mercredi 19 août 2020

En prophétisant... André Charlier, L’Âme moderne en face de l’Être

 

La règle la plus importante de la vie spirituelle
est qu'il nous faut sans cesse rafraîchir le regard
que nous portons sur les choses essentielles.

Conjuguer le verbe être, que les grammairiens traitent avec mépris comme un verbe auxiliaire, est sans doute la chose du monde la plus grande et la plus pleine de mystère. C'est le verbe auquel l'univers est suspendu, et chacun de nous, dans la nuit de sa pensée, où il découvre un autre univers, s'efforce d'en étreindre la réalité pour lui-même. De tous les mots, il est le plus usé et le plus vraiment nouveau, le plus vulgaire et le plus incompréhensible. Il est à peu près impossible de dire ce qu'il contient dans le secret de ses quatre lettres, car, dans la définition même qu'il nous faudrait énoncer, nous ne pourrions nous passer de lui. La chose la plus humble qui est, un brin d'herbe ou un caillou, pose devant nous un mystère infini. Et aussi une certitude. Nous savons, sans l'ombre d'un doute, que l'Être dépasse infiniment tous les êtres particuliers dans lesquels il se réalise pour nous, nous savons que la seule chose essentielle est d'atteindre cet Être absolu, que rien d'autre ne peut nous satisfaire : c'est l'exigence fondamentale de notre âme. Je vois que les savants n'ont d'autre préoccupation que de découvrir quelque rapport plus général qui rende compte d'un nombre plus grand de phénomènes, que les philosophes, pour peu qu'ils méritent ce nom, cherchent un principe, une raison d'être de l'univers ; je vois que les artistes aussi à qui nous ne savons demander d'ordinaire qu'une représentation de la nature dans ce qu'elle a de particulier, n'ont en réalité d'autre souci que de dépasser l’instant, que de saisir au-delà des apparences une vérité stable : n'est-ce pas Gauguin qui disait : « L'Art est une abstraction » ? mais ce sont là les solitaires de la pensée : le commun des hommes est emporté sur la mer des apparences, s'y laisse bercer et se console aisément du flot qui l'abandonne, parce que le flot suivant est là qui le soulève à son tour. Pourtant, il y a un ordre permanent qui transparaît sous la figure mouvante du changement, quel esprit serait assez obtus pour ne pas le sentir ? Il y a des signes d'or qui inscrivent dans la nuit pour l'âme la plus basse le dessin d'une pensée éternelle et marquent le rythme du Temps : toutes les couleurs et les formes que le jour nous révèle, il est bon qu'elles soient effacées, parce que nous sommes comme perdus au milieu d'une telle multiplicité d'êtres et que nous avons l'exigence de l'unité ; il est bon que la nuit nous livre un Temps plus pur. Il nous paraît que si nous pouvions saisir l'essence du Temps, nous entrerions davantage dans l'être des choses, parce que le Temps est la forme de toutes la plus simple, et nous savons que l'Être est simple. Simplicité, pureté. Ces mots sonnent en nous comme l'écho d'un songe, songe d'un monde entrevu et oublié ; nul doute que la vérité est là, mais comment la saisir ? Tout nous échappe, et l'extrême simplicité plus que quoi que ce soit, parce qu'elle ne se laisse point analyser et que seul un regard direct peut l'atteindre, mais notre regard d'ordinaire s'arrête avant de la toucher.

C'est ici qu'est le drame du monde moderne : nous ne touchons plus rien directement. Les mondes passés étaient fondés sur l'Être, même les mondes païens, qui dressaient les images de leurs Dieux trop humains, mais nobles pourtant, avec leurs yeux tournés vers un au-delà du Temps qu'ils ne parvenaient pas à percer.

Les choses ne sont plus

Les Fioretti nous racontent que lorsque saint Louis, roi de France, vint à Pérouse pour visiter le saint frère Gilles, les deux saints demeurèrent longtemps embrassés. « Et demeurés qu'ils furent un grand espace en la dite manière, sans dire mot ensemble, se partirent l'un de l'autre ; et saint Louis s'en alla à son voyage et frère Gilles s'en retourna à sa cellule ». Frère Gilles reçut alors les reproches de ses frères, de ce qu'il avait laissé partir sans lui dire une parole le roi de France, qui avait fait un si long chemin pour le venir voir, mais il leur répondit : « Très chers frères, ne vous émerveillez pas de cela ; pour autant que ni je à lui, ni lui à moi ne pouvions dire mot, pour ce que, sitôt que nous nous embrassâmes ensemble, la lumière de la divine sapience révéla et manifesta à moi son cœur et à lui le mien ; et ainsi, par divine opération, nous regardant en nos cœurs, nous connûmes trop mieux ce que je voulais dire à lui et lui à moi que si nous nous fussions parlé avec la bouche, et avec majeure consolation ; et nous eussions voulu expliquer avec la même voix ce que nous sentions dans le cœur, par le défaut de la langue humaine, laquelle ne peut clairement expliquer les mystères de Dieu, ce nous eût été plutôt désolation que consolation. Et pourtant sachez pour certain que le roi se partit merveilleusement consolé ».

Je ne sais pas quelle consolation cherchait saint Louis ; les souffrances des saints sont toujours indicibles, comme leurs joies. Nous autres, hommes modernes, nous sommes victimes d'un siècle qui ne connaît plus le silence. Irions-nous chercher, au prix d'un long voyage, un frère Gilles pour nous taire avec lui ? Pourtant, nous avons besoin de ces consolations qui sont au-delà des mots, de ces lumières qui ne jaillissent que dans la nuit de l'âme. Mais nous ne savons pas très bien de quoi nous avons besoin et nous espérons trouver la réponse attendue dans des paroles humaines. Vous me direz que les moines du couvent de Pérouse eux-mêmes n'avaient pas compris l'entretien silencieux de ces deux saints. Eux aussi croyaient qu'un échange de paroles fût nécessaire. Sans doute, mais que de progrès nous avons fait depuis ! Nous avons rapproché nos demeures, nous les avons entassées les unes sur les autres, nous vivons ainsi dans d'énormes cités, où le secret n'est presque plus possible, où nous ne pouvons plus écouter parce que nous entendons toujours un vacarme qui forme comme le fond orchestral de notre vie. Quand l'orage survient, nous le percevons à peine, il nous apparaît comme une étrange anomalie, une intrusion indiscrète de la nature. Un berger dialogue avec ses bêtes, avec les éléments, avec les astres et avec lui-même. Nous n'écoutons plus, ni en nous, ni hors de nous, mais nous nous jetons frénétiquement des mots au visage, des mots qui sont une espèce de monnaie usée, dont l'effigie ne se distingue plus – c’est-à-dire que nous ne savons plus ce qu'ils représentent – et les mots courent sur les ondes de l'air, dans nos rues les haut-parleurs les mugissent, les affiches les font luire et notre œil en est obsédé, la presse nous en inonde à toute heure du jour, ils envahissent notre vie dès la première enfance, ils nous étouffent, mais nous ne pouvons plus nous passer d'eux, nous ne vivons que par eux, car ils nous ont séparés de l'être et des choses.

