lundi 4 avril 2016

En écrivant... Martin Luther King, Lettre de la prison de Birmingham


Chers confrères,
Incarcéré dans la prison de la ville de Birmingham, je suis tombé sur votre récente déclaration 1 qualifiant  mes activités actuelles de « malavisées et inopportunes ». Rarement ai-je une pause pour répondre à une critique sur mon travail et mes idées : si je cherchais à répondre à toutes les critiques qui atteignent mon bureau, mes secrétaires n’auraient que peu de temps à consacrer à autre chose au cours de leur journée, et je n'aurais plus une minute pour un travail constructif. Puisque je sens que vous êtes des hommes d’une réelle bonne volonté, et que vos critiques sont sincères, je veux essayer de répondre à votre déclaration en des termes, je l'espère, mesurés et raisonnables.
Je pense que je devrais indiquer pourquoi je suis ici à Birmingham, puisque vous avez été influencé par l'opinion qui va à l'encontre des agitateurs venus de l’extérieur. J'ai l'honneur de servir en tant que Président de la Southern Christian Leadership Conference, une association opérant dans tous les états du sud, dont le siège est à Atlanta, en Géorgie. Nous avons quelques quatre-vingt-cinq associations-filiales dans le Sud, et l'une d'entre elles est le Alabama Christian Movement for Human Rights. Souvent, nous partageons le personnel, les ressources éducatives et financières avec nos filiales. Il y a quelques mois la filiale de Birmingham nous a demandé notre accord de participation à une action directe non-violente si celle-ci devenait nécessaire. Nous y consentîmes volontiers, et quand l'heure fut venue, nous tînmes notre promesse. Ainsi, avec plusieurs membres de mon équipe, je suis ici en tant qu’invité, compte tenu des liens organisationnels que nous avons.
Mais plus fondamentalement, je suis à Birmingham parce que l'injustice est là. Tout comme les prophètes du huitième siècle avant Jésus-Christ ont quitté leurs villages et porté leur Ainsi parle le Seigneur bien au-delà des limites de leurs villes d'origine, et tout comme l'apôtre Paul a quitté son village de Tarse et porté l'Évangile de Jésus-Christ aux quatre coins du monde gréco-romain, je suis obligé de porter l'évangile de la liberté au-delà de ma propre ville natale. Comme Paul, je dois constamment répondre à l'appel à l’aide macédonien.
De plus, je suis conscient de l'interdépendance de toutes les communautés et des États. Je ne peux pas rester les bras croisés à Atlanta et ne pas être préoccupé par ce qui se passe à Birmingham. Une injustice à un seul endroit est une menace pour la justice partout. Nous sommes pris dans un réseau de relations mutuelles, notre destin est tissé dans la même tunique inconsutile. Qu’un seul de nous soit affecté, et tous nous le sommes. Jamais plus nous ne pourrons nous permettre de vivre avec cette idée étriquée et provinciale de l'agitateur extérieur. Toute personne qui vit aux États-Unis ne peut jamais être considérée comme un étranger aux États-Unis.
Vous déplorez les manifestations qui ont lieu à Birmingham. Mais votre déclaration, je suis désolé de le dire, n’exprime pas la moindre préoccupation pour les causes ayant provoqué ces manifestations. Je suis pourtant sûr qu'aucun de vous ne peut se contenter d’une analyse sociale traitant uniquement des effets, et ne cherchant pas les causes sous-jacentes ! Il est regrettable que des manifestations aient lieu à Birmingham, certes, mais il est encore plus regrettable que les instances du pouvoir blanc, dans cette ville, n’aient pas laissé d’alternative à la communauté noire.
Dans toute campagne non-violente, il y a quatre étapes : la collecte des faits pour déterminer si les injustices existent ; la négociation ; l’auto-purification ; et l'action directe. Nous sommes passés par toutes ces étapes à Birmingham. Rien ne peut contredire la constatation que l'injustice raciale règne dans cette communauté. Birmingham est probablement la ville des États-Unis la plus en proie à la ségrégation. L’atroce bilan de ses brutalités est largement reconnu. Les Noirs ont connu un traitement grossièrement injuste dans les tribunaux. Il y a eu plus d’attentats impunis frappant les foyers et les églises des Noirs à Birmingham que dans toute autre ville du pays. Ce sont des faits insupportables et incontestables. Dans cette situation, les dirigeants noirs ont cherché à négocier avec les pères de la ville. Mais ceux-ci ont toujours refusé d’entamer des négociations de bonne foi.
