jeudi 2 juin 2016

En conférençant... Henri-Dominique Lacordaire, Des moyens d’acquérir la Foi


Monseigneur,
Messieurs,
Toute science s'apprend par l'étude des phénomènes qui ressortent de son objet. Par conséquent, la science religieuse s'apprend par l'étude des phénomènes religieux. Mais ce secret de la science n'est pas pour nous le premier, puisque pour être chrétien il ne faut pas seulement savoir, mais il faut, par-dessus tout, croire. Le grand secret, Messieurs, celui que vous attendez, c'est qu'après avoir été torturés si longtemps par les doutes de la science humaine, vous puissiez vous reposer dans la certitude et la félicité de la foi divine.
Mais comment faire pour croire ? Quels sentiers nous sont ouverts à travers les obscurités des choses de Dieu ? Par où pénétrerons-nous des abîmes qui sont impénétrables ? Quand saint Jean, du fond de son exil de Pathmos, découvrait les derniers mystères de l'avenir, il vit dans la main de Dieu un livre fermé de sept sceaux, et il entendit un ange qui criait : Qui est digne d'ouvrir le livre et de briser les sceaux ? Et comme personne ne le pouvait dans le ciel, ni sur la terre, ni aux enfers, saint Jean se prit à pleurer de ce que personne ne pouvait ouvrir le livre et le voir ; et il lui fut dit : Ne pleure pas, voici le lion de la tribu de Juda qui a vaincu, le rejeton de David qui ouvrira le livre et qui brisera les sept sceaux. La foi, Messieurs, est aussi un livre fermé de sept sceaux, et je ne me tromperai pas en disant qu'il en est parmi vous qui désirent l'ouvrir, et qui pleurent de ne pas le pouvoir. Et je leur dis aussi : Ne pleurez pas ; car le lion de la tribu de Juda a vaincu, il a porté la lumière dans les ténèbres, la vie dans la mort, et il nous a donné les moyens de le suivre et de marcher après lui.
La foi est possible ; elle l'est infiniment plus que la science : la science sera toujours le partage d'un petit nombre d'esprits, tandis que la foi est l'apanage universel. Cependant il est des hommes qui ne l'ont pas ou qui l'ont perdue ; il en est qui la cherchent, et qui disent ne pas la trouver. Comment la foi s'acquiert-elle ? Comment, lorsqu'on est sorti de la simplicité première du cœur, retourne-t-on vers Dieu ? Messieurs, la foi est d'abord un acte d'intelligence. L'intelligence est la faculté de recevoir et de combiner des idées ; les idées sont les lois ou les rapports éternels des choses, en tant qu'ils sont aperçus de l'esprit. Et comme les choses se classent en deux régions, le monde inférieur et le monde supérieur, le monde naturel et le monde divin, il s'ensuit qu'il y a deux sortes d'idées, les idées naturelles et les idées divines. L'adhésion de l'intelligence aux idées naturelles constitue la raison ; l'adhésion de cette même intelligence aux idées divines constitue la foi. Or, de la même manière que s'engendre en nous la raison, qui est l'adhésion aux idées naturelles, de la même manière s'engendre aussi la foi, qui est l'adhésion aux idées divines. En sorte que la théorie de la raison est aussi la théorie de la foi, et que la génération de l'une est semblable à la génération de l'autre. Et quant à moi, prêtre, vous demandez quelles sont les sources de ma foi, je vous demande à mon tour à vous, hommes, quelles sont les sources de votre raison, et je vous réponds par votre réponse.
C'est ce qu'il s'agit de vous faire voir.
Quel que soit le système que l'on embrasse sur l'origine des idées ou des premiers principes naturels, toujours est-il que ces idées ou ces premiers principes sont reçus dons l'intelligence humaine, puisque l'intelligence humaine ne les possède pas comme Dieu, de soi-même, par une vertu propre et éternelle. La raison commence donc par un acte passif.