Nous avons l'illusion de respirer, mais c'est un faux air que nous respirons, un air que nous nous sommes fabriqué par des artifices ingénieux : en réalité, nous sommes en train de mourir d'asphyxie, parce que nous sommes séparés de l'Être, et c'est la grande misère du monde moderne. Pour nous, les choses ne sont plus et Dieu n'est plus ; un homme d'autrefois s'emparait de ces grandes réalités d'une saisie directe, tandis que nous n'atteignons que des mots. Et notre propre réalité, la saisissons-nous ? Pas davantage, tant d'occupations nous sollicitent et dévorent notre temps par le dehors que nous nous figurons que nous vivons intensément. Mais nous n'avons que l'illusion d'être. Jamais autant de moyens n'ont été mis à la disposition des hommes pour donner à l'existence plus de variété et d'intensité à la fois. Nous nous transportons en quelques heures sous les cieux les plus étrangers aux nôtres, toute la terre nous est pour ainsi dire présente à la fois, nous causons familièrement avec les antipodes, nous jouissons d'un pouvoir presque illimité sur les choses. Et pourtant nous ne sommes pas. Nous ne sommes pas, parce que nous ne nous exprimons plus ; ou, en tout cas, il y a quelque chose de nous que nous n'exprimons plus, parce que nous vivons à la surface de nous-même et que cette surface est si bien et sans relâche agitée qu'il est impossible aux regards de plonger jusqu'à l'eau profonde. J'ai très peur que la science, qui semble n'avoir pour objet que de nous rendre plus complète la domination de l'univers, ne laisse sans s'en apercevoir échapper l'être même des choses ; nous manœuvrons mécaniquement les éléments, mais nous ne les sentons plus. Nous croyons les posséder parce qu'ils ont cessé de résister mais, insidieusement, ils nous ont dérobé leur être véritable, nous laissant entre les mains, en guise de jouets, ces forces mécaniques que nous nous sommes enivrés de maîtriser. On est presque tenté d'envier aux premiers philosophes grecs, à un Thalès ou à un Héraclite, le sentiment qu'ils devaient avoir de ces éléments auxquels ils tentaient, dans leur besoin d'unité, de ramener l'univers. Quels beaux songes d'un monde tout ruisselant de son eau mère, ou palpitant d'un feu secret, devaient hanter leurs méditations. L'homme moderne ne touche à l'Être ni en lui, ni hors de lui.

Un goût que nous avons perdu

Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin de nous exprimer, parce que tout nous est apporté tout fait. Nous trouvons toutes faites les salles à manger Henri II, ou bien de style moderne, tout faits les habits, toutes faites les idées sur la politique, la littérature, la religion, la finance, le théâtre. Un artisan de jadis s'exprimait par son métier, il donnait à une certaine matière une forme qui était conçue par son esprit et que sa main exécutait, il faisait passer quelque chose de lui dans un objet. Sans savoir lire ni écrire, la pratique d'un métier lui donnait une culture très supérieure à celle de nos diplômés d'aujourd'hui, parce qu’il créait, il avait l'expérience du travail par lequel une pensée vient s'inscrire dans une matière. Mais d'abord nous n'avons même plus le sens de ce qu'est la matière. Bien plus, nous n'osons plus la regarder en face, nous mesurer avec elle, nous préférons fabriquer des matières artificielles, et il semble même que toutes les astuces de machine et de l'industrie n'aient été conçues que pour cela. Le faux ivoire est aussi beau (presque aussi beau) que l'ivoire ; la soie artificielle est aussi belle (presque aussi belle) que la soie naturelle : il y a pourtant un presque qui marque en réalité la distance infinie qu'il y a du vrai au faux. C'est là une différence de qualité, mais nos sens sont devenus si grossiers que nous avons du mal à la percevoir. Nous ne sommes plus sensibles à la beauté qu'il y a dans l'appareil des pierres d'une maison, nous nous hâtons de le cacher sous une couche de crépi, et ce n'est pas tant que nous cherchions à lui assurer une protection : réellement, le crépi nous paraît plus beau. Par un retour étrange, il nous arrive qu'un architecte fasse dessiner des fausses pierres sur un soubassement, alors qu'il y en a de vraies sous le revêtement qui les couvre. Tout le monde sait que le summum de l'art pour un peintre en bâtiment est de savoir peindre du faux bois ou du faux marbre. Le faux s'est introduit dans notre vie, parce qu'il est meilleur marché que le vrai, et aussi parce qu'il est tellement plus commode et moins exigeant que le vrai, il est docile à tous nos caprices (n'en est-il pas ainsi dans l'ordre intellectuel ?) . Je vois nos esprits comme nos machines occupés à fabriquer le faux avec tant de ruse et d'astuce qu'il imite à s'y méprendre le vrai, mais, là aussi, il y a un presque qui arrête notre adhésion. Bref, nous finissons par aimer le faux d'un amour de prédilection. C'est ainsi que les architectes se sont fabriqué un matériau nouveau, le béton, sans couleur et sans beauté, mais qui prend docilement toutes les formes qu'on veut, et oppose beaucoup moins de résistance que les matières naturelles : ils ont l'illusion d'avoir des possibilités infinies. Mais c'est une étrange loi dans la destinée de l'homme que plus il se donne de facilités et moins il réussit. Je ne dis pas qu'il faut renoncer au béton, non plus qu'aux commodités de la vie moderne, mais je constate que nous ne réussissons pas à vivre mieux ni à construire mieux, ou même aussi bien que nos pères. Par quel mystère nos pères étaient-ils tout à fait à l'aise dans un certain ordre de beauté qui leur paraissait comme naturel, et nous, avec nos techniques savantes, ne parvenons-nous pas à nous y hausser ? Il faut qu'ils aient été graciés d'une manière étonnante, et que, nous, nous nous soyons disgraciés. On me dit que le monde moderne est matérialiste et, si j'essaie de comprendre ce qu'on entend par là, il me semble que cela signifie que le monde moderne estime qu'il n'y a de réalité que dans la matière, mais je crois qu'on se trompe, le monde moderne ne peut être matérialiste pour cette raison qu'il ne peut être rien, car il a perdu tout contact avec quoi que ce soit, et même avec la matière. Si on me dit que Rabelais était matérialiste, je n'aurai rien à dire là-contre, sinon qu'il était peut-être également spiritualiste : en tout cas, il était certainement matérialiste, en ce sens que la matière, celle des choses et celle des mots, était quelque chose pour lui de si vrai qu'il n'avait jamais fini de la remuer à pleines mains et à pleins bras. Sans doute, il eût volontiers fait une déesse de la Nature, mais cela vaut encore mieux que de ne rien sentir du tout ; l'homme moderne, s'il sentait la matière dans sa réalité, pourrait arriver à retrouver l'esprit, mais il ne sent rien et il n'est rien, ni spiritualiste, ni matérialiste, et comment fera-t-il alors pour résoudre les problèmes les plus graves, les problèmes sociaux (et Dieu sait pourtant s'il en parle), qui intéressent pourtant l'esprit, car ces hommes qui se sont entassés, serrés les uns contre les autres, pour vivre, les malheureux, et pour travailler, ce sont tout de même des âmes ; et qui intéressent aussi de plus en plus la matière, car le volume que le travail de l'homme transforme s'est accru et continue de s'accroître dans une proportion inouïe grâce aux progrès implacables de la machine. Et justement, nous respectons de moins en moins l'homme, parce qu'il compte de moins en moins dans la vie moderne ; nous vivons, nous travaillons et pensons collectivement, tout est organisé autour de nous pour détruire la pensée personnelle, et pour nous imposer des modes de vie et des modes de pensée collectifs. Et nous respectons de moins en moins la matière, parce qu'à l'état brut elle n'offre à peu près aucun intérêt (si ce n'est au paysan) ; notre industrie ne commence à s'y intéresser que dès qu'elle voit qu'elle peut la transformer, ce qui consiste d'abord détruire sa forme et sa nature originelles. Il parait que demain sera l'âge de la matière plastique : on fabriquera en matière plastique des maisons, des meubles ou des avions, aussi bien que des stylos ou des cendriers. Ce sera bien plus commode parce qu'on obtiendra exactement la résistance et la forme voulues, tandis que le matériau naturel nous impose sa résistance et n'admet pas toutes les formes. Ainsi le matériau naturel, auquel on fera quand même appel à cause de sa beauté, deviendra le luxe suprême, quelque chose d'exceptionnel et de rare. Notre luxe sera fait de ce qui était pour nos aïeux la matière la plus grossière, celle dont ils fabriquaient leurs outils et leurs vêtements de tous les jours. Qu'on juge par là de ce que nous avons perdu. Nous en sommes arrivés à ce point de folie que les richesses naturelles nous deviennent ou nous deviendront à peu près inutiles, parce que nous aurons toujours des produits de remplacement qui nous rendront les mêmes services ou plutôt combleront mieux qu'elles nos besoins. Tout se remplace, même les hommes. Donc rien n'a de valeur propre. On comprend qu'on n'en puisse arriver là que par un mépris à peu près absolu de l'esprit. La forme des choses ne nous intéresse plus. Nous avons besoin de source d'énergie d'une puissance colossale, qui soit à la mesure de nos rêves de puissance et nous en poursuivons la recherche au sein même de l'atome. En contrepartie, il nous faut des formes de résistance du même ordre de grandeur. De toute manière, la nécessité nous pousse à détruire ce que la nature, comme un grand poète, s'était ingéniée à former. Nous libérons l'énergie atomique, mais la simple puissance de l'esprit, qui est d'un autre ordre, nous échappe si bien que nous ne la soupçonnons plus. C'est en vérité un prodige étonnant que l'esprit humain puisse atteindre une telle maîtrise de l'univers en demeurant si profondément ignorant de lui-même, ou plutôt qu'il s'enfonce dans cette ignorance à mesure qu'il se hausse vers une maîtrise totale. Aussi les civilisations techniques modernes, en dépit de leurs prétentions, sont-elles farouchement ennemies de l'esprit.