En septembre dernier, est venue l'occasion de parler avec les dirigeants de la communauté économique de Birmingham. Au cours des négociations, certaines promesses ont été faites par les commerçants – par exemple pour supprimer des magasins les pancartes raciales humiliantes. Sur la base de ces promesses, le révérend Fred Shuttlesworth et les dirigeants du Alabama Christian Movement for Human Rights ont convenu d'un moratoire sur toutes les manifestations. Au fil des semaines et des mois, nous avons réalisé que nous étions victimes d'une promesse violée. Quelques pancartes ont été brièvement enlevées, retournées ; les autres sont restées.
Comme dans beaucoup d'expériences passées, nos espoirs ont été dynamités, et une ombre de profonde déception s’est abattue sur nous. Nous avons pas eu d’autre choix que de nous préparer à l'action directe, par laquelle nous offrirons nos corps mêmes pour provoquer le réveil de la conscience locale et nationale. Conscients des difficultés à venir, nous avons décidé d'entreprendre avant un processus d'auto-purification. Nous avons commencé une série d'ateliers sur la non-violence, et nous nous sommes demandé à plusieurs reprises : « sommes-nous en mesure de recevoir les coups sans riposter ? » ; « sommes-nous en mesure de supporter l'épreuve de la prison ? ». Nous avons décidé de prévoir notre action directe pour la saison de Pâques, nous rendant compte que, en-dehors de Noël, c'est la principale période d’affluence dans les boutiques de l'année. L’action directe provoquant une baisse des chiffres d’affaire des commerçants, nous avons estimé que ce serait le meilleur moment pour faire pression.
Ensuite, nous avons réalisé que l'élection du maire de Birmingham était en mars : nous avons rapidement décidé de reporter l'action après le scrutin. Lorsque nous avons découvert que le commissaire de la Sécurité publique, Eugene « Bull » Connor, avait amassé suffisamment de voix pour être dans la course, nous avons décidé à nouveau de reporter l'action de sorte que les manifestations ne pouvaient pas être utilisées pour brouiller les cartes. Comme beaucoup d'autres, nous avons attendu de voir la défaite de Mr Connor, et nous avons subi le report de notre action. Nous avons ensuite estimé que notre programme d'action directe ne pouvait être retardé davantage.
Vous pouvez très bien demander : « pourquoi une action directe ? pourquoi ces occupations, ces manifestations, pourquoi pas une négociation ? » Vous avez tout à fait raison d'appeler à la négociation. En effet, tel est le but même de l'action. L'action directe non-violente cherche à créer une telle crise et à favoriser une telle tension qu'une communauté qui a constamment refusé de négocier est forcée de le faire. L’action directe non violente cherche à dramatiser la question afin qu'elle ne puisse plus être ignorée. La création d’une tension dans un cadre de non-violence peut sembler choquante. Mais je dois avouer que je n’ai pas peur du mot tension. Je suis sincèrement opposé à une violente tension, mais il y a un type de tension constructive, non-violente qui est nécessaire à la croissance. Tout comme Socrate a estimé qu'il était nécessaire de créer une tension dans l'esprit, de sorte que les individus puissent se libérer des mythes et des demi-vérités, et s’élever jusqu’au royaume de l'analyse créative et de l'évaluation objective, nous devons percevoir la nécessité de tensions non violentes pour aider les hommes à monter des profondeurs sombres des préjugés et du racisme vers les hauteurs majestueuses de la compréhension et de la fraternité.
Le but de notre programme d'action directe est de créer une situation de crise pour ouvrir la porte à la négociation. Je suis d'accord avec vous donc dans votre appel à la négociation. Depuis trop longtemps notre Sud bien-aimé s’enlise dans sa tragique tentative de vivre dans le monologue plutôt que dans le dialogue.
