse de Carreyre : Le jansénisme durant la Régence (Louvain, 1932) où les incidents sont rapportés en détail. Le rôle de l'évêque Languet de Gergy y est bien étudié.

28. Les Nouvelles ecclésiastiques devaient paraître jusqu'en 1794 en France (où on les imprima longtemps à l'abbaye de Hautefontaine, près de Vitry-le-François), et jusqu'en 1803 en Hollande.

29. Voir tome II, chapitre X, paragraphe : Assauts contre le Siège apostolique. Daniel-Rops L'Église des temps classiques (Fayard).

30. On sait que La Chalotais, parlementaire de Rennes, entra en conflit avec le duc d'Aiguillon, Commandant de Bretagne comme lieutenant du Gouverneur à propos d'impôts nouveaux que le Gouvernement voulait établir. Cet incident fut le point de départ de la tentative, malheureusement inutile, du chancelier de Maupeou pour réformer la justice et supprimer la vénalité des offices.

31. Il est curieux de lire, dans une lettre de Mme de Pompadour à Mgr Christophe de Beaumont ces lignes, qui ne sont dépourvues ni de sagesse ni même d'esprit chrétien : « Je souhaiterais que certains prélats, au lieu de se regarder comme des Rois de l'Église et de faire des Mandements que le Parlement brûle et que la nation méprise, voulussent au contraire nous donner l'exemple de la modération et de l'amour de la paix. Je veux dire que vos billets de confession sont une chose excellente, mais la charité vaut mieux encore ».

32. Il faut noter aussi que, dans les milieux demeurés chrétiens, le jansénisme était combattu désormais par des courants spirituels extrêmement vigoureux, radicalement opposés à ses tendances, notamment celui qui procédait de saint Alphonse de Liguori (voir tome II, chapitre XI). Daniel-Rops, L'Église des temps classiques (Fayard).

33. Voir tome II, chapitre X, Une faute capitale, la suppression de la Compagnie de Jésus. Daniel-Rops, L'Église des temps classiques (Fayard).

34. Voir le reportage d'Erich Kunhelt Leddin, Les foyers jansénistes contemporains en Hollande, dans La Table Ronde, décembre 1954.

35. Perrette avait été la domestique de Nicole.

36. Après la condamnation, vers 1840, sortit d'elles une autre formation, les Sœurs de Sainte-Marie, parfaitement orthodoxes et soumises, hospitalières et enseignantes qui ont aujourd'hui encore une belle vitalité, et ont essaimé hors de France jusqu'à Mexico. – Voir sur ces ordres issus du jansénisme : M. Th. Le Moign Klippfel, Les derniers jansénistes, dans Ecclesia, septembre 1955 ; le livre de S. M. d'Erceville : De Port-Royal à Rome, Paris, 1956 ; et bien entendu l'Histoire générale du mouvement janséniste de Gazier.

37. Ils ont été longtemps présidés par un conseiller à la Cour de cassation, Henry Jaudon.

38. Cf. Lucien Goldmann, Le Dieu caché (Paris, 1955) – Cf. sur cet ouvrage l'article d'A. Blanchet : Pascal est-il le précurseur de Karl Marx ? (Études, mars 1957).

39. « Sous l'influence de Port-Royal un courant nouveau ne cesse de prendre de l'importance pendant la seconde moitié du XVIIe siècle : les fidèles sont invités à ne plus se contenter d'extraits ou de paraphrases de l'Écriture, mais à prendre contact avec le texte sacré lui-même » (Article Écriture du R. P. du Chesnay dans le Dictionnaire de Spiritualité).

40. Auxquels il faut ajouter ceux qu'ils firent à l'érudition chrétienne et même à l'érudition en général. Le Nain de Tillemont fut un maître dans cette discipline : la critique historique a dû beaucoup au janséniste Launoy.

41. Goldmann, loc. cit. – Comme le note le P. Blanchet dans les Etudes d'avril 1958, en rendant compte du livre très érudit de Geneviève Delassault sur Le Maistre de Sacy et son temps, de nos jours nombre de gens qui ne sont nullement chrétiens se posent en champions d'un jansénisme intransigeant.