Tout le monde parle des problèmes sociaux, mais jamais on n'a autant ignoré ce qu'est l'homme, jamais on n'a autant ignoré ce qu'est la matière. L'homme moderne, homo technicus, ne s'aperçoit pas qu'il est infiniment séparé de tout ce qu'il touche ou croit toucher, à commencer par lui-même. L'homme moderne est séparé de l'Être.

L'Être dépasse toutes nos qualifications. Il est à la fois puissant et doux, fort et fragile, brûlant et glacé, harmonieux et rude. Il nous élève et nous enchante, mais il peut nous heurter et nous blesser. La beauté de la vie et sa noblesse est de savoir qu'elle est menacée, que, pour approcher de l'Être, elle doit risquer quelque chose d'elle-même ; que, pour pénétrer dans l'Être, elle doit abandonner ce qui lui sera demandé, peut-être ce qu'elle a de plus cher. Plus l'homme entre dans l'Être, plus il est exposé et menacé, parce que l'Être est au-dessus du temps et qu'il demande à l'homme de lui sacrifier ce qui est du temps. Mais l'homme ne veut plus être menacé ni exposé ; il emploie toute son ingéniosité à se garantir des menaces, celles des éléments, celles de la vie, celles de la-mort ; son existence n'est faite que d'une combinaison savante de précautions. Aussi l'Événement, lorsqu'il survient, prend-il la forme d'un coup de foudre et non celle d'un visage attendu et pressenti, quoique souvent redouté. Toutes les autres civilisations ont cherché à informer la vie selon leur génie propre, en demeurant fidèles aux lois de l'Être ; la nôtre seule, par orgueil et aussi par une sorte de peur inavouée, a prétendu s'affranchir de ces lois, elle demeure comme un édifice posé sur le sol sans fondations. Et l'homme ne s'aperçoit pas que les catastrophes qui ébranlent le monde aujourd'hui sont simplement la revanche de l'Être.

C'est pire qu'une erreur de l'esprit, c'est un goût que nous avons perdu.

Le paysan et le poète

Il y a encore deux sortes d'hommes qui ont conservé ce goût et qui pourraient peut-être nous apprendre à le retrouver : c'est le paysan et c'est le poète.

Tous deux sont restés près des choses, tous deux ayant conservé leurs racines, tous deux menacés à cause de cela, mais le premier moins que le second parce qu'il n'est menacé que du dehors.

« Je vois, dit le paysan, qu'aujourd'hui tout le métier des hommes est de plus en plus dans les usines et dans les bureaux. Le métier des hommes s'exerce loin des choses. Le mien n'est qu'avec les choses et c'est sans doute pourquoi je suis devenu une espèce de scandale pour les autres hommes. Je ne suis pas comme les machines qui vont de plus en plus vite, je suis lent comme les saisons ; je ne cherche pas à échapper au Temps, mon rythme est le rythme du Temps. Mon métier est de travailler avec les éléments, ou quelquefois contre eux, mais c'est qu'ils ont leur idée, et moi j'ai la mienne. Nous avons nos habitudes ensemble, nous nous comprenons. Tout est plein de signes, mon métier est de comprendre les signes. Les hommes des villes ont des signes inventés, ceux du journal, de la radio, et ces images qu'ils s'entassent pour regarder dans une salle obscure. Moi, j'ai les signes vrais, ceux qui ne sont pas fabriqués, ceux que personne ne voit plus, ne sent plus et je n'ai pas mis le pied dehors, le matin, qu'ils viennent déjà sur moi ; c'est le goût de l'air qui m'entre dans la bouche et son poids que soulève ma poitrine ; c'est le vent qui me chantait sa chanson par la cheminée avant que j'eusse sauté du lit. J'en ai plein les yeux de toutes ces couleurs qui me disent l'heure du jour et l'heure de l'année, et le temps qu'il fera demain ; plein les oreilles de la terre qui fermente, qui germe et qui travaille, de toutes les bêtes occupées à dire qu'elles existent, ou bien du silence de l'hiver étendu comme une grande main calme et pensive ; plein les narines de tout ce qui monte de l'herbe et de l'eau et de toutes ces idées qu'échangent l'aubépine et la rose et de la triomphante odeur du blé mûr. J'en ai plein les mains de cette terre grumeleuse ou molle, du trèfle qui se couche sous ma faux avec un soupir, plein les mains du sang qui coule du bois ou de la grappe. Je suis enfoncé dans les choses, je passe avec elles, ensemble nous sommes engagés dans le Temps, et nous savons que pas une année ne ressemble à l'autre, que tout est toujours tout neuf. Menacé sans cesse par les éléments, je les fais quand même servir à ce que je veux, je les aide à réaliser une certaine idée qui nous dépasse, que je ne saisis pas bien moi-même, mais je sais pourtant qu'elle a besoin de moi pour s'exprimer. Et je suis moi-même un signe parmi les autres signes, le signe que la vie n'est rien si elle n'est insérée dans les choses, que la voix de l'homme retombe comme une clameur vaine sans ce concert autour d'elle d'appels et de réponses qui lui donnent son sens. Le jour me trace ma tâche, les choses qui renaissent avec l'aube me reportent à ma place ; je suis pris dans la terre qui s'amasse sous mes semelles, pris dans l'air, pris dans le vent, pris dans le soleil, qui change ma couleur et la couleur de tout. Et la nuit vient qui, avec ses milliers d'yeux, m'interroge et se repose sur ce que j'ai fait ».