Il n'y a que Dieu qui commence par l'activité et qui finisse par l'activité. L'homme est passif en naissant à la raison, comme en naissant à la vie : de même qu'il reçoit le premier jet de la vie sans son concours, il reçoit aussi le premier germe de la raison sans coopération de sa part. Mais ce germe tout seul, même une fois reçu, ne croît point par sa force native abandonnée à elle-même ; il a besoin d'un secours extérieur qui l'éveille dans l'intelligence : ce secours, c'est la parole. Quiconque n'a pas entendu la parole, soit la parole réelle, soit la parole factice et imparfaite des signes, celui-là, encore qu'il ait toutes les aptitudes d'un être intelligent, encore qu'il possède au dedans de lui la racine des idées, on ne le verra point se développer dans le sens de l'esprit ; sauvageon inculte et stérile, il languira sans honneur entre la région des images qu'il perçoit, et la région des idées qu'il pressent tout au plus : ce sera le sourd-muet. Enfin il faut que la semence idéale, éveillée par la parole, arrive à l'état d'une invincible clarté ; car il y a une implacable antipathie entre les ténèbres et l'intelligence, et toute idée, tant qu'elle n'est pas claire, n'est qu'un rudiment ébauché de l'édifice rationnel.
Telle est, Messieurs, la loi de formation de la raison. C'est aussi la loi de formation de la foi.
L'homme ne possède pas plus par lui-même les idées divines que les idées naturelles, et beaucoup moins encore, parce que la distance est plus grande entre lui et Dieu qu'entre lui et la nature. Il est donc passif dans la réception originelle des idées divines, comme il est passif dans la réception primordiale des idées naturelles. Jamais il ne sera capable de les conquérir ou de les créer en lui, s'il n'en a reçu le don bénévole de Dieu : ce don, les chrétiens l'appellent la grâce, c'est-à-dire le don gratuit par excellence. Il est communiqué à l'homme dans le baptême, qui est la naissance spirituelle de l'âme, ou, s'il n'a pu être baptisé, par d'autres voies qu'expose la doctrine catholique, et dont nous n'avons pas à traiter présentement. La grâce, sous le point de vue qui nous occupe, est une effusion des idées divines, par où l'intelligence est mise en rapport avec l'horizon du monde supérieur ou divin. Toutefois ce n'est là qu'un germe, et de même que la semence idéale naturelle a besoin d'être éveillée ou suscitée par la parole humaine, la semence idéale divine a besoin d'être éveillée ou suscitée par une autre parole, qui est celle de l'Église. Comme votre mère vous a parlé, l'Église, cette mère universelle, vous a parlé aussi. Dans l'ordre de la nature, l'humanité, par l'organe de votre mère, a déposé en vous un sens commun humain, et dans l'ordre des choses éternelles, Dieu, par l'organe de l'Église, a déposé en vous ce qu'on peut appeler le sens commun divin. De là ce mot de saint Paul : La foi vient d'entendre, et l'entendre vient de la parole du Christ. Aussi voyez ce que le Christ dit à l'Église : Allez, et enseignez. L'Église arrive chez des sauvages qui n'ont jamais ouï la parole divine, qui n'ont tout au plus que quelques débris de la tradition ; l'Église arrive près d'eux, représentée par un missionnaire qui ne sait pas même leur langue : que va-t-il faire ? Ce qu'il va faire ? il plante une croix et se met à genoux auprès d’elle. Les sauvages se rassemblent autour de cet inconnu qui prie. Et lui, dans un langage grossier, qu'il articule à peine, il leur explique le Dieu mort sur ce bois. Et de même qu'à votre berceau, la parole de votre mère ouvrit votre oreille pour y déposer les idées qui devinrent l'élément de votre raison, de même la parole de l'Église ouvre l'oreille de ces sauvages, va jusqu'à leur intelligence, y rencontre le germe divin, l'excite, le développe : les sauvages tombent à genoux, croient au Christ mort pour eux, l'adorent avec des larmes qu'ils ne se connaissaient pas, et leur âme, transfigurée, aspire à l'éternité, vérifiant le mot de saint Paul : La foi vient d'entendre, et l'entendre vient de la parole du Christ.
