vendredi 25 janvier 2019

En opérant... Jean-Pierre de Caussade, L'état d'abandon et de passiveté



Il y a un temps auquel l'âme vit en Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en l'âme. Ce qui est propre à l'un de ces temps est contraire à l'autre. Lorsque Dieu vit en l'âme, elle doit s'abandonner totalement à sa providence. Lorsque l'âme vit en Dieu, elle se pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut s'aviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et, jusqu'aux heures de parler, tout est réglé.
Quand Dieu vit dans l'âme, elle n'a plus rien comme d'elle-même. Elle n'a que ce que lui donne au moment le principe qui l'anime : point de provisions, plus de chemins tracés. C'est comme un enfant qu'on mène où l'on veut et qui n'a que le seul sentiment 2 pour distinguer les choses qu'on lui présente. Plus de livres marqués pour cette âme, assez souvent elle est privée de directeur arrêté. Dieu la laisse sans autre appui que lui seul. Sa demeure est dans les ténèbres, l'oubli, l'abandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans inquiétude qu'on vienne l'assister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu, qui ne trouve point dans son épouse de plus pure disposition que cette totale démission de tout ce qu'elle est pour n'être que par grâce et par opération divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues d'elle-même, les avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon ; et ce que les autres gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaît, celle-ci le reçoit au moment du besoin et le laisse, n'en admettant précisément que ce que Dieu veut bien en donner, pour ne vivre que par lui.
Les autres entreprennent pour la gloire de Dieu une infinité de choses. Celle-ci souvent est dans un coin de la terre comme un reste de pot cassé dont on ne s'avise pas de chercher aucun service. Là, cette âme délaissée des créatures, mais dans la jouissance de Dieu par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos, ne se porte à aucune chose de son propre mouvement. Elle ne sait que se laisser et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière qu'il connaît. Souvent, elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien. Les hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement. Il n'en est pas moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle répand une infinité de grâces sur des personnes souvent qui n'y pensent point et auxquelles elle ne pense pas.
Tout est efficace, tout prêche, tout est apostolique dans ces âmes solitaires. Dieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes. Et, comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans qu'elles y pensent, aussi servent-elles de soutien de direction à plusieurs âmes, sans qu'il y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. C'est Dieu qui opère en elles, mais par mouvement imprévu et souvent inconnu, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autres 3. Entre elles et lui, il y a cette différence que souvent elles ne sentent point l'écoulement de cette vertu et même qu'elles n'y contribuent point par coopération. C'est comme un baume caché que l'on sent sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.
L’état auquel celui de ces âmes me paraît davantage, c'est l'état de Jésus et de la Sainte Vierge et de saint Joseph. C'est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passiveté continuelle pour être et agir, mû par ce bon plaisir de Dieu 4 dont il est ici question 5. Ce qu'il faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d'aventure. Je l'appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence, pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser, laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée 6. Je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans l’état de l'autre que je nomme de pure providence. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, n'offre cependant rien que de commun et de fort ordinaire. Elles remplissent les devoirs de la religion et de leur état, les autres en font autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de frappant ni de particulier : elles sont toutes dans le cours des événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les sens. C'est cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses d'elles-mêmes par la soumission habituelle de leurs cœurs. Cette volonté, dis-je, soit qu'elles y coopèrent expressément, soit qu'elles y obéissent sans le remarquer, les applique au service des âmes.
Il n'y a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde. Ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, elles sont peu propres au commerce du monde, aux affaires, aux soins composés, aux réflexions et conduites industrieuses. On ne peut s'en servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps et d'esprit, d'imagination, de passions. Elles ne s'avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent cœur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes. On ne voit rien en elles de ce que la culture, l'étude, la réflexion donnent à l'homme. On y voit ce que la nature offre dans les enfants avant que d'avoir passé par les mains des maîtres chargés de les former.
