dimanche 26 novembre 2017

En s'exilant... Maria Winowska, La naissance du Mouvement d'Oxford


En 1847, l'Angleterre était encore une île.
Pourtant, depuis un demi-siècle, il y avait du nouveau dans l'air. Le grand vent du large soufflait vers le vieux continent. Les esprits et les cœurs, repliés dans un isolationnisme quelque peu maussade, se sentaient subitement envahis d'un goût de conquêtes qui lézardait dangereusement de vieux barrages psychologiques. C'était comme une poussée irrésistible du printemps, un peu fou mais plein de charme. Tout anglais digne de ce nom était pris d'une fringale de voyages et de découvertes. Ainsi naquit, non sans douleurs, un prestigieux empire colonial, mais les retentissements de cette crise de croissance, car c'en était une, furent incalculables sur tous les plans, y compris le religieux.
En ce temps-là, comme aujourd'hui, de l'autre côté du Channel il y avait la France. Or la fière Albion qui depuis trois siècles, ostensiblement, tournait le dos à sa voisine, venait d'amorcer une opération de virage qui lui réservait des surprises. Après tout, Paris valait un déplacement. On se demandait même tout bas s'il ne serait pas opportun d'en finir avec cette... querelle de famille.
À vrai dire, le vent avait tourné pendant la Révolution. En se précipitant au secours de l'Ancien Régime, l'Angleterre, digne et conservatrice, ne savait pas quels explosifs lui ramèneraient les fourgons des émigrés qui fuyaient la Terreur.
Ce ne sont pas des familles riches et bien nanties qui cherchèrent refuge en Angleterre. D'anciens préjugés jouaient peut-être ; les chemins du continent étaient plus abordables ; l'argent donnait du recul et permettait de prévoir les points de chute. N'oublions pas que le fameux Relief Act qui octroyait enfin quelques libertés aux catholiques anglais, notamment le droit de participer à la messe sans encourir de ce fait même la peine de mort, ne datait que de 1791. Deux siècles de persécutions pesaient lourd sur les relations entre les deux pays voisins. Dès le début, la France avait octroyé le droit d'asile aux catholiques anglais qui fuyaient la mort ; aux séminaires, comme celui de Douai, qui assuraient une relève secrète et héroïque ; à des congrégations religieuses, comme les Sœurs bleues installées à Paris et en plein essor au moment où éclata la Révolution.
Il fallait donc non seulement la Loi de Tolérance de 1791 ; il fallait encore un danger mortel pour ébranler les émigrés anglais, prêtres et religieux, vers les chemins du retour. Heureusement, ils se trouvèrent pris dans les remous des réfugiés français qui, en 1793, les yeux pleins d'horreur et le cœur serré d'angoisse, se ruaient littéralement vers l'Angleterre, havre de salut. La Navy de Sa Majesté le Roi contribua avec empressement à ces opérations de sauvetage en assurant la traversée à des centaines de prêtres, de religieux, de religieuses catholiques, autant de missionnaires malgré eux.
Une fois sur place, ils cherchèrent tout bonnement à rester ce qu'ils étaient, au service de l'Église, sans complexes ni arrière-pensées. De dignes prêtres, tous des non-assermentés, célébraient la messe en toute tranquillité et sans se douter que peu d'années, ou de mois, avant leur arrivée, toute fonction liturgique papiste était passible de mort.
Naturellement, ce sont de grandes familles catholiques anglaises, de celles qui avaient survécu à la tourmente des XVIe et XVIIe siècles, qui ouvrirent toutes grandes les portes de leurs maisons et de leurs cœurs aux réfugiés. Sir Edward Smyth mit à la disposition des Bénédictines de Douai sa propriété d'Acton Burnell ; Thomas Weld offrit une maison aux Jésuites de Liège et de vastes terrains à exploiter aux Trappistes de Normandie, ce qui lui valut d'acerbes épigrammes d'un anti-papiste. Les blue nuns (Sœurs bleues) de Paris furent accueillies par Sir William Jerningham.
D'autres congrégations religieuses s'installèrent à Winchester où « fut fondée une école florissante pour jeunes filles ». Les moniales de Louvain passèrent neuf ans à Amesbury et suscitèrent de vifs regrets (were much missed) parmi la population locale lorsqu'elles furent transférées à Spettisbury. À Staphill, près de Wimborne, Lord Arundel établit des Cisterciens.