L'un des points de votre déclaration est que notre action à Birmingham est prématurée : « pourquoi n’avez-vous pas donné plus de temps à la nouvelle administration de la ville pour agir ? » La seule réponse que je peux donner à cette requête est que la nouvelle administration de Birmingham doit être poussée à peu près autant que celle sortante, avant qu’elle ne se mette à agir. Nous nous trompons si nous estimons que l'élection d'Albert Boutwell en tant que maire changera tout à Birmingham. Bien que M. Boutwell est une personne beaucoup plus fréquentable que M. Connor, ils sont tous deux ségrégationnistes, partisans du maintien du statu quo. J'ai l'espoir que M. Boutwell sera assez raisonnable pour voir l’absurdité d’une résistance massive à la déségrégation. Mais il ne s’y résignera pas sans la pression des fervents défenseurs des droits civiques. Mes amis, je dois vous dire que nous n’avons pas fait un seul progrès dans les droits civils sans une pression – légale et non-violente – déterminée. Tristement, c’est un fait historique que les groupes privilégiés abandonnent rarement leurs privilèges spontanément... Les personnes individuelles peuvent être éclairées, et volontairement renoncer à leurs postures injustes ; mais, comme Reinhold Niebuhr nous l’a rappelé, les groupes ont tendance à être plus immoraux que des individus.
Nous savons – par expérience douloureuse – que la liberté n’est jamais donnée volontairement par l'oppresseur ; elle doit être exigée par l'opprimé. Franchement, je ne me suis jamais engagé dans un mouvement d’action directe au moment jugé convenable par ceux qui n’ont pas indûment subi les maux de la ségrégation. Depuis des années, je l'ai entendu ce mot Attendez ! Il sonne à l'oreille de chaque nègre avec une vrillante familiarité. Ce Attendez ! a presque toujours signifié jamais. Nous devons constater, par la voix d’un de nos éminents juristes, qu’ « une justice trop longtemps différée est une justice refusée ».
Nous avons attendu pendant plus de 340 ans nos droits constitutionnels donnés par Dieu. Les nations d’Asie et d'Afrique se déplacent à la vitesse d’un avion à réaction vers l'indépendance politique, quand nous avançons à la vitesse d’une voiture à cheval… vers le droit de prendre un café au comptoir. Il est trop facile, pour ceux qui n’ont jamais ressenti l’humiliation cuisante de la ségrégation, de dire : Attendez ! Mais quand vous aurez vu des populaces vicieuses lyncher vos pères et mères, noyer vos frères et sœurs ; quand vous aurez vu des policiers plein de haine maudire, frapper, brutaliser et même tuer vos frères et sœurs noirs en toute impunité ; quand vous verrez la grande majorité de vos vingt millions de frères noirs étouffer dans la prison fétide de la pauvreté, au sein d’une société opulente ; quand vous sentirez votre gorge se nouer et votre voix vous manquer pour tenter d’expliquer à votre petite fille de six ans pourquoi elle ne peut aller au parc d’attractions présenté à la télévision ; quand vous verrez les larmes affluer dans ses petits yeux parce que ce square est interdit aux enfants de couleur ; quand vous verrez les nuages déprimants d’un sentiment d’infériorité se former dans son petit ciel mental ; quand vous la verrez commencer à ternir sa petite personnalité en sécrétant inconsciemment une amertume à l’égard des Blancs ; quand vous devrez inventer une explication pour votre petit garçon de cinq ans qui vous demande dans son langage pathétique et torturant : « Papa, pourquoi les Blancs sont si méchants avec les gens de couleur ? » ; quand, au cours de vos voyages, vous devrez dormir nuit après nuit sur le siège inconfortable de votre voiture parce que aucun motel ne vous acceptera ; quand vous serez humilié jour après jour par des pancartes narquoises : Blancs, Noirs ; quand votre prénom sera négro et votre nom mon vieux quel que soit votre âge, ou encore ce John si commode ; quand votre mère et votre femme ne seront jamais appelées respectueusement Madame ; quand vous serez harcelé le jour et hanté la nuit par le fait que vous êtes un nègre, marchant toujours sur la pointe des pieds sans savoir ce qui va vous arriver l’instant d’après, accablé de peur à l’intérieur et de ressentiment à l’extérieur ; quand vous combattrez sans cesse le sentiment dévastateur de n’être personne ; alors vous comprendrez pourquoi nous trouvons si difficile d’attendre. Il vient un temps où la coupe est pleine et où les hommes ne supportent plus de se trouver plongés dans les abîmes du désespoir. J’espère, Messieurs, que vous pourrez comprendre notre légitime et inévitable impatience.