« Les autres hommes, dit le poète, trouvent que la vie est toujours pareille à elle-même, et qu'aujourd'hui recommence hier : je vois que rien n'est pareil, que tout est nouveau toujours. Oh ! c'est justement pourquoi je suis si menacé : menacé, non pas seulement du dehors, comme tout le monde, mais au-dedans de moi. Cette minute qui naît le matin avec la couleur de la pervenche, je ne puis pas dire à quelle profondeur elle descend en moi, elle me change en elle-même, elle m'arrache hors du temps ; cependant le Temps me tire de nouveau et je remonte à la surface, ayant perdu mon trésor. Menacé constamment en moi-même, parce que cela m'est ravi sans cesse qui est unique, irremplaçable à jamais. Que me reste-t-il à faire sinon, de ces signes un instant qui brillent, puis s'effacent, créer une image sans tromperie ?

« Il est neuf heures. De ma fenêtre, je vois une colline qui s'éveille et se redresse doucement sous le soleil, et elle laisse pendre d'elle des carrés de champs, de prés ou de vignes, de grosses touffes de bois. Çà et là des maisons éclatent en blanc dans la lumière. Je vois les maïs qui sont déjà roux, les vignes qui s'apprêtent pour la vendange, les prés tout frais à cause de la dernière pluie ; des vaches paissent et un faible tintement de sonnailles parvient jusqu'à moi. Dans les bois, on distingue les châtaigniers qui plient sous leur charge de châtaignes qu'ils n'ont pas encore déposée, et elles forment de gros paquets d'un vert plus clair. Et, derrière, il y a d'autres collines, et tout au fond une ligne de montagnes qui vient à travers un écran de brume, elles sont habillées de lavande ce matin. Tout cela qui va passer, tout cela qui est déjà passé, mais j'en garde la substance en moi déposée, et par elle je communique avec l'Être, par elle j'existe. Il n'y a qu'un seul danger, il n'y a qu'un seul malheur pour l'homme, c'est d'être séparé de l'Être, c'est de ne pas savoir le don infini qui lui est fait à chaque minute. Il y a quelque chose de tout neuf qui se fait à chaque minute dans le monde, et cela nous est donné ; cela m'est donné à moi, poète, mais tous les hommes sont poètes ; s'ils n'ont pas tous à créer de ce qu'ils reçoivent une image par le moyen de l'art, ils ont leur vie à faire communiquer avec l'Être, leur vie qui est une création. C'est là qu'est le risque, c'est là aussi qu'est la grandeur.

« Je m'offre au Temps qui vient tout nu et dépouillé, je rejette de moi tout ce que j'avais, tout ce que je savais, parce que rien de ce qui est acquis ne vaut plus rien, rien de ce qui est déjà fait n'a plus de sens. Par là, je renonce à jamais à la tranquillité parce que toutes les choses qui viennent à moi, toutes les paroles qui me sont dites, émeuvent en moi des ondes innombrables, dont les dernières vagues viennent mourir au plus intime de moi-même. Le cœur a des fibres secrètes qui, il faut le dire, se sont durcies chez la plupart des hommes : il n'y a plus que leur épiderme qui soit sensible. Et ce durcissement ne cesse chez eux de faire des progrès avec le temps, les choses leur paraissent de plus en plus semblables à elles-mêmes, jusqu'au jour de la mort, qui sera celui de la grande et éternelle nouveauté. Et moi, je découvre en moi une faculté toujours plus grande de sentir, comme si, plus je descendais dans les choses, plus je descendais en moi-même, et peut-être est-ce là le progrès le plus vrai que l'on puisse souhaiter ? Je m'enfonce dans le Temps, mais le Temps n'est lui-même qu'un signe, le signe de Ce qui demeure ; je suis pris dans son flot, je me laisse porter par lui, mais je touche à l'immuable, ma fonction est de le rendre sensible par l'image. Ce que j'ajoute à la Création va dans le même sens qu'elle-même, les signes qui s'effacent nous parlent de ce qui ne s'efface pas. Il y a de la grandeur à être la proie du Temps, de la souffrance aussi, mais la joie reste la plus forte parce qu'il ne peut nous ravir tout à fait ce qu'il nous donne ; il reste quand même sur nous le sceau de l'Éternel ».

* * *

Paysan, poète, deux fonctions qui subsistent encore. Mais pour combien de temps ? La culture, malgré ses résistances, va devenir une opération de plus en plus industrielle, c'est-à-dire que le contact des choses deviendra de moins en moins étroit, l'exploitation sera plus rationnelle, comme on dit ; la quantité sera recherchée par des moyens mécaniques, et une certaine qualité, dont l'homme vivait sans se rendre compte, disparaîtra.

Vous me dites : mais le paysan ne comprend rien à la beauté de la nature au milieu de laquelle il travaille, il ne la sent pas et il est tout étonné qu'on s'extasie devant le coucher de soleil ou qu'on respire avec délices l'odeur du foin ; c'est pour lui un plaisir de gens des villes, et il n'est sensible qu'à sa peine. Mais je dis : qu'importe ? il y participe, il fait corps avec, il en tire sa beauté à lui qu'il ne soupçonne pas, mais qu'est-ce que ça fait ? Il ne s'agit pas de s'extasier sur la beauté de ce qu'on fait. Il faut d'abord être : cela seul importe. La supériorité du paysan est qu'il est dans une société où il y a de moins en moins de gens qui sont.

Et les poètes ? Restera-t-il des poètes ? J'entends bien qu'il y en aura toujours des grands, mais ceux-là sont rares. Les grands poètes sont d'ordinaire entourés par des légions de poètes moindres, dont le nom souvent s'efface, mais en qui s'exprime tout de même l'âme d'un pays et d'un temps. Et il y a aussi toute cette poésie anonyme qui fleurit dans les chansons populaires, et dont nos annales nationales offrent une si admirable variété, poésie vraie, dont les paroles naissent en même temps que la musique, d'une grâce et d'une fraîcheur que tant de poètes académiciens sont incapables d'atteindre. Mais le seul fait qu'on essaie de la ressusciter de nos jours montre qu'elle est bien morte. Elle est morte parce que nous ne vivons plus avec les choses et que les paysans eux-mêmes ont leur poste de télévision. Nous sommes loin de tout, de la matière et de l'esprit à la fois. La matière n'est plus sentie par nous dans sa qualité : elle n'est plus qu'un moyen de nous procurer certaines substances nécessaires à notre vie ou à notre confort, nous ne nous apercevons plus qu'elle a une âme. J'aime ce mot d'un poète contemporain — c'est Ramuz :

L'imagination est un état de vie profond communiqué à la matière ; comme si, plus on descendait dedans la matière, plus on s'élevait dans l'esprit.

