Pour vivre profondément ce que nous
dit le Seigneur à travers la liturgie du Jeudi Saint, il faut lire et méditer
les quatre chants du Serviteur en Isaïe 42,1, 49,1, 50,4 et 53,1. Ces textes
sont sous-jacents à toute la réflexion de l'Église. Ils sont comme un miroir
dans lequel se reflète par avance le visage du Christ qui se présente en tant
que Serviteur qui aime, qui se livre, qui souffre, qui meurt dans des
conditions infâmes : il n'aura plus de visage.
Relisons le premier chant du
Serviteur (Isaïe 42,1-9) :
Voici mon serviteur que je soutiens,
mon élu en qui mon âme se complaît. J'ai mis sur lui mon esprit, il présentera
le droit aux nations. Il ne crie pas, il n'élève pas le ton, il ne fait pas
entendre sa voix dans la rue ; il ne brise pas le roseau froissé, il
n'éteint pas la mèche qui faiblit, fidèlement il présente le droit ; il ne
faiblira pas ni ne cédera jusqu'à ce qu'il établisse le droit sur la terre, et
les îles attendent son enseignement. Ainsi parle le Seigneur Dieu, qui a créé
les cieux et les a déployés, qui a affermi la terre et ce qu'elle produit, qui
a donné le souffle au peuple qui l'habite, et l'esprit à ceux qui la
parcourent.
Moi, le Seigneur, je t'ai appelé dans
la justice, je t'ai saisi par la main, et je t'ai modelé, j'ai fait de toi
l'alliance du peuple, la lumière des nations, pour ouvrir les yeux des
aveugles, pour extraire du cachot le prisonnier, et de la prison ceux qui
habitent les ténèbres. Je suis le Seigneur ; tel est mon nom ! Ma
gloire, je ne la donnerai pas à un autre, ni mon honneur aux idoles. Les premières
choses, voici qu'elles sont arrivées, et je vous en annonce de nouvelles, avant
qu'elles ne paraissent, je vais vous les faire connaître.
Cette prophétie nous présente le
visage du Seigneur tel qu'il se révèle dans l'Évangile. Si nous lisons le
quatrième chant du Serviteur, nous prenons conscience de toute la souffrance
que le Seigneur va endurer et offrir à notre place à Dieu son Père. « Ce
sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé... Il a
été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes » (Isaïe
53, 4-5). Tous ces textes prophétiques sont vécus par le Seigneur dans la
perspective que Jérémie annonçait lui aussi : « Et moi, comme un
agneau confiant qu'on mène à l'abattoir ; j'ignorais qu'ils tramaient
contre moi des machinations : détruisons l'arbre dans sa vigueur ;
arrachons-le de la terre des vivants, qu'on ne se souvienne plus de son
nom ! » (Jérémie 11, 19). Le prophète qui a parlé de la part de
Dieu est voué à la mort pour tous. Ces textes ont fait comprendre à l'Église
combien Jésus-Christ avait conscience d'être le serviteur, serviteur envoyé à
la mort pour le salut du monde.
Dans la célébration eucharistique, le
prêtre, in persona Christi dit au
moment de la consécration des saintes espèces ce texte de Marc : « Ceci
est mon sang, le sang de l'alliance, qui va être répandu pour une
multitude » (14, 24). L'Église voit bien à travers les textes des
prophètes l'image de son propre destin préfiguré par le Christ pour elle.
L'Église annonce le Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. Les prophètes indiquent
le choix d'Israël par Dieu pour annoncer au monde le salut. C'est un choix à la
fois collectif et personnel, puisque le Christ, le Messie, accomplira les Écritures.
Il convient également d'avoir en
mémoire et de méditer le deuxième chapitre de l'épître de saint Paul aux
Philippiens. C'est une hymne très ancienne datant d'avant Paul que les
communautés chrétiennes naissantes chantaient. Ce texte nous dit l'humiliation
et l'exaltation du Christ :
Ayez entre vous les mêmes sentiments
qui sont dans le Christ Jésus : Lui de condition divine, ne retint pas
jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais Il s'anéantit lui-même, prenant
condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme
un homme, Il s'humilia plus encore, obéissant jusqu' à la mort et à la mort sur
une croix ! Aussi Dieu l'a-t-Il exalté et Lui a donné le Nom qui est
au-dessus de tout nom.