Vous exprimez une grande inquiétude à l’idée que nous sommes disposés à enfreindre la loi. Voilà certainement un souci légitime. Nous avons si diligemment réclamé l’obéissance à l’arrêt de la Cour suprême interdisant, en 1954, la ségrégation dans les écoles publiques, qu’il peut sembler paradoxal, au premier abord, de nous voir enfreindre la loi en toute conscience. On pourrait fort bien nous demander : « Comment pouvez-vous recommander de violer certaines lois et d’en respecter certaines autres ? » La réponse repose sur le fait qu’il existe deux catégories de lois : celles qui sont justes et celles qui sont injustes. Je suis le premier à prôner l’obéissance aux lois justes. L’obéissance aux lois justes n’est pas seulement un devoir juridique, c’est aussi un devoir moral. Inversement, chacun est moralement tenu de désobéir aux lois injustes. J’abonde dans le sens de Saint Augustin pour qui « une loi injuste n’est pas une loi ».
Quelle est la différence entre l’une et l’autre ? Comment déterminer si une loi est juste ou injuste ? Une loi juste est une prescription établie par l’homme en conformité avec la loi morale ou la loi de Dieu. Une loi injuste est une prescription qui ne se trouve pas en harmonie avec la loi morale. Pour le dire dans les termes qu’emploie saint Thomas d’Aquin, une loi injuste est une loi humaine qui ne plonge pas ses racines dans la loi naturelle et éternelle. Toute loi qui élève la personne humaine est juste. Toute loi qui la dégrade est injuste. Toute loi qui impose la ségrégation est injuste car la ségrégation déforme l’âme et endommage la personnalité. Elle donne à celui qui l’impose un faux sentiment de supériorité et à celui qui la subit un faux sentiment d’infériorité. Ségrégation, pour utiliser la terminologie du philosophe juif Martin Buber, substitue à une relation « je – tu » une relation « je – ça », et finit par reléguer les personnes au rang d’objet. D'où le fait que la ségrégation est non seulement politiquement, économiquement et sociologiquement malsaine, elle est moralement répréhensible et terrifiante. Paul Tillich a dit que le péché est la séparation. La ségrégation n’est-elle pas l’expression existentielle de la séparation tragique de l'homme, de sa terrible aliénation, de son terrible péché ? Ainsi, je peux inciter les hommes à obéir à la décision de 1954 de la Cour suprême, car elle est moralement juste ; et je peux les inciter à désobéir à des ordonnances de ségrégation, car elles sont moralement mauvaises.
Prenons un exemple plus concret de loi juste et de loi injuste. Une loi injuste est une obligation qu’une majorité impose à une minorité, mais à laquelle elle-même échappe. C’est la légalisation de la différence de traitement. En revanche, une loi juste est une obligation qu’une majorité impose à une minorité, mais à laquelle elle est elle-même prête à se soumettre. C’est la législation de l’équité de traitement.
Laissez-moi vous donner une autre explication. Une loi injuste est imposée à une minorité qui n’a joué aucun rôle dans son élaboration et son adoption, parce qu’elle n’avait pas le libre droit de vote. Qui peut affirmer que la législature de l’Alabama qui a voté les lois sur la ségrégation a été élue suivant les principes démocratiques ? Dans l’État d’Alabama, on a recours à toutes sortes de moyens détournés pour empêcher les noirs de s’inscrire sur les listes électorales et il y a des comtés où pas un seul noir n’est inscrit, malgré le fait que les noirs constituent la majorité de la population. Peut-on considérer une loi établie dans un État qui connaît de telles pratiques comme conforme aux principes démocratiques ?