L'on remarque leurs petits défauts qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans elles que dans eux : c'est que Dieu ôte tout à ces âmes, hors l'innocence, pour qu’elles n'aient que lui seul. Le monde, qui ignore ce mystère, n'en juge que selon les apparences. Aussi n'y trouve-t-il rien de ce qu'il goûte et estime. Il les rebute et méprise. Elles sont même comme en butte à tous. Plus on les voit de près, moins on s'y fait, plus on se sent d'oppositions pour elles. On ne sait qu'en dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant à leur faveur. Mais, au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité : on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière et, comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu'elles font paraît ou ridicule ou criminel.
Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la foi et l'amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre, ce qui les prévient d'autant plus lorsqu'elles viennent à se comparer avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables d'ailleurs de s'assujettir aux règles et aux méthodes, n'offrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions. Alors la vue d'elles-mêmes les couvre de confusion et leur est insupportable. C'est là ce qui tire du fond de leur cœur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent l'excès de la douleur et de l'affliction dont elles sont remplies.
Souvenons-nous que Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme et, comme Dieu, plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux d'Hérode et de sa cour.
Il me semble qu'il est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes d'abandon ne peuvent pas, comme les autres, s'occuper de désirs, de recherches, de soins ; se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines méthodiques manières ou plans concertés de parler, d'agir, de lire. Cela supposerait qu'elles pourraient encore disposer d'elles-mêmes. C'est ce qu'exclut par lui-même l'état d'abandon où elles se trouvent. Cet état en est un où l'on se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses démarches, sur l'emploi de ses moments et sur tous les rapports qu'il peut y avoir. Il ne reste qu'un seul désir à remplir, c'est d'avoir toujours les yeux arrêtés sur le Maître qu'on s'est donné, et d'être sans cesse aux écoutes pour deviner et entendre sa volonté et l'exécuter sur-le-champ. Nulle condition ne représente mieux cet état que celle du domestique qui n'est auprès du maître que pour obéir à chaque instant aux ordres qu'il lui plaît de lui donner, et non point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires, qu'il doit abandonner afin d'être tout à son maître à tous les moments.
Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et libres, dégagées de tout pour se contenter d'aimer en paix le Dieu qui les possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion 7, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme s'il n'y avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert, où l'âme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n'étant occupée que de ce qu'il veut d'elle. Tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la providence.
Cette âme, comme un instrument, ne reçoit et n'opère qu'autant que l'opération intime de Dieu l'occupe passivement en elle-même ou l'applique à l'extérieur. Cette application intérieure est accompagnée de sa part d'une coopération libre et active, mais infuse et mystique. C'est-à-dire que Dieu, trouvant tout ce qu'il faut pour agir s'il l'ordonnait, content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui serait autrement le fruit de ses efforts ou de sa bonne volonté effectuée. Comme si quelqu'un, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre service se pénétrait aussitôt dans cet ami et, sous son apparence, faisait le chemin par sa propre activité, en sorte qu'il ne reste à cet ami que la volonté de marcher, tandis qu'il marcherait par cette voie étrangère. Cette marche serait libre, puisqu'elle serait une suite de la détermination libre de l'ami pour qui l'on en ferait les frais. Elle serait active, puisque ce serait une marche réelle. Elle serait infuse, puisqu'elle se ferait sans action propre. Elle serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.
Mais, pour revenir à l'espèce de coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire, remarquez qu'elle est toute différente de la soumission qu'on a à ses obligations : l'action par laquelle on les remplit n'est ni mystique ni infuse, mais libre et active comme on l'entend communément. Ainsi l'obéissance au bon plaisir de Dieu tient tout à fait de l'abandon et de la passiveté. On n’y met rien du sien, hors l'habitude d'une bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant comme un instrument sans action propre dès qu'il est entre les mains de l'ouvrier : il sert à tous les usages auxquels s'étendent sa nature et sa qualité. Au contraire, l'obéissance que l'on rend à la volonté de Dieu signifiée et déterminée est dans l'état commun de vigilance, de soins, d'attentions, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement ou laisse aux efforts ordinaires.