Philippiens 2, 5-9
Tous ces jours saints se vivent sur
un fond de résurrection. Dans l'Évangile, accomplissement des Écritures, nous
n'avons aucune annonce de la Passion sans mention de la Résurrection. La croix
n'est pas nue. La croix est une croix glorieuse à condition de bien voir que la
Gloire est une entrée dans le mystère du Christ qui nous entraîne dans une
lumière que nous ne pouvons pas imaginer parce que c'est la lumière de la croix
exaltée, transformée, transfigurée, donnée au monde.
Le cœur du Jeudi Saint est la Messe
chrismale célébrée par l'Évêque du diocèse entouré du plus grand nombre
possible de ses prêtres. Après la rénovation des promesses sacerdotales, il y a
la bénédiction des huiles qui serviront aux catéchumènes d'une part, et d'autre
part aux personnes qui recevront le sacrement des malades. Puis après avoir
versé du parfum très odorant dans l'huile destinée au chrême, l'évêque consacre
le chrême destiné aux sacrements du baptême, de la confirmation et de l'ordre
sacerdotal.
Le Jeudi Saint, jour de l'institution
de l'eucharistie et du sacerdoce, est le jour où le Christ se livre à la mort.
En célébrant l'eucharistie de façon solennelle, l'église locale veut manifester
ainsi son unité.
C'est pourquoi nous avons le texte de saint Jean au chapitre 13 v. 1 à 15 qui nous retrace l'événement du lavement
des pieds. Il est certain aujourd'hui qu'au temps de Jésus, lors des grandes
cérémonies pascales, le président lavait les pieds des membres de l'assemblée.
Voilà pourquoi, reprenant ce rite, Jésus se met aux pieds de ses apôtres et
leur lave les pieds pour leur donner part à sa vie. C'est un texte dont la
méditation est inépuisable.
C'est le jour, rappelons-le, où le
Christ offre sa vie pour nous et va se livrer à la mort. L'Église veut revivre
le même mystère. À la fin de la célébration de l'eucharistie, les prêtres
emportent les saintes espèces et sont suivis des fidèles. Ils sortent
solennellement du chœur de l'église et vont les déposer dans un tabernacle
placé dans une chapelle latérale afin de pouvoir prier en présence du Seigneur
tout au long de la nuit. Ce que l'Église veut signifier ainsi, c'est l'absence
du Christ : le Seigneur s'en va à la mort. Tout est joué dans la
conscience du Christ : « Levez-vous ! Partons d'ici » (Jean
14, 31). Le Christ décide de partir au jardin des oliviers et l'Église adorera
la présence du Seigneur pour s'associer au mystère de l'agonie du Christ et se
plonger dans cet immense acte d'amour. Toute l'idée de l'Église est de nous
faire vivre dans le mystère du Christ.
Voilà pourquoi il n'est pas
nécessaire d'avoir de grandes idées. L'Église nous invite à demeurer dans la
méditation toute simple des textes qu'elle nous propose : Jean, chapitres
13 à 17. Les textes sont suffisamment nombreux pour nous donner la nourriture
dont nous avons besoin. N'allons pas chercher ailleurs. Le mystère du Christ
est là, il se dévoile, à nous d'être présents. De plus ces textes centrent tout
sur l'unité qu'il y a entre le Père et le Fils, cette unité qui repose dans l'Église.
Demandons au Seigneur de méditer le
mystère du Christ comme Marie l'a médité avec cette humilité, cette
tranquillité, cette sérénité qu'elle a manifestées au plus profond de sa
souffrance atroce.
Ce jour nous révèle le mystère d'un
amour trahi, bafoué, rejeté mais qui par delà tout cela est vainqueur. L'Église
sait qu'à travers ce poids de souffrance, c'est le mystère de la Gloire du Père
qui s'exprime c'est-à-dire le mystère de son amour.
Enfonçons-nous dans le silence plein
d'amour et demeurons dans la paix. Allons à la rencontre du Seigneur.
Marie-Joseph Le Guillou, in Entrons
dans la Passion et la Gloire du Christ