Il y a des cas où une loi est juste en apparence et injuste dans son application. Par exemple, j’ai été arrêté vendredi pour avoir participé à un défilé non autorisé. Une ordonnance qui prévoit une autorisation pour un défilé n’est pas mauvaise en soi, mais quand elle est utilisée pour maintenir la ségrégation et refuser aux citoyens le privilège accordé par le Premier Amendement de se rassembler dans la paix et de protester dans la paix, alors elle devient injuste.
J’espère que vous saisissez la distinction. En aucune façon je ne préconise de se soustraire à la loi ni de braver celle-ci comme le font les suppôts enragés de la ségrégation. Cela mènerait à l’anarchie. Celui qui enfreint une loi injuste doit le faire ouvertement, avec amour. Je prétends qu’un individu qui enfreint une loi parce que sa conscience lui dit qu’elle est injuste et qui accepte de bon gré la pénalité en restant en prison pour éveiller la conscience de la communauté sur cette injustice, exprime de fait le plus profond respect pour la loi.
Certes, cette forme de désobéissance sur le plan civil n'est pas nouvelle. Rappelez-vous la célèbre et sublime attitude de Shadrach, Meshach et Abednego, qui refusèrent d'obéir aux lois de Nabuchodonosor pour la seule raison qu'une loi morale supérieure était en jeu. Elle a été pratiquée superbement par les premiers chrétiens, qui étaient prêts à faire face aux lions affamés et à la douleur atroce d’être découpés en morceaux, plutôt que de se soumettre à certaines lois injustes de l'Empire romain. Dans une certaine mesure, la liberté académique est une réalité aujourd'hui parce que Socrate pratiquait la désobéissance civile. Dans notre propre nation, la Boston Tea Party a représenté un acte massif de désobéissance civile.
Nous ne pourrons jamais oublier que tous les agissements de Hitler en Allemagne étaient légaux et que tous les actes des combattants de la liberté en Hongrie étaient illégaux. Il était illégal d’aider et de réconforter un Juif dans l’Allemagne de Hitler. Mais je suis sûr que si j’avais vécu en Allemagne à cette époque-là, j’aurais aidé et réconforté mes frères juifs même si c’était illégal. Si, aujourd'hui, je vivais dans un pays communiste où certains principes chers à la foi chrétienne sont supprimés, je refuserais ouvertement de me soumettre aux lois antireligieuses de ce pays.
Je dois vous faire deux aveux sincères, mes frères chrétiens et juifs. Tout d’abord je dois vous avouer que, ces dernières années, j’ai été gravement déçu par les Blancs modérés. J’en suis presque arrivé à la conclusion regrettable que le grand obstacle opposé aux Noirs en lutte pour leur liberté, ce n’est pas le membre du White Citizen Counciler, ni celui du Ku Klux Klan, mais le Blanc modéré qui est plus attaché à l’ordre qu’à la justice ; qui préfère une paix négative issue d’une absence de tensions à une paix positive issue d’une victoire de la justice ; qui répète constamment : « Je suis d’accord avec vous sur les objectifs, mais je ne peux approuver vos méthodes d’action directe » ; qui croit pouvoir fixer, en bon paternaliste, un calendrier pour la libération d’un autre homme ; qui cultive le mythe du temps-qui-travaille-pour-vous et conseille constamment au Noir d’attendre un moment plus opportun. La compréhension superficielle des gens de bonne volonté est plus frustrante que l’incompréhension totale des gens mal intentionnés. Une acceptation tiède est plus irritante qu’un refus pur et simple.
J’avais espéré que les Blancs modérés le comprendraient : la loi et l’ordre ont pour objet l’établissement de la justice ; quand ils viennent à y manquer, ils se transforment en dangereux barrages dressés contre le progrès social. J’avais espéré que les Blancs modérés le comprendraient : l’état de tension actuel dans le Sud n’est qu’une transition nécessaire ; il nous faut sortir d’une phase détestable de paix négative, où le Noir accepte passivement son sort injuste, et entrer dans une phase de paix positive et pleine de sens, où tous les hommes respecteront la dignité et la valeur de la personne humaine. En fait, nous qui nous livrons à l'action directe non-violente, ne sommes pas les créateurs de tension. Nous apportons simplement à la surface la tension cachée qui est déjà en vie. Nous la faisons sortir à l'air libre, où elle peut être vue et traitée. Comme un abcès qui ne peut jamais être guéri tant qu'il est recouvert, mais doit être ouvert avec toute sa laideur repoussante, et bénéficier ainsi de l'air et de la lumière ; l'injustice doit être exposée – avec toute la tension que son exposition crée – à la lumière de l'homme de conscience et à l'air de l'opinion nationale afin qu'elle puisse être combattue.