Il n'y a pas de marque plus frappante de l'abêtissement général que cette stérilité de l'imagination. Je vois de nombreux recueils de chansons dites folkloriques, mais il n'y a plus personne qui chante pour soi, pour son plaisir, personne qui invente. Un soir de juillet 1940, dans le village où je m'étais replié après la débâcle, je me promenais au déclin du jour dans les champs : c'était en Gironde, un pays qui pourtant n'est pas resté particulièrement fidèle à ses traditions. J'entendis s'élever dans la vallée une voix qui chantait en patois un chant sans mesure qu'on eût dit improvisé, tant il ressemblait peu à ce qu'on a coutume d'entendre. D'un seul bond cette voix était en harmonie avec tout le paysage qui l'entourait, les coteaux encore tièdes, la rivière à leur pied cachée entre les saules, le vieux clocher roman tout usé du village voisin, l'odeur puissante de la fin d'un jour d'été : ou plutôt elle rendait sensible l'harmonie de tout cela. De quelles profondeurs du passé montait cette voix ? On sentait une très vieille âme chanter en elle, une âme du temps où on s'exprimait encore, et on était ému comme devant les plus belles œuvres d'art.

Nous avons aujourd'hui quelques grands poètes, mais je les vois bien solitaires. On nous avait dit qu'il y avait depuis 1940 une grande floraison de poètes. Il y a en effet beaucoup de papier noirci, passablement de prétentions, mais où est le rythme ? où est la musique ?

Il faut qu'une âme s'exprime

Il faut qu'une âme s'exprime, sans quoi elle meurt. Où est notre expression, où sont nos œuvres, j'entends nos œuvres collectives, celles que nous édifions pour former le cadre de notre vie, nos maisons, nos églises, nos hôtels de ville, nos théâtres ? Mon Dieu, il vaut mieux peut-être n'en pas parler ; c'est là, dans notre impuissance à construire qu'éclate le mieux l'indigence de notre imagination. L'homme moderne est condamné à vivre dans le laid. On a inventé un art nouveau, qui voudrait éliminer la laideur de nos villes, apporter une certaine harmonie dans la disposition des habitations, créer en somme une véritable harmonie esthétique urbaine qui se préoccupe à la fois de satisfaire les exigences de l'hygiène, d'élargir le champ de la circulation et d'utiliser mes matériaux modernes : on appelle cet art l'urbanisme. Au nom de cet urbanisme, on démolit les vieux quartiers des villes – on garde juste ce qu'il faut pour faire pittoresque. Je ne trouverais rien à dire à cela si on remplaçait les vieilles maisons par de belles maisons neuves. L'humanité a passé son temps à démolir pour reconstruire. Les Gothiques ont certainement démoli d'admirables églises romanes qui avaient cessé de leur plaire pour en bâtir d'autres à la place – qui ne les valaient sans doute pas. Et j'imagine que les Grecs et les Égyptiens ont ainsi fait. Chaque peuple, chaque temps doit se construire le cadre de sa vie. Pourquoi faut-il que notre temps soit devenu celui de la laideur ? J'ai vu de beaux plans faits par des urbanistes où se trouvent représentées des villes nouvelles telles que l'avenir doit les réaliser, des villes sorties toutes faites du cerveau d'un architecte et non point construites par le temps. On pourrait croire qu'une ville qui aurait fait l'objet d'un plan d'ensemble, conçu par un seul homme ou un seul atelier, qui offrirait donc une unité de style, dût être plus belle qu'une autre ville, édifiée par le caprice des siècles. Eh bien ! si j'en juge par les projets de Messieurs les urbanistes et les essais qu'ils ont déjà tentés, en dépit de leurs partis pris géométriques et de leurs formes, c'est le contraire qui est vrai. Les anciens connaissaient déjà les proportions géométriques et le nombre d'or, cela leur servait à trouver des formes. Les modernes ne trouvent pas de formes et n'ont pas de style. C'est que la géométrie ne suffit pas, il faut encore le sens exquis des rapports, et il ne semble pas que nos architectes qui sont des constructeurs, des techniciens, aient suffisamment exercé leur œil dans la nature à saisir les rapports des choses. Leurs bâtisses, leurs villes, ressemblent aux constructions des philosophes — j'entends des mauvais philosophes. C'est propre, c'est net, ça se comprend d'un seul regard, il n'y a plus à y revenir ; c'est l'image de notre civilisation industrielle qui excelle à monter les mécaniques bien agencées. Mais l'œil n'est pas tenté d'y trouver cet enchantement sans fin qu'il lui arrive de goûter devant la lucarne d'une maison paysanne ou devant une porte de grange. L'art de l'âme continue celui de la Création. Le sens des proportions ne s'acquiert pas par la géométrie, il ne peut naître que d'une fidélité profonde à l'ordre de la Création, à quoi le métier vient ajouter les perfectionnements de la technique. Quand nous considérons ce qu'ont bâti nos ancêtres : villages, villes, châteaux, maisons perdues dans la campagne, nous sommes frappés de voir que cela est toujours en harmonie avec le cadre environnant. Ces constructions sont sorties du sol, elles ont poussé comme des plantes, elles ont des racines qui descendent loin. C'est que le style de l'homme continue celui de la nature. Toute la science technique n'y peut rien faire ; cela relève d'une fidélité qui est d'ordre spirituel. Les villes de nos urbanistes sont des fabrications sans racines, qui sont simplement posées sur le sol, qui ne tirent rien de cet ordre admirable de l'univers qui les entoure. Je pense en ce moment à l'ensemble formé par les toits de la petite ville de Semur-en-Auxois (on pourrait trouver bien d'autres exemples). Il n'y a pas eu de plan, les siècles ont travaillé là à leur fantaisie. Pourtant cela chante merveilleusement.

Le mal que les modernes ont à trouver un style témoigne avec éclat de leur pauvreté spirituelle.

Il en est de même dans l'ordre de la grâce. La sainteté n'est pas une fabrication plaquée sur la nature ; elle ne coupe pas les racines de la nature, au contraire, elle s'en nourrit, elle ne méprise pas du tout ce qu'elle peut puiser dans ces racines. La sainteté, c'est la nature informée par la grâce, de telle sorte qu'on ne peut séparer ce qui est la grâce et ce qui est la nature. La sainteté ne demande pas qu'on soit insensible. Au contraire. Les grands artistes sont ceux qui créent dans la ligne de la Création. Les saints aussi, dans leur voie qui est supérieure, demeurent dans cette même ligne.

J'ai peur que notre urbanisme ne réussisse jamais à faire aussi bien que les constructions vivantes des siècles. Et pourquoi les demeures, les bourgades et les villes d'autrefois s'arrangeaient-elles si bien avec la nature ? Pourquoi de leur accord naissait-il une harmonie qui nous transporte encore aujourd'hui ? Cette harmonie était quelquefois voulue, cherchée ; la plupart du temps elle ne l'était pas. C'est que la vie de l'homme épousait constamment le réel.

En vérité, cet accord est la chose la plus subtile du monde ; c'est là que notre marque, à nous Français, se discerne le mieux. Dans la greffe du génie sur la nature, la réussite dépend d'un certain point très délicat que tout l'art est de découvrir, et c'est à cet art que nous devons une fécondité si aisée dans l'ordre de la pensée comme dans l'ordre de l'action. Peut-être est-ce là aussi qu'il faut chercher la source de cette mesure où on veut voir comme notre qualité propre. Mais même au Grand Siècle nous avons subi des tentations : Versailles et Vaux-le-Vicomte étaient bien des rêves d'urbanistes. Ces constructions ne me remplissent pas d'une admiration sans mélange.