On laisse donc agir Dieu pour tout le reste, ne réservant pour soi que l'amour et l'obéissance au devoir présent, car en ce point l'âme agira éternellement. Cet amour de l'âme, infus dans le silence, est une véritable action dont elle se fait obligation perpétuelle. Elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement dans ces dispositions où il la met, ce qu'elle ne peut faire évidemment sans agir. Cette obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien d'extraordinaire.
Voilà la règle, la méthode, la loi, la voie pure, simple et certaine de cette âme. Loi invariable, elle est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états. C'est une ligne droite où elle marche avec courage et fidélité sans s'écarter ni à droite ni à gauche, et sans s'occuper de ce qui l'excède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement et opéré en abandon. En un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste, où elle ne met rien du sien que d'attendre en paix la motion divine.
Rien n'est plus assuré que cette voie simple, comme il n'y a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de moins sujet à l'erreur et illusion : on y aime Dieu, on y satisfait aux devoirs du christianisme, on fréquente les sacrements, on produit les actes extérieurs de la religion qui obligent tout le monde, on obéit aux supérieurs, les devoirs de l'état sont remplis, la résistance est continuelle aux mouvements de la chair et du sang et du démon, car personne n'est plus attentif et plus vigilant que les âmes de cette voie pour s'acquitter de toutes leurs obligations.
S'il en est de la sorte, comment se peut-il qu'elles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des plus ordinaires, c'est qu'après s'être acquittées comme les autres chrétiens de ce qu'exigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre aux pratiques gênantes dont l'Église ne fait aucune obligation. Et, si elle ne s'y prêtent pas, elles sont taxées de donner dans l'illusion. Mais, répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de l'Église et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres affaires de la vie civile, est-il donc dans l'erreur ? On ne s'avise pas de l'en accuser, ni même de l'en soupçonner. Que l'on s'accorde donc avec soi-même et, tandis qu'on laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice de ne pas inquiéter une âme qui non seulement remplit les préceptes aussi bien que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même (ou, s'il les connaît, il ne marque que de l'indifférence). La prévention va jusqu'à assurer, malgré tout, que cette âme s'abuse, se trompe parce qu'après s'être soumise à tout ce que l'Église prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacles aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne l'oblige expressément. On la condamne en un mot parce qu'elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles. N'est-ce pas là une injustice criante ? L'on ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu'un se tienne dans le rang et train communs, qu'il se confesse une fois l'an, on n'en parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de l'exhorter dans l'occasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu'on l'accable de maximes, de conduites, de méthodes et, s'il ne se lie et ne s'engage à ce que l'art de la piété a établi, s'il ne le suit constamment, voilà qui est fait : l'on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte. Ignore-t-on que ces pratiques, toutes bonnes et toutes saintes qu'on les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à l'union divine ? Veut-on donc que l'on soit dans la route, tandis que l'on est au terme ?
Voilà cependant ce que l'on exige de l'âme pour qui l'on craint l'illusion. Cette âme fit le chemin comme les autres au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les suivit fidèlement. Vainement aujourd'hui l'efforcerait-on à s'y tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts qu'elle fit pour s'avancer par secours, est venu comme au-devant d'elle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée, depuis qu'elle est arrivée dans cette belle région où l'on ne respire qu'abandon et où l'on commence à posséder Dieu par amour, depuis enfin que ce Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries, s'est rendu le principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité, elles ne sont plus qu'une route qu'elle a parcourue et qui est restée derrière elle. Exiger donc qu'elle reprenne ces méthodes ou qu'elle continue à les suivre, c'est vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était pour rentrer dans la voie qui l'y a conduite.
Mais on perdra son temps et sa peine. Si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans, au-dehors, peu touchée de tout ce bruit, insensible à ces clameurs, elle restera sans trouble et sans s'ébranler aucunement dans cette paix intime où s'exerce si avantageusement son amour. C'est là le centre où elle reposera, ou, si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même qu'elle suivra toujours.