Dans votre déclaration vous affirmez que nos actions, même si elles sont paisibles, doivent être condamnées parce qu'elles provoquent la violence. Mais est-ce là une affirmation logique ? n’est-ce pas condamner un homme volé parce que son argent a précipité la mauvaise action qu’est le vol ? n’est-ce pas condamner Socrate parce que son attachement indéfectible à la vérité et ses recherches philosophiques ont précipité sa condamnation à boire la ciguë ? n’est-ce pas condamner Jésus parce que sa conscience d’être le Dieu unique et sa soumission totale à la volonté de Dieu précipitent l'acte mauvais de la crucifixion ? Les tribunaux fédéraux l'ont constamment affirmé : on n'a pas le droit de contraindre un individu à renoncer à obtenir ses droits fondamentaux, sous prétexte que ses démarches pourraient entraîner la violence. Le rôle de la société est de protéger celui qui est volé et de punir le voleur.
J'avais aussi espéré que le Blanc modéré rejetterait le mythe concernant le temps par rapport à la lutte pour la liberté. Je viens de recevoir une lettre d'un frère blanc au Texas. Il écrit : « Tous les chrétiens savent que les gens de couleur recevront des droits égaux à terme, mais il est possible que votre ferveur vous rende trop pressé. Il a fallu au christianisme presque deux mille ans pour accomplir sa tâche. Les enseignements du Christ mettent du temps à porter du fruit ». Une telle attitude découle d'un malentendu tragique du temps, de la notion étrangement irrationnelle qu'il y a quelque chose dans l'écoulement même du temps qui ne manquera pas guérir tous les maux. En effet, le temps est lui-même neutre ; il peut être utilisé soit de manière constructive soit de manière destructive. De plus en plus, je pense que les gens mauvais utilisent le temps beaucoup plus efficacement que les gens de bien. Nous aurons à nous repentir dans cette génération, non seulement pour les mots et les actions des personnes haineuses, mais pour le silence effroyable des personnes de bonne volonté. Le progrès humain ne coule pas de source ; il vient grâce aux efforts inlassables des hommes prêts à être collaborateurs de l’œuvre de Dieu, et sans ce travail acharné, le temps lui-même devient un allié des forces de stagnation sociale. Nous devons utiliser le temps de façon créative, en sachant que le moment est toujours venu de faire le bien. Maintenant, il est temps de réaliser les promesses de la démocratie, et de transformer notre élégie nationale en un psaume créateur de fraternité. Maintenant, il est temps d’arracher notre politique nationale des sables mouvants de l'injustice raciale et à la mener jusqu'au solide rocher de la dignité humaine.
Vous avez dit que notre activité à Birmingham était de l’extrémisme. J’ai tout d’abord été un peu déçu que des ministres du culte, des confrères, considèrent mes efforts non violents comme ceux d’un extrémiste. Je me suis mis à réfléchir au fait que je me trouve au milieu, entre deux forces antagonistes de la communauté noire. L’une est une force de complaisance, composée de Noirs, qui, à la suite de longues années d’oppression, ont si totalement perdu leur dignité et le sentiment d’être quelqu’un qu’ils se sont résignés à la ségrégation ; on trouve aussi dans ce même groupe quelques Noirs de la classe moyenne qui, parce qu’ils jouissent d’une certaine sécurité donnée par leurs diplômes universitaires et d’une situation économique bien assise, parce qu’ils profitent parfois de la ségrégation, sont inconsciemment devenus insensibles aux problèmes des masses. L’autre force est faite d’amertume et de haine et s’approche dangereusement du recours à la violence. Elle s’exprime dans les divers groupes nationalistes noirs qui surgissent dans le pays, le plus important et le plus connu étant le mouvement musulman d’Elijah Muhammad. Ce mouvement se nourrit de la déception qu’inspire à nos contemporains la persistance de l’iniquité raciale. Il se compose de gens qui ont perdu la foi en l’Amérique, qui ont totalement répudié le christianisme et sont arrivés à la conclusion que l’homme blanc est un démon incurable.