Peut-être, Messieurs, m'objecterez-vous qu'il existe au moins une différence entre la génération de la foi et celle de la raison : c'est que la parole humaine, en tombant sur la racine obscure des idées naturelles, les élève à la plus haute clarté, tandis que la parole de l'Église, malgré toute sa puissance, ne tire pas les idées divines de leur sombre et mystérieuse profondeur. Vous vous trompez, Messieurs : les idées divines, pas plus que les idées naturelles, n'arrivent à être pour l'esprit l'objet d'une exacte compréhension, attendu qu'il reste toujours dans les unes et dans les autres le grand inconnu de la substance ; mais les idées divines, comme les idées naturelles, brillent et éclairent, et si elles n'éclairaient pas, jamais l'entendement ne les accepterait. Il est impossible à l'entendement de voir l'obscurité, de même qu'il est impossible à l'œil de voir les ténèbres, si ce n'est à l'aide de la lumière ; or, ce que l'entendement ne voit pas, n'existe pas pour lui. Pour qu'il se rende aux idées divines, il faut qu'il les voie ; et pour qu'il les voie, force est qu'elles ne manquent pas de clarté. Ainsi, Messieurs, voici une idée divine : Bienheureux ceux qui pleurent ! Aucun sage ne l'avait eue, aucun ne l'avait exprimée ; c'est une idée folle au premier coup d’œil. Cependant elle est de la dernière lucidité pour les vrais chrétiens, et elle a tari plus de larmes que tous les livres des philosophes ensemble n'en ont séché. Je conviens cependant qu'elle est obscure pour vous. Comment cela ? Comment une idée claire pour une âme est-elle obscure pour une autre ?
Il me semble, Messieurs, très aisé de l'expliquer. Même dans l'ordre de la nature, ne voyons-nous pas des principes qui sont évidents pour les uns, tandis qu'ils sont insaisissables pour d'autres ? Un mathématicien entend, dès le premier mot, une proposition qui n'a pas même de sens pour l'homme ignorant des mathématiques. Et quant aux axiomes eux-mêmes, premier trésor de l'intelligence, croyez-vous les avoir entendus sans peine à l'instant électrique de leur énoncé ? Non, Messieurs, mille fois non : si votre mère vous eût dit, par exemple, qu'une même chose ne peut être et ne pas être en même temps sous le même rapport, assurément vous ne l'eussiez pas comprise, quoiqu'elle n'eût fait que vous proposer la première vérité de l'ordre logique. C'est à force d'images, de comparaisons, de répétitions, d'application de votre part, que vous êtes parvenus à former votre raison. Est-il donc étonnant que la parole divine, venant vous visiter dans un âge tardif, au milieu d'un siècle qui a fermé votre oreille à ses leçons, ait quelque peine à ébranler votre esprit ? Pardonnez-moi de vous le dire, vous êtes les sourds-muets de l'ordre divin. Ce n'est qu'en écoutant la voix de l'Église, en la méditant, que vous vaincrez la résistance de vos préjugés, et l'obscurcissement qu'ils ont produit en vous. Voyez, par expérience, depuis que vous cherchez la vérité au pied de cette chaire, combien d'idées ont passé devant vous dont l'enchaînement, l'ordre, la puissance vous étaient inconnus ? Et pourtant ce que je vous ai dit, c'est un atome dans l'espace, une goutte d'eau dans l'Océan. Que serait-ce si une étude sérieuse vous mettait en rapport avec les richesses cachées de l'enseignement religieux ! Vous ne le faites pas, Messieurs, et vous vous plaignez ; vous accusez la foi d'impossibilité, et vous ne lui accordez pas chaque semaine un quart d'heure de votre vie !