L'âge des archéologues

Alors, faute de génie pour créer du neuf, nous essayons de préserver l'ancien. Nous sommes à l'âge des musées et des archéologues, ce qui est toujours un aveu d'impuissance : déjà, l'époque alexandrine avait été une civilisation d'archéologues, c'est-à-dire de spécialistes de l'ancien. Les siècles passés n'avaient pas ce respect de l'ancien, et plus ils avaient un génie puissant, et moins ils étaient respectueux. Ils manifestaient généralement le plus profond mépris pour ce qui les avait précédés. Et cela s'explique : ils étaient bien trop occupés à exister et à s'exprimer pour faire l'effort de comprendre les arts défunts, leur art propre les prenait tout entiers.

J'aime cet irrespect. On peut regretter que les classiques n'aient pas compris l'art du Moyen Age, mais c'est un regret vain : sous bien des rapports, ils ont laissé s'éteindre des lumières que le Moyen Age avait fait briller, mais c'est peut-être inévitable. Ils ont été pourtant magnifiquement eux-mêmes, et cela seul importe. On me dira, je le sais, qu'ils ont admiré l'antiquité avec un respect religieux. Ce qui me frappe, c'est que l'imitation de l'antiquité a été pour eux un moyen d'élucider leurs propres idées, un chemin vers la conquête et l'affirmation de soi (l'imitation est toujours cela pour un grand artiste). Ils avaient commencé par l'érudition pour s'en débarrasser ensuite, et finalement ils attribuaient innocemment aux anciens, par une sorte d'inversion du respect, leurs propres conceptions ; ils s'étaient fabriqué peu à peu une antiquité à eux, qu'ils prenaient pour l'authentique.

Quand on est trop occupé à être soi-même, on n'a pas le temps de s'occuper de comprendre les autres. On leur prend ce qui peut nous être utile, et c'est tout.

Il est affreux d'être à l'âge des archéologues, mais il faut nous y résigner. Nous avons besoin des musées. Nous y découvrons avec éblouissement ce que nous avons été, nous y sentons sourdre en nous le désir de ce que nous pourrions être. Nous, Français, nous y découvrons le vrai visage de la France, c'est-à-dire un certain génie direct et prompt, à la fois fort et souple, d'une simplicité déconcertante, qui fait croire aux étrangers que nous manquons de profondeur. Nous avons été ce peuple qui a pu enfanter Jeanne d'Arc. Nous avons été ce peuple qui, non seulement s'exprimait lui-même magnifiquement, mais qui s'exprimait aussi pour le restant du monde. Les autres peuples se reconnaissaient en lui, se trouvaient expliqués en lui. Aujourd'hui, le malheur de ce peuple vient de ce qu'il ne sait plus s'exprimer pour personne, même pas pour lui et qu'il manque ainsi à sa vocation à la fois temporelle et éternelle. Et comme il n'y a pas moyen d'être si on ne s'exprime pas, il se demande s'il lui sera jamais plus permis d'exister.

Nous avons été ce peuple qui pouvait oublier ce qu'il avait été hier et même être injuste pour hier, parce que aujourd'hui était plein d'une gloire sans cesse renaissante, parce que cette raison dont on a fait sa qualité dominante n'était pas du tout chez lui une qualité ennuyeuse et froide, juste bonne pour classer et organiser : elle était avant tout un sens très juste du réel ; de sorte que ce peuple à l'imagination si fertile, dont les inventions étaient inépuisables, était aussi celui qui restait le plus près des choses, qui était le plus fidèle à l'Être. Et c'est peut-être là le secret de sa grandeur.

Les musées sont pleins de nous. Mais qu'est-ce que l'archéologie future conservera de nous, modernes ?

Nous découvrons dans les musées que nous avons eu une âme vivante, mais une archéologie est toujours morte. Alors faut-il dire que notre âme est morte ? Notre cœur ne veut pas s'y résoudre, nous nous sentons pourtant encore capables des mêmes gestes qu'autrefois. C'est une souffrance tragique de se sentir Français jusqu'au bout des ongles, d'être habité par ce désir impétueux qui menait les Français par le monde, quoiqu'ils gardassent une tête si lucide, et de constater autour de soi que la France ne sait plus qui elle est.

L'homme moderne est séparé de l'Être, mais le cas de la France est particulièrement tragique, parce que la vocation propre de la France résidait justement dans sa fidélité à l'Être. C'est par là qu'elle a réalisé tout ce qu'elle a fait de grand sur le plan de l'homme et sur le plan de la sainteté. Dans la guerre et dans la paix ; dans les temps de violence et dans les temps de quiétude. Ce n'est pas nous qui craindrons jamais la violence : nous ne craignons que la bassesse, et il y a une certaine bassesse toute moderne dont nous sommes baignés et qui pourrit en nous la racine de notre Être, c'est elle notre ennemie véritable.

L'âge des machines

Il n'est pas question d'abolir la machine : il faut vivre avec son temps. Il faut nous accommoder d'elle, ou plutôt l'accommoder à notre vie, aux besoins profonds de notre vie, c'est à nous de l'y forcer. Le machinisme nous fait beaucoup de mal, en ce que nous avons inconsciemment transformé notre vie à son image. Il nous a habitués à voir les choses se faire toutes seules, alors nous laissons notre vie aussi se faire toute seule, nous ne la faisons pas. Qu'on m'entende bien : je sais parfaitement que la machine ne peut se passer de l'intelligence de l'homme ; il faut des hommes intelligents pour l'inventer, pour la construire, pour la réparer. Mais de quelle sorte d'intelligence s'agit-i l ? D'une intelligence qui, partant de certaines propriétés des choses réelles, s'oriente vers des combinaisons de plus en plus étrangères à la vie et qui, tout en utilisant la vie, ne développe dangereusement en dehors d'elle ; voilà pourquoi nous voyons aujourd'hui la machine employée farouchement à détruire. Même si nous cessons de considérer ce qui écrase, ce qui brûle et ce qui tue, nous devons reconnaître que la machine la plus innocente tend naturellement à détruire la vie. L'homme qui travaillait de ses mains s'exprimait dans une matière qui lui résistait ; à travers cette résistance même et à cause d'elle, il lui donnait une forme qui était vraiment sienne, directement passée de son esprit à la matière par sa main et par l'outil qui la prolongeait. Mais la machine supprime la résistance, le souci de la forme n'intervient pas dans son agencement, ni dans son mode d'action, elle fait appel à une sorte d'intelligence que l'on peut dire inhumaine, car il y a toute une partie de l'homme qui ne peut plus s'exprimer, et, que dis-je, une partie ? C'est vraiment le tout de l'homme qui demeure maintenant inerte et silencieux. De là cet ennui profond qu'on sent qui s'est emparé des masses d'hommes qui grouillent dans les villes, ces hommes à qui le silence est devenu insupportable, comme aux grands intoxiqués l'absence de leur cher poison. Peut-être est-ce pour cette raison que, les travaux de la paix étant décidément devenus très ennuyeux, l'homme s'est jeté dans la guerre ? La guerre semble être le seul mode d'expression réservé à l'homme moderne. Mais la guerre, elle aussi, devient de plus en plus bête. Il faut vraiment que l'esprit de noblesse et de chevalerie réponde à un besoin très profond de l'homme pour qu'il arrive à l'insérer dans la guerre moderne. La guerre, elle aussi, s'est transformée en une industrie où la place de l'art sera bientôt nulle. La bombe atomique sera le chef-d'œuvre de notre siècle, le couronnement de toute une civilisation.