J’ai essayé de me placer entre ces deux forces, en disant que nous n’avions besoin de suivre ni la passivité des gens soumis, ni la haine et le désespoir des nationalistes noirs. Il existe une voie plus haute d’amour et de protestation non violente. Je remercie Dieu que, grâce à l’Église noire, la dimension de la non-violence soit entrée dans notre lutte.
Si cette philosophie ne s’était pas manifestée, je suis convaincu qu’aujourd’hui de nombreuses rues dans le Sud ruisselleraient de sang. Et je suis convaincu en outre que si nos frères blancs condamnent comme agitateurs et provocateurs étrangers ceux d’entre nous qui œuvrent en utilisant l’action directe non violente, s’ils refusent de soutenir nos efforts dans ce sens, des millions de noirs, poussés par la frustration et le désespoir, iront chercher la consolation et la sécurité dans les idéologies des nationalistes noirs, évolution qui conduira inévitablement à un affreux cauchemar racial…
Les opprimés ne peuvent pas rester opprimés pour toujours. L'aspiration à la liberté finit par se manifester, et c’est ce qui arrive au Noir américain. Quelque chose en lui, lui a rappelé son droit naturel à la liberté ; quelque chose en lui, lui a rappelé que ce droit peut être acquis. Consciemment ou inconsciemment, il a été rattrapé par le Zeitgeist, et avec ses frères noirs d'Afrique et ses frères bruns et jaunes d'Asie, d'Amérique du Sud et des Caraïbes, le Noir américain se meut avec un sentiment de grande urgence vers la terre promise de la justice raciale. Si l'on reconnaît ce besoin vital qui a saisi la communauté noire, on devrait facilement comprendre pourquoi les manifestations publiques ont lieu. Le Noir a beaucoup de ressentiments refoulés et de frustrations latentes, et il doit les libérer. Alors laissez-le marcher ; laissez-le se rassembler en prière à l'hôtel de ville ; laissez-le aller dans les manifestations pour la liberté – et essayez de comprendre pourquoi il doit le faire. Si ses émotions refoulées ne sont pas libérées de manière non violente, elles chercheront à s’exprimer par la violence ; ce n'est pas une menace, mais un fait de l'histoire. Donc, je n'ai pas dit à mon peuple : « Débarrassez-vous de votre mécontentement ». Au contraire, j'ai essayé de dire que ce mécontentement est normal et sain, et qu’il peut être canalisé grâce à la non-violence. Et maintenant, cette approche est appelée extrémiste !
Mais, en continuant à réfléchir sur ce problème, j’ai trouvé peu à peu une certaine satisfaction au fait d’être considéré comme extrémiste. Jésus n’était-il pas un extrémiste de l’amour ? « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent ». Amos n’était-il pas un extrémiste de la justice ? « Mais que la droiture soit comme un courant d’eau et la justice comme un torrent qui jamais ne tarit ». Paul n’était-il pas un extrémiste de l’Évangile de Jésus-Christ ? « Je porte sur mon corps les marques de Jésus ». Luther n’était-il pas un extrémiste ? « Ici je reste, je ne peux faire autre chose, que Dieu me vienne en aide ». Et John Bunyan : « Je resterai en prison jusqu’à la fin de ma vie pour ne pas trahir ma conscience ». Et Abraham Lincoln : « Ce pays ne peut continuer à vivre à moitié esclave et à moitié libre ». Et Thomas Jefferson : « Nous tenons pour des vérités évidentes que tous les hommes sont créés égaux ». La question n’est donc pas de savoir si nous serons ou non des extrémistes, mais quelle espèce d’extrémistes nous serons. Serons-nous les extrémistes de la haine ou les extrémistes de l’amour ? Serons-nous les extrémistes acharnés à maintenir l’injustice ou les extrémistes qui se consacrent à la lutte pour la cause de la justice ? Dans le drame du Calvaire, trois hommes ont été crucifiés. Nous ne devons jamais oublier que tous les trois ont été crucifiés pour le même crime d’extrémisme. Deux étaient des extrémistes du mal et, en conséquence, ils sont tombés plus bas que leur entourage. L’autre, Jésus-Christ, était un extrémiste de l’amour, de la vérité et de la bonté, et par là même s’est élevé plus haut. Alors, après tout, peut-être que le Sud, peut-être que le pays et que le monde ont terriblement besoin d’extrémistes créateurs.
J'espérais que les Blancs modérés prendraient conscience de ce besoin. C'était être trop optimiste, sans doute, et trop exigeant. J'aurais dû savoir que, parmi les oppresseurs, très rares sont les hommes capables de comprendre la profonde misère et les aspirations passionnées de la race opprimée ; plus rares encore ceux qui ont assez de perspicacité pour saisir qu'une action solide, persévérante et déterminée déracinera l'injustice. Ils sont trop peu nombreux, certes, mais ils sont grands par leur qualité. Beaucoup d'entre eux, comme Ralph McGill, Lilian Smith, Harry Golden, James McBride Dabbs, Ann Braden et Sarah Patton Boyle, ont décrit notre combat en des termes éloquents et prophétiques. D'autres n'ont pas craint de marcher avec nous dans les rues anonymes du Sud. Ils n'ont pas craint de partager nos immondes prisons infestées de vermine, de subir avec nous les outrages et la brutalité des policiers qui les traitaient de sales adorateurs de nègres. Ceux-là se sont désolidarisés de leurs frères et sœurs Blancs : ils ont compris que le temps pressait et qu'il était urgent de combattre par un traitement énergique la gangrène ségrégationniste.
Permettez-moi de noter ici l'autre cause majeure de ma déception. Je veux parler de l'Église blanche et de ses responsables. Il y a, bien sûr, quelques exceptions notables, et je ne considère pas comme négligeable le fait que chacun de vous a pris fermement position sur ce problème. Je salue en particulier le révérend Stallings pour la position chrétienne qu'il a prise, dimanche dernier, en accueillant les Noirs à son service religieux. Je salue également les chefs catholiques de cet État qui ont réalisé, il y a quelques années, l'intégration au collège de Spring Hill.
En dépit de ces notables exceptions, je dois répéter, pour être franc, que l'Église m'a déçu. En disant cela, je ne veux pas lui porter de ces accusations stériles qu'elle reçoit sans cesse de ses adversaires. Je le dis en tant que ministre de l'Évangile et membre de cette Église qui m'a nourri en son sein, qui m'a soutenu de sa bénédiction spirituelle et à laquelle je resterai fidèle jusqu'à mon dernier souffle.
Quand on me désigna soudain pour mener la campagne des bus de Montgomery, il y a quelques années, je croyais que l'Église blanche nous soutiendrait. Je croyais que les pasteurs, les prêtres, les rabbins blancs du Sud seraient nos plus puissants alliés. Il n'en fut rien et certains allèrent même jusqu'à se ranger parmi nos adversaires, refusant de comprendre le véritable sens du mouvement pour la liberté et dénigrant ses leaders. Quant aux autres – tellement nombreux –, ils furent plus prudents que courageux et se retirèrent dans le silence et la sécurité de leurs sanctuaires, à l'abri dans la clarté lénifiante de leurs vitraux.
Malgré ces désillusions j'avais encore, en arrivant à Birmingham, l'espoir que les autorités religieuses comprendraient que notre cause était légitime et qu'elles sentiraient impérieusement le devoir moral de transmettre nos justes revendications aux autorités politiques. J'avais l'espoir d'être compris par chacun de vous, mais, cette fois encore, j'ai été déçu.
Il m'est bien souvent arrivé d'entendre, dans le Sud, des ministres du culte exhorter leurs fidèles à appliquer la loi d'intégration en raison de son caractère légal, au lieu des paroles que