C'est, Messieurs, que la foi n'est pas seulement un acte d'intelligence, mais aussi un acte de volonté. La volonté est la faculté d'aimer : et de même que de l'intelligence sortent deux fleuves, le fleuve de la raison et celui de la foi ; de même, il sort de la volonté deux eaux profondes, les eaux de l'amour naturel et celles de l'amour divin. L'amour naturel nous attache au monde créé ; l'amour divin nous porte vers le monde incréé : le premier nous éloigne de la foi, le second nous y pousse, même lorsqu'il n'est encore qu'imparfait et à l'état de pressentiment ou de désir. Écoutez-vous bien vous-mêmes : soit que le malheur ait rompu quelqu'un de vos liens, soit qu'une note mélancolique résonne au fond de votre âme, chaque fois qu'un souffle heureux vous élève plus haut que la terre, la foi vous apparaît et vous donne d'elle une sensation. L'axe de votre volonté s'est incliné d'un mouvement imperceptible, et aussitôt la foi vous a répondu par une lointaine et obscure lueur. Si vous pouviez aimer, vous pourriez croire. Mais comment aimer ce qui ne se voit pas, lorsqu'on n'y croit pas encore ? Si la foi dépend de l'amour, l'amour ne dépend-il pas de la foi ? Cette objection suppose, Messieurs, que le beau et le bon divins sont étrangers à l'homme, et que l'homme est dans l'impuissance d'être attiré par eux avant que la foi règne pleinement sur son intelligence. S'il en était ainsi, la foi serait impossible ; car il est nécessaire, selon les conditions de notre être, que la volonté donne le branle à l'esprit, et la volonté ne se remue que sollicitée par la beauté et la bonté d'un objet. De même donc que la parole de l'Église trouve dans l'âme et y éveille le germe des idées divines, elle doit aussi trouver dans l'âme et y éveiller le germe de l'amour divin, en la même façon que la nature, en s'adressant au cœur de l'homme pour le toucher, et y rencontrer la fibre toute prête et toute tendue de l'amour terrestre. La loi est encore ici la même pour les deux ordres.
Comment excite-t-on en soi l'amour naturel ? En se mettant en rapport avec les créatures. On aime la lumière, parce qu'on communique avec elle par les yeux ; on aime la chaleur, parce qu'on communique avec elle par tous les pores ; on aime les parfums, parce qu'on communique avec eux par l'odorat ; on aime le beau sensible, parce qu'on communique avec lui par tous les sens. Si vous n'avez été en rapport avec un objet, il vous est impossible de l'aimer ; dès que vous êtes en rapport avec lui, vous pouvez l'aimer, et vous l'aimerez infailliblement s'il y a en lui beauté et bonté. Voilà, Messieurs, et vous le savez assez, comment s'engendre l'amour naturel. Or, c'est la même loi de génération pour l'amour divin. Dieu, qui a donné aux créatures une si grande magnificence, des attraits si victorieux, afin que notre cœur fût touché par elles, n'a pas agi avec moins de puissance et de luxe quand il s'est agi d'exposer aux regards des hommes la beauté et la bonté divines. Il les leur a montrées dans l'Homme-Dieu conversant avec nous et mourant pour nous sur le Calvaire d'une mort d'amour, et il a écrit l'Évangile, pour porter à notre cœur l'histoire ineffable de cette vie et de cette mort. Sans doute la foi seule nous donne la certitude que Dieu nous a aimés jusqu'à mourir ; mais, de même que la parole sollicite l'adhésion de l'esprit aux idées qu'elle renferme, pourquoi ne solliciterait-elle pas l'adhésion de la volonté à l'amour qu'elle exprime et qu'elle contient ? La parole, humainement et divinement, accomplit deux offices : elle éclaire et elle touche, elle produit la lumière et l'affection. Seulement il faut nous y prêter aussi bien pour l'amour divin que pour l'amour humain ; il faut pour l'un et pour l'autre faire acte de volonté.
Sans la volonté tout est impossible, la foi comme tout le reste, mais pas plus que tout le reste. Nous n'aurions droit de nous plaindre qu'autant que le christianisme ne renfermerait rien qui excitât suffisamment notre volonté à approcher de lui. Mais ce reproche serait sans fondement. Quand nous repoussons le christianisme, nous repoussons, par une ingratitude préconçue, le plus grand amour qui ait cherché le monde ; nous abusons, par un effort extrême, de notre liberté morale, et changeons en malédiction contre nous ce doux cantique que les anges chantaient à l'avènement du Fils de l'homme : Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !
Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! C'est cette parole qui explique comment tant d'hommes qui ne savent rien, parviennent pourtant à la foi. Ils y parviennent par le chemin de l'amour ; leur âme, qui eût difficilement répondu aux idées divines, à cause de leur élévation, a répondu sans peine aux attouchements de la charité. Ils ont reconnu Dieu à la bonté plus qu'à la lumière, et la lumière, jalouse de leur cœur, s'y est précipitée avec l'amour. C'est cette merveille qu'on a voulu déshonorer en l'appelant la foi du charbonnier. Messieurs, il n'y a pas plus de foi du charbonnier qu'il n'y a de raison du charbonnier. La raison du charbonnier vaut celle de Newton, et tel paysan qui coupait le bois dans la forêt de Versailles, avait sur les choses divines des illuminations aussi profondes que celles de Bossuet étonnant de son éloquence et de sa doctrine la cour de Louis XIV. Oui, au jour du jugement, il viendra de ces charbonniers, en sabots et en sarrau, qui auront eu plus de foi et de lumière que des théologiens, parce que l'amour voit plus loin que l'intelligence, et que quand l'âme y consent, la vérité l'emporte avec elle, comme l'aigle prend ses petits sur son dos et les mène au soleil.
Nous avons dit, Messieurs, que la génération de la foi, semblable dans ses procédés à la génération de la raison, suppose des germes divins de connaissance et d'amour semés en nous par la main de Dieu. Le concours de Dieu nous est donc nécessaire pour arriver à la foi, et ce concours est libre de sa part, au moins lorsque, ayant abusé de ses dons, nous en avons, par notre faute, altéré la vertu. La liberté de l'homme appelle évidemment pour contrepoids la liberté de Dieu, et, Dieu étant éloigné de l'homme, le mystère de la foi ne peut plus s'accomplir en nous, si nous n'avons la puissance d'y rappeler l'action de Dieu. Mais par quelle voie rappeler cette action ? Qui sera assez fort pour faire violence à Dieu, et pour lui faire violence sans blesser sa liberté ?
Messieurs, quand Achille eut tué Hector et l'eut traîné sept fois autour de la ville assiégée, le soir, au seuil de sa tente, un vieillard désarmé se présenta. C'était Priam. Il venait redemander à l'impitoyable vainqueur le corps meurtri de son fils, et lui ayant baisé la main, il lui dit : « Juge de la grandeur de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mon fils ! » Achille pleura, et rendit le corps de son ennemi. Quelle était la puissance qui avait brisé ce cœur farouche ? Quel charme avait triomphé de lui ? Cette puissance, ce charme, c'était la prière. Si la force n'avait pas rencontré quelque part une barrière pour l'arrêter, s'il n'y avait eu ici-bas que la force contre la force, c'en était fait des petits et des malheureux. Dieu devait à la faiblesse et au malheur une arme qui fît tomber l'épée, calmât la colère, éteignît l'injure, réparât l'inégalité du sort : il leur a donné la prière. La prière est la reine du monde. Couverte d'humbles habits, le front baissé, la main tendue, elle protège l'univers de sa majesté suppliante, elle va sans cesse du cœur du faible au cœur du fort, et plus sa plainte s'élève de bas, plus le trône où elle arrive est grand, plus son empire est assuré. Si un insecte pouvait nous prier, quand nous allons marcher dessus, sa prière nous toucherait d'une immense compassion : et comme rien n'est plus haut que Dieu, nulle prière n'est plus victorieuse que celle qui monte vers lui. C'est la prière, Messieurs, qui rétablit nos rapports avec Dieu, rappelle à nous son action, lui fait violence sans nuire à sa liberté, et est par conséquent la mère de la foi. C'est pourquoi Jésus-Christ dit :
Demandez, et il vous sera donné ;
Cherchez, et vous trouverez ;
Frappez, et il vous sera ouvert ;
Car qui demande reçoit,
Qui cherche trouve,
Qui frappe, il lui est ouvert
.