La mécanique singe la vie. Elle fabrique des automates qui imitent à s'y méprendre les gestes de la vie, elle fait passer sur l'écran des images qui nous donnent l'illusion de voir des paysages vrais, de voir et d'entendre des personnes vraies, d'assister à un drame vrai. Mais la machine pourra pousser la ressemblance aussi loin qu'elle voudra, elle reste quand même séparée de la vie par un fossé sans bords et sans fond. C'est sans doute la plus grande réussite du progrès d'arriver de mieux en mieux à donner au faux l'apparence du vrai ; ainsi les hommes construisent leur vie sur des notions qui sont toutes fausses sans qu'ils s'en doutent. Mais le vrai reste le vrai et le faux reste le faux.

Puissance de la sainteté

Où le progrès de la machine n'atteindra-t-il pas ? On est enivré de ce pouvoir illimité que la mécanique nous octroie. Enivré et aussi effrayé, car l'envers de ce pouvoir semble être une accumulation de malheurs effroyables, au point qu'un esprit simple y pourrait voir une sorte de vengeance de la nature. Mais la notion de puissance est faussée comme les autres. L'homme qui se tient par l'esprit ou par l'exercice d'un métier en contact avec l'Être est infiniment plus puissant par là que par tous les moyens de la technique. Il n'y a pas de vérité qui soit plus difficile à faire entendre à un homme d'aujourd'hui.

Ou par la sainteté. Si le paysan, si le poète, sont les seuls hommes qui soient encore en contact avec l'Être, que dirons-nous du saint ? Le poète, le paysan, restent liés aux images, aux signes, le saint est celui qui s'est délié, ou plutôt que la Grâce a délié. Elle l'a transporté au cœur de l'Être, le laissant pourtant prisonnier des choses, prisonnier du monde. Il est ici et il est ailleurs, il est tiré dans un sens et dans l'autre, à la fois pris dans les choses et tiré hors des choses, les aimant tout de même parce qu'il comprend leur langage, mais aimant mieux se passer d'elles parce qu'il sait d'avance ce qu'elles vont lui dire.

Il se prive de tout parce qu'il a tout, il n'a plus besoin d'images ni de signes, parce qu'il est passé pour toujours au-delà des signes et des images. Ainsi, entre saint Louis et frère Gilles les signes étaient superflus, car il leur avait suffi d'un regard pour s'assurer qu'ils étaient l'un et l'autre dans le chemin où l'on est sûr de ne pas s'égarer : une seule étreinte, et tout était clair pour eux, d'une clarté dont ils tiraient une consolation merveilleuse. Menacé, le saint l'est aussi et plus que les autres, parce que le monde ne lui pardonne pas qu'il puisse se passer de lui. « Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs parce qu'ils ne sont pas du monde ». Seul du côté du monde, et séparé, le saint ne l'est pas du côté de l'Être, il rejoint l'Être sans intermédiaire (tandis que le poète ne l'atteint qu'à travers l'image), il est donc dans une plénitude totale et dans une souveraine liberté, affranchi de tout ce qui est contingent et voué à la seule chose nécessaire. Aussi le monde ne peut que le haïr ; parce que le monde a choisi délibérément de se retrancher de l'Être. Il y a eu le monde païen, qui cherchait à tâtons la Vérité et qui, après avoir fait beaucoup de martyrs, a bien fini par l'accepter. Il y a aujourd'hui le monde moderne, qui a connu la Vérité, et qui a préféré, en connaissance de cause, lui tourner le dos. Il a refusé la Grâce, et il a cru par là sauver la Nature, opposant la Nature et la Grâce par une erreur où l'on voit qu'il s'enfonce avec toujours plus d'obstination. Il peut s'apercevoir aujourd'hui que s'il n'a plus la Grâce, il n'a pas la Nature non plus. Il s'est mis de lui-même hors de la ligne de la Création, de sorte que l'esprit de l'homme est comme frappé de malédiction : le monde qu'il crée est monstrueusement inhumain. Depuis la Renaissance, l'homme a considéré que l'effort suprême de l'intelligence devait tendre à déchiffrer les lois de la Nature, et on doit connaître que, dans cet effort, il a obtenu d'assez beaux résultats ; mais comment ne pas voir que le monde qu'il fabrique est de plus en plus étranger à la Nature et que ce monde blesse en nous tout ce qui est le plus essentiel à l'homme ? Et, ce qui est grave, c'est que nous nous sommes créé un univers de mots qui nous tient lieu de l'univers véritable et nous répétons des mots croyant tenir des choses. Nous répétons Liberté et nous croyons que nous sommes libres ou que nous allons l'être demain. Mais jamais nous n'avons été moins libres. Nous sommes pris dans l'engrenage d'une énorme machine, une machine de bureaux et d'ateliers, dont une quantité d'hommes et de femmes sont les rouages absolument anonymes et insensibles où vous êtes certains, si vous essayez d'émettre une parole humaine, de provoquer une manière de scandale et de ne revoir jamais une réponse humaine. Les hommes ressemblent de plus en plus à des pions interchangeables qui ont tous les mêmes goûts, les mêmes dégoûts, notamment celui de leur métier, ressenti comme une humiliation, les mêmes gestes, les mêmes plaisirs, et, pour tout dire, le même ennui. Le paysan de jadis était libre sur son sol, dont il tirait toute sa subsistance. Celui d'aujourd'hui l'est encore en France — mais pour combien de temps ? Le temps n'est pas très éloigné où la petite culture sera impossible, où il faudra déterrer les bornes, arracher les haies, créer une grande culture comme en Amérique et en Russie, le paysan devenant un salarié comme les autres, un fonctionnaire, habitant un énorme immeuble, où il aura licence de jouir de son petit casier numéroté.

On me dit que c'est l'organisation économique qui est mauvaise et que, quand les produits du travail humain seront répartis de façon plus équitable, l'homme sera heureux. Mais je sais aussi, sans méconnaître l'importance d'une bonne économie, que ce n'est pas avec de l'économique seulement qu'on fait du bonheur. En réalité, nous sommes dupes des mots, nous nous fabriquons un univers d'illusions qui durera jusqu'au jour où les choses se vengeront : et en vérité n'ont-elles pas déjà commencé ? On ne peut créer que dans la ligne de la Création et nous avons coupé les racines par lesquelles nous tenions à la Nature.

Il faut sauver l'homme. Mais comment planter à nouveau cet arbre déraciné ? Il ne s'agit pas d'une jeune pousse frêle, mais d'un tronc séculaire et puissant ; faudra-t-il donc qu'il soit terrassé par la foudre et anéanti pour que la souche reverdisse ?

Au fond, les hommes sentent bien que c'est l'homme dans cet être même qui est en péril. Dans la guerre actuelle, rien ne me touche autant que l'effort désespéré que font les combattants pour sauver l'héroïsme, car l'héroïsme seul peut donner une beauté à la guerre, mais dans un monde quia tout transformé en usine, la guerre aussi est devenue une usine. Des milliers de bombes s'abattent et fracassent tout au hasard. Que peut le héros contre cela ?