Les prêtres séculiers étaient plus nombreux et plus à plaindre. Les ressources des catholiques anglais étaient trop maigres pour les abriter tous et l'accueil administratif ne fut pas toujours à la hauteur des événements. Ainsi, à Gosport, 250 prêtres furent parqués... dans une ancienne prison, avec une maigre allocation pour la nourriture. À Winchester, beaucoup s'installèrent dans le King's House, mais en 1796 la maison fut réquisitionnée comme caserne et les locataires durent partir d'office. On note « 250 prêtres transférés dans une vieille auberge et 102 disséminés aux alentours ». Évidemment, dans ces résidences forcées, il n'était pas question de ministère.
Cependant, quelques prêtres plus dynamiques trouvèrent moyen de prêter main-forte au clergé local. Naturellement, pour commencer, ils durent apprendre l'anglais, ce que certains « ne firent pas sans peine ». Il y eut dans leur nombre des bâtisseurs d'églises comme l'abbé Delarue à Portsea, qui trouva des fonds en enseignant le français aux marins de Sa Majesté. À Sopley, Hampshire, un prêtre émigré dont nous ignorons le nom quêta tout bonnement dans toute la région pour pouvoir construire une église catholique. À Plymouth (il en sera question dans ce livre) un autre prêtre français, outré de devoir dire la messe « dans une pièce au-dessus des écuries de George Inn » se démena si bien qu'il réussit à bâtir « une église permanente (a permanent church) ». Ce qu'aucun prêtre anglais n'aurait osé, les émigrés l'entreprenaient en toute candeur, et la population anglaise, un peu surprise de tant d'audace, mais naturellement sportive et aimant le fair play, s'en accommodait mi-figue, mi-raisin.
Ainsi la Révolution, si féroce pour l'Église en France, par un choc en retour d'ordre politique mais non moins effectif, provoqua en Angleterre une véritable détente sans laquelle le renouveau religieux du XIXe siècle, cristallisé autour du Mouvement d'Oxford, aurait été inconcevable.
Après le Concordat de 1802, la plupart des prêtres émigrés en résidence forcée s'empressèrent de rentrer en France, ravis (overjoyed) de voir l'épreuve de l'exil toucher à sa fin. Les congrégations religieuses, mieux installées et moins mobiles, suivirent peu à peu, de sorte qu'aux environs de 1817, il n'en restait plus en Angleterre.
En revanche, les séminaires et les couvents anglais qui avaient fui la persécution en Angleterre, puis la Terreur en France, ont si bien réussi à s'acclimater et à reprendre racine dans leur patrie d’origine qu'il ne fut plus question de reprendre le chemin de l'exil. La plupart étaient d'ailleurs dans un état florissant : les vocations affluaient.
Cependant, l'invasion papiste avait provoqué en Angleterre toute une levée de boucliers des sectes et mouvements non conformistes, jaloux de leurs droits. Prise dans cet étau, l'Église anglicane secouait l'engourdissement d'un long sommeil et s'examinait honnêtement. De ces examens de conscience naquit le Mouvement d'Oxford inauguré par le fameux sermon de Pusey sur l'Apostasie nationale, qui ouvrit le chemin de Rome à tous ceux qui osèrent en tirer les ultimes conséquences.
Le 9 octobre 1845, John Henry Newman fit son acte d'abjuration. Le 30 mai 1847, il fut ordonné prêtre à Rome.
Cette date éclatante, signalée au début de ce chapitre, marqua sans nul doute d'autres tournants décisifs dans l'histoire des âmes de l'Île des saints, violemment confrontée avec son passé par le souffle de l'Esprit. Il est certain qu'elle amorce la merveilleuse aventure d'une jeune fille anglaise à laquelle nous consacrons ce livre.
Caroline Sheppard 1 ne connaît même pas de nom les réformateurs tractariens d'Oxford. Elle vient d'atteindre ses vingt-quatre ans dans une famille de style victorien, solide et close. Pour briser ce cercle enchanté, tout un concours de petits faits conspire secrètement.
Dans la perspective d'un siècle, nous voyons comme ils s'emboîtent, tel un « puzzle » patiemment reconstruit. Au moment donné, il n'y eut que ce choc souverain et apparemment absurde de la grâce irrésistible que l'on appelle conversion.
Car, face à Dieu, il n'y a point de grandes ni de petites âmes, et le retour aux sources, en 1847, d'une sage jeune fille anglaise ne fut pas moins onéreux, quoique bien moins spectaculaire, que celui de John Henry Newman.
