mardi 30 juin 2020

En coup de vent... Leonardo Castellani, Avec Claudel


« Oui, j'aimerais beaucoup qu'on traduise Le Soulier de satin en espagnol. Aucune de mes œuvres n'est encore traduite dans cette langue, que je sache. Non, je ne sais rien de rien de ce Bernárdez dont vous me parlez. La traduction anglaise du père O'Connor (ce prêtre dont Chesterton s'est inspiré pour son père Brown) est vraiment bonne, mais l'anglais est moins théologique que l'espagnol ; avec les grands mystiques, la langue espagnole a travaillé la théologie et elle a été travaillée par elle... Vous savez, Le Soulier de satin représente la fin d'un cycle dans ma vie et dans mon travail, ce que j'appelle l'évangélisation de mes facultés...

« [...] Et ça fait plus ou moins vingt ans que je ne lis rien d'autre que la Bible. J'ai des montagnes de commentaires sur la Bible. Qu'est-ce que vous pensez de ces deux morceaux sur la Genèse que j'ai signés à La Nouvelle Revue française ? Vous n'êtes pas un écrivaillon, l'opinion d'un prêtre m'intéresse. J'ai un commentaire des quatorze premiers chapitres de l'Apocalypse que la maison d'édition Sheed & Ward publiera peut-être en anglais : je ne trouve pas d'éditeur français qui me convienne. J'ai aussi un commentaire de la Genèse que j'ai refait trois fois depuis que je l'ai commencé à Ligugé, en 1893... Commentaire poétique, bien entendu.

« C'est que je suis poète de métier, et que la Bible est avant tout un livre poétique ; ce pourquoi je pense que le poète est destiné à la comprendre d'instinct. Pas dans tous ses détails techniques et linguistiques, cela va de soi, mais dans son ensemble et dans son sens. Je n'aime pas l'exégèse à l'allemande, cette façon pédante de gratter des broutilles. J'aime l'exégèse des saints Pères, celle de saint Augustin, et surtout l'exégèse allégorique des grands Alexandrins ».

À cet instant, une midinette chargée d'un tas de boîtes et de bouts de tulle entra dans le hall de la tranquille ambassade de France à Bruxelles. Le poète s'interrompit pour m'expliquer que sa fille Reine-Marie, la petite dernière de ses cinq enfants, allait se marier le lendemain. Nous parlions tous deux légèrement inclinés, lui parce qu'il était un peu sourd (et mon français un peu trop argentin), moi parce qu'il parlait vite et serré, sans geste, sur un ton monocorde. L'âge avait très nettement accentué les traits robustes et vigoureux de son visage de paysan loirétain. Puis il me lut quelques feuillets sur Les Commandements qu'il avait avec lui ; peut-être écrirai-je un jour dans Les Idées de mon oncle curé les choses magnifiques qu'il me dit alors à propos du Décalogue et de la loi divine — des choses assez similaires à celles qu'un autre grand poète, Leopoldo Lugones, a su dire sur le même sujet.

Il me prit de court soudainement en me demandant quel était, au début, le deuxième des commandements de la loi de Dieu... sachant que le troisième était de Ne pas invoquer son saint nom en vain. Dans la toute première version, le deuxième des commandements (livre de l'Exode en main) était : Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne les adoreras pas ni ne les serviras...

« Tel est le péché d'aujourd'hui, reprit-il. Je veux dire le péché de l'homme actuel, de notre époque, de la civilisation moderne. Certes, nous n'adorons pas un fétiche d'or ou d'argent, ou quelque Minerve en marbre, mais nous adorons l'œuvre de nos mains, nous nous auto-adorons à travers nos misérables constructions. Les idoles du jour : le progrès, la culture, la civilisation, l'art, la science moderne, la surproduction, la radio, les gratte-ciel, les œuvres de nos mains...

... plus creux que Moloch, plus creux et plus hideux que Moloch, dévoreur de petits enfants...

« Après la Querelle des Images, et afin de mettre les représentations des saints hors de portée de la fureur iconoclaste, l'Église eut la sagesse de fondre en un seul les deux premiers commandements du Décalogue ; en revanche, elle divisa en deux le dixième, qui interdit les mauvais désirs en général, les désirs injustes, les désirs envieux. C'était bien faire : modification formelle mais très avisée. Cependant voilà, aujourd'hui, il faudrait recommencer à prêcher le deuxième commandement originel...

Tu ne rendras ni culte ni adoration à l'œuvre de tes mains.

Ici s'arrêtent mes notes de 1933 1. En fait, il y a encore un petit gribouillage à moitié indéchiffrable tout en bas qui semble dire ceci : « Une sorte de saint. Nos temps ont de ces grandeurs. On dira ce qu'on veut, il vaut la peine d'être né à notre époque : elle est grande. Ou plutôt : Dieu est grand à toute époque ».

Leonardo Castellani

Extrait de Claudel desconocido, Critique littéraire, éditions Dictio, Buenos Aires, 1945

 

1. Castellani rencontra Claudel en Belgique en 1933 ; il avait 34 ans et Claudel 65. C'est le bref rapport de leur échange, écrit en 1936, extrait de Claudel inconnu, que nous donnons ici. Le jeune Castellani a beaucoup écrit sur Claudel, et avec une immense admiration. Placés en tête de son recueil Critique littéraire, ses trois principaux textes Introduction à Paul Claudel, Le Soulier de satin et Claudel inconnu constituent à eux seuls un opuscule claudélien enflammé de près de cent pages qui contribua à faire connaître l'écrivain français au public de son pays.