Et que peut le poète contre le monde moderne ? Que peut celui qui est séparé des hommes (mais qui voudrait les rejoindre) parce qu'il n'est pas séparé des choses, seul parce qu'il a touché l'Être et que sa joie est incompréhensible aux hommes, et il voudrait la leur faire partager, mais ils n'en veulent pas ? Sans doute aucun remède humain n'est plus possible.

La sainteté est seule capable de sauver l'homme, de sauver l'esprit. Je vois s'ouvrir bientôt une ère de grands saints qui défendront le monde contre les périls inouïs qui le menacent, de sorte que la sainteté sera à la fin comme elle fut au commencement animée de cette force invincible qui change les cœurs. Le saint est le plus fort, même quand il subit le martyre, car la Puissance ne peut être qu'à celui qui adhère totalement à l'Être, et le saint est celui qui a choisi de se donner tout de suite à Dieu et de renoncer à tout le reste, sans attendre que ce reste lui soit enlevé. Mais il n'a pas pour cela coupé ses racines, il s'est seulement prêté à cette greffe ineffable que la Grâce a opérée sur le sauvageon qu'il était. Les créatures ne sont plus rien dans le rayonnement du Créateur, elles disparaissent en face de la lumière absolue ; mais tout de même elles existent, elles participent humblement à l'Être, et elles peuvent être une merveilleuse occasion de louer le Créateur. Quand il veut louer, le saint ne peut plus se passer des créatures, et c'est ici que le saint rejoint le poète, lui seul réalise la louange dans sa forme la plus pure, parce qu'il est détaché des êtres, en demeurant attaché à l'Être dont ils participent. Les saints, de tout temps, sont ceux que le monde n'a pas réussi à entamer. Le monde moderne a déployé un arsenal d'artifices si puissants et si séduisants à la fois qu'il pense bien celle fois avoir assuré son triomphe. Mais les miracles de la science n'y peuvent rien ; il n'y a pas de triomphe possible pour qui s'est retranché de l'Être. Et, de plus, le monde moderne porte au visage une marque indélébile qui accuse de plus en plus ses traits, qui efface insensiblement sa ressemblance avec ses aïeux, les mondes défunts, pour faire apparaître aux yeux cette expression étrange, à la fois fantastique et implacable, ce masque soudain appliqué sur la vie : cette marque est qu'il est triste, d'une tristesse incroyablement uniforme. Tout ressemble à tout. La beauté des vedettes de cinéma ressemble à celles des carrosseries d'acier poli. La frénésie des jazz, malgré tant d'efforts pour retrouver la liberté du rythme, ressemble aux mécaniques minutieusement agencées qui remplacent peu à peu tous nos gestes. Le poète et le saint sont donc forts parce que seuls ils sont encore capables de joie (mais que le poète prenne garde, il n'est pas hors d'atteinte comme le saint). D'avance, ils sont vainqueurs. Puisse la Providence nous donner des saints-poètes, comme saint François, pour convaincre le monde moderne qu'il a perdu le sens de l'Être et que les laideurs de tout ordre qui sont le fruit de cette véritable apostasie sont un péché contre la Création ; pour lui rendre aussi la joie, car la laideur ne saurait engendrer que l'ennui, et notre monde souffre prodigieusement de l'absence de joies, pour lui rendre la joie de l'homme qui a trouvé sa place, qui tire une sève authentique du sol fait pour lui, et qui s'exprime librement dans la ligne de sa destinée la plus haute.

* * *

Je vois ici pour la France une mission magnifique. Il faut avouer que le monde est engagé sur une pente où on ne voit pas humainement qu'il puisse s'arrêter : il est entraîné par une force trop irrésistible. Mais il est beau de livrer un dernier combat pour l'esprit, et en dépit de tout ce qui peut faire croire à notre décadence irrémédiable, je ne vois pas quel est celui des peuples jeunes qui est capable de le livrer. C'est justement parce que nous sommes un très vieux peuple, un peuple aux dures racines, que ce rôle nous revient, et on ne doit pas oublier qu'à l'aurore du XXe siècle la France apportait au monde autant de grands génies dans tous les ordres de la pensée qu'à n'importe quelle période illustre de son histoire. Seulement, il faut regarder les choses en face : il y a des blessures profondes dont on ne guérit pas et l'humanité est terriblement blessée. Quelque exaltation que soulève la marche victorieuse du progrès, nous ne devons pas avoir d'illusion ; nous ne referons pas un monde comme celui de notre XIIIe ou de notre XVIIe siècle. Naturellement, il n'est pas question de recommencer ces deux siècles admirables. Je veux dire : nous ne referons pas un monde où l'homme se trouve de lui-même une expression aussi haute et pure que celle qu'il a trouvée en ces siècles-là. Nous n'avons plus le temps et nous nous sommes trop éloignés de ces richesses vraies ; nous manquons du silence et du recueillement nécessaires aux grandes créations. La Houille, le Pétrole, le Plastique, sont des divinités implacables auxquelles le monde moderne doit tout sacrifier, et ce sont elles qui inspireront la politique des États. J'ai donc peur que nous allions vers un monde de plus en plus inhumain. Mais un miracle est possible, et je vois volontiers le génie de la France au service d'un miracle de ce genre. Peut-être une accumulation de malheurs inouïs dont nous voyons déjà l'aurore avertira-t-elle l'homme qu'il s'est engagé dans un chemin dur et terrible au bout duquel il n'y a que perdition. Et alors la France est capable encore une fois de sauver l'esprit, de sauver l'homme : j'ose même dire qu'elle est seule dans le monde capable de le faire. Malgré ses infidélités, malgré ses erreurs, elle n'a pas brisé tout à fait le lien par lequel elle tient à l'Être ; elle se cherche en ce moment à tâtons ; je ne désespère pas de la voir un jour découvrir son visage et obéir à nouveau à la voix de cette vocation qui retentira pour elle jusqu'au dernier jour. Je crois profondément qu'elle a encore un grand éclat à jeter, c'est-à-dire que, pour un temps qui sera peut-être court, dans un monde scientifiquement occupé à chercher hors du réel le bonheur inaccessible, elle haussera l'homme une dernière fois sur son plan véritable de créature que son Créateur a jugée digne d'achever son ouvrage : elle saura donner une forme en ces temps troublés, à ce qui demeure de plus pur et de plus inexprimé dans le cœur de l'homme, quand elle aura trouvé cette fidélité au réel qui est la marque propre à son génie. Que le monde suive sa route. La nôtre nous est tracée, et l'humanité entière est intéressée à ce que nous osions y marcher, car tous les hommes doivent savoir qu'ils sont menacés de la plus épouvantable barbarie, auprès de laquelle les grandes invasions garderont un caractère idyllique, s'ils n'arrivent pas à réapprendre les choses les plus simples de toutes, à savoir ce qu'est l'homme, ce qu'est l'univers, ce qu'est Dieu ; s'ils ne reprennent pas un contact direct avec ces augustes réalités. Nous avons une mission magnifique à remplir et qui n'est pas une création de notre esprit, car elle est inscrite dans les choses ; il n'est que de savoir lire : c'est de proclamer à la face du monde les exigences de l'Être afin de retrouver le sens de l'homme. Beaucoup pensent trouver l'homme, qui n'atteignent qu'un fantôme : il faut d'abord découvrir son exacte dépendance par rapport à Celui qui a dit : « Je Suis Celui qui Suis ».

André Charlier, in Que faut-il dire aux hommes (1964)