Maria Winowska, in La Béatitude des Pauvres


1. La vie de Caroline Sheppard, contemporaine de John Henry Newman, gagne en actualité au lendemain de Vatican II.
Convertis tous les deux, ils ont vérifié les exigences de l'appel qui, depuis Abraham, dépouille et arrache ceux qui le perçoivent de « ce monde qui passe », pour mieux les y enraciner. Douloureux et fécond écartèlement qui constitue le fond même de la condition humaine et de la vocation chrétienne ! Car, point de jonction de l'esprit et de la matière, l'homme naît crucifié, champ de hautes tensions qu'il refuse ou qu'il assume, pour se faire ou pour se défaire. Toute religion authentique l'invite à ces graves options, mais seule la grâce du Christ l'habilite à tenir à la fois, non sans peine, les deux bouts de la chaîne, d'être à la fois citoyen de la terre et citoyen du ciel, de percevoir le sens sacramentel de la création. Expérience ineffable qui échappe aux « habitués » de la grâce baptismale, mais qui terrasse les pèlerins du chemin de Damas. D'où ce caractère de parenté entre les grands convertis qui connaissent le vertige du saut dans le vide, en réponse à Celui qui les appelle par leur nom ! D'emblée, la foi leur est offerte non pas comme chose, mais comme relation avec quelqu'un. Familiers des abîmes et des cimes, ils mesurent leur faiblesse à la force du DIEU VIVANT, infiniment disponible. Bienheureux paradoxe qui transfigure la mort par la vertu de la Croix ! Comme John Henry Newman, la fille de Samuel Sheppard, joaillier attitré de Sa Majesté la reine Victoria, a passé sa vie à explorer le mystère nuptial de l'amour qui comble tout en consumant : l'indicible fécondité du grain qui consent à mourir.
Ce que le génie de Newman a cerné en des termes d'une frappe inoubliable, Caroline Sheppard l'exprime sans le moindre souci littéraire, dans une langue étrangère, avec une simplicité merveilleusement transparente. Son français émaillé d'anglicismes est toujours en quête de l'expression exacte et juste. Elle ne se doutait certes pas qu'en rapportant sa prodigieuse aventure elle nous livrait, jour par jour et en direct, l'histoire d'une conversion « à l'état pur ». Pour son biographe, cette absence d'interprétations et d'affabulations ultérieures, est d'un prix inestimable.
Devenue Sœur Emmanuel, elle passe les trente-trois ans de sa vie religieuse à explorer les richesses insondables de la « béatitude des pauvres », que Jeanne Jugan a choisie comme pierre angulaire de son Institut. Chargée des fondations en Grande-Bretagne, elle vérifie à chaque pas la force irrésistible de la charité, au service des plus indigents, des vieillards partout pareils, au cœur transis, plus affamés de tendresse que de pain. Et voilà que cette voyageuse infatigable ouvre sans le savoir des chemins œcuméniques ! Ce que les colonnes d'Oxford ont réalisé sur le plan doctrinal, les Petites Sœurs des Pauvres l'ont illustré de ces vivantes leçons de choses que la droiture anglo-saxonne accueille avec tant de sympathie. Chaque fondation suscitait des remous hostiles à l'« invasion papiste » que l'on observait de très près, non sans étonnement, pour céder finalement aux arguments massifs de la charité parfaite qui n'attend rien en retour des services rendus. Témoin de « l'Église des pauvres » aussi ancienne que l'Évangile, Sœur Emmanuel voyait à chaque nouvelle fondation des protestants rivaliser avec les catholiques en libéralités joyeusement gratuites, selon le précepte du Seigneur, commun à tous, et frayant les chemins de l'UNITÉ. Depuis cent ans, à son exemple, les Petites Sœurs des Pauvres en Grande-Bretagne ont abattu par leur humble exemple des murs de préventions accumulés par les siècles, et elles ont amorcé ce dialogue de charité que Vatican II a consacré de tout le poids de son autorité comme signe et moyen de convergence œcuménique.
Il ne me reste plus qu'à exprimer ma reconnaissance à la maison généralice des Petites Sœurs des Pauvres, qui m'a ouvert ses archives et facilité le travail en multipliant les démarches pour mettre à ma portée de rares et précieux documents, avec cette souriante humilité qui ne parvient pas à dissimuler entièrement une véritable compétence intellectuelle et souvent des qualités d'écrivain de race.

Puisse Sœur Emmanuel, à travers ces pages qui lui sont consacrées, continuer de porter témoignage et d'ouvrir les routes vers Celui en qui déjà nous sommes UN, par la charité.