Elle y marchera constamment et, au moment présent, tous ses devoirs y sont marqués. En suivant l'ordre de cette ligne à mesure qu'ils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans empressement. Pour tout le reste, elle se maintiendra dans une entière liberté, toujours prête à obéir au mouvement de la grâce dès qu'il se fera sentir, et à s'abandonner aux soins de la providence.
Au reste ces âmes ont moins besoin de direction que les autres, car on n’arrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs. Et ce n'est guère que par providence, quand la mort enlève ou éloigne par quelque événement, ceux que l'on a, que l'on vient à en manquer. Alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la providence, sans qu'on y pense ensuite. De temps à autre, on rencontrera des personnes pour lesquelles, sans les connaître et sans savoir d'où elles viennent, on se sentira une secrète confiance que Dieu inspire dans le temps de la privation. C'est une marque qu'il veut s'en servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que d'une manière passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis qu'on leur donne. Mais, au défaut de ce secours, elles s'en tiennent aux maximes qui leur furent données par leur premier directeur. Ainsi elles sont toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes qu'elles reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de ceux-ci jusqu'à ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient pour tout. Elles sont enlevées de ce monde après qu'elles ont marché dans l'abandon à sa conduite.
Jean-Pierre de Caussade 8, in L’abandon à la Providence divine

1. Dans le discours mystique, le mot passiveté désigne la docilité de l'âme purifiée et unie à Dieu. Il est l'écho du divina pati de Denys l'Aréopagite (« pâtir les choses divines »). Au cours du XVIIe siècle, le mot prit progressivement, dans la langue courante, son sens moderne, péjorativement connoté : aboulie, absence d'initiative (connotations évidemment absentes de l'usage mystique). La forme même du mot s'altéra en « passivité ». Il est remarquable que le manuscrit ait conservé la forme ancienne.
2. Au sens ancien de faculté de sentir, d'éprouver, de percevoir.
3. Cf. Luc 6, 19 et 8, 46.
4. Ms : être, agir et mû par ce bon plaisir de Dieu.
5. L'état ainsi défini est donc à entendre, comme souvent dans le traité, en son sens spirituel, consacré par Bérulle : état d'abandon, par exemple. Mais le mot a aussi, bien souvent, le sens ancien de condition sociale, métier, comme dans les expressions : état de vie, devoir d'état.
6. Cette distinction capitale, en Dieu, entre sa volonté de bon plaisir ou de providence (qui se manifeste dans les événements, de manière voilée) et, d'autre part, sa volonté signifiée (qui se manifeste explicitement dans ses commandements et dans le devoir d'état) est reprise de François de Sales (Traité de l'amour de Dieu, livres 8 et 9).
7. Dans la tradition spirituelle, le mot réflexion a d'abord un sens théologique. Il désigne le retour sur soi, la recherche de soi et de son intérêt propre (amor sui, amour de soi, amour propre) qui s'attache à tout acte humain depuis le péché originel. Incurvation de l'être sur lui-même, disait saint Bernard. La réflexion fait obstacle à la pureté de l'amour, à son désintéressement. Comme telle, elle s'oppose à la sortie de soi, à la spontanéité et à la simplicité requises pour l'abandon. Au cours du XVIIe siècle, le mot réflexion a été progressivement contaminé, dans la littérature spirituelle, par son sens moderne, psychologique : retour de la pensée sur elle-même en vue d'examiner plus à fond une idée, une situation, un problème (dictionnaire Robert). L'usage du mot, dans le présent traité, témoigne de ce glissement de sens, typique de la laïcisation des esprits. Le sens théologique traditionnel reste habituellement perceptible, en arrière-fond, comme ici. En tout état de cause, l'auteur n'invite pas à l'absurdité qui consisterait à cesser de penser !
8. Les spécialistes ne pensent plus qu’on puisse attribuer ce texte au Père Jean-Pierre de Caussade (1675-1751).