Je vois bien l'objection : est-ce que pour prier il ne faut pas la foi ? et s'il faut prier pour avoir la foi, n'est-ce pas un cercle vicieux ? Ah ! oui, Messieurs, un cercle vicieux ! Je crois l'avoir déjà dit, le monde est plein de ces cercles vicieux. Mais voyez comment Dieu se tire de celui-ci. Pour prier, j'en conviens, la foi est nécessaire, au moins une foi commencée : mais savez-vous ce que c'est que la foi commencée ? La foi commencée, c'est le doute ; le doute est le commencement de la foi, comme la crainte est le commencement de l'amour. Je ne parle pas de ce scepticisme qui affirme en doutant, mais de ce doute familier peut-être à beaucoup de mes auditeurs ; de ce doute sincère qui leur fait se dire : Mais peut-être, après tout, être imparfait et chétif, je suis l'œuvre d'une Providence qui me gouverne et veille sur moi ! Peut-être ce sang qui, tout à l'heure, a coulé sur l'autel, c'est le sang d'un Dieu qui m'a sauvé ! Peut-être puis-je arriver à la connaissance, à l'amour de ce Dieu ! Peut-être ! ce doute-là, Messieurs, est celui qui est le commencement de la foi, et cette foi commencée, vous ne l'arracherez pas aisément de votre cœur ; Dieu l'y a rivée avec le diamant. C'est la foi à l'état vague, qui passera à l'état de conviction, si vous le voulez ; qui n'y passera pas, si vous ne voulez pas ; qui se prête à tout, à affirmer Dieu ou à le nier, à l'aimer ou à le haïr. Vous l'avez si bien cette foi, que vous la combattez, que vous voudriez vous en défaire. La persécution même est un hommage que vous lui rendez : on ne persécute que ce que l'on estime. La persécution vient d'une foi qui ne s'avoue pas et qui a peur d'elle-même ; la persécution est un acte de foi. Les philosophes de l'antiquité méprisaient le paganisme ; aussi en laissaient-ils les dieux tranquilles ; ces dieux ne donnaient pas la foi, c'est pourquoi les philosophes ne les craignaient pas. Jamais le doute n'était descendu dans leur cœur du front de Jupiter et de Neptune. Mais quand est venu le christianisme, ces princes qui ne croyaient pas à leurs idoles, et qui étaient si aises d'être grands sacrificateurs ; ces opulents qui se plaisaient dans l'orgueil de leurs hécatombes ; ces écrivains qui flattaient Apollon et Mercure, tous ces hommes se sont levés contre la vérité. Ils se sont levés quand la vérité leur a fait peur, quand la foi est entrée en eux avec le doute. Oui, on ne nous hait que parce qu'en nous il y a trop de vérité, une vérité trop visible. Ah ! si nous apportions le mensonge, on nous adorerait, on nous mettrait sur des autels ; on nous dirait : Donnez la foi à la multitude, et faites qu'elle nous serve. Mais comme nous prétendons faire croire aussi bien les grands que les petits, comme nous pénétrons à travers leurs vices et leurs passions pour porter au moins le doute dans leur cœur, ils s'élèvent contre nous, ils voudraient nous imposer silence, ils voudraient que désormais rien dans l'univers ne leur parlât de Dieu, pour voir si la conscience ne leur en parlerait plus.
Tous, Messieurs, nous pouvons donc prier, parce que tous nous croyons ou nous doutons. Insectes d'un jour, perdus sous un brin d'herbe, nous nous épuisons en vains raisonnements, nous nous demandons d'où nous venons, où nous allons ; mais ne pouvons-nous pas dire ces paroles : ô toi, qui que tu sois, qui nous as faits, daigne me tirer de mon doute et de ma misère ? Qui est-ce qui ne peut pas prier ainsi ? Qui est excusable s'il n'essaie pas de fonder sa foi sur la prière ?
Puissé-je, Messieurs, vous avoir inspiré au moins la bonne pensée de vous tourner vers Dieu dans la prière, et de renouer vos rapports avec lui, non seulement par l'esprit, mais par le mouvement du cœur ! C'est l'espérance que j'emporte avec moi ; c'est le vœu que je forme en vous quittant. Je laisse entre les mains de mon évêque cette chaire de Notre-Dame désormais fondée, fondée par lui et par vous, par le pasteur et par le peuple. Un moment ce double suffrage a brillé sur ma tête : souffrez que je l'écarte de moi-même, et que je me retrouve seul quelque temps devant ma faiblesse et devant Dieu.
Révérend Père Henri-Dominique Lacordaire, op.
Cinquième conférence du Carême 1836 – Notre-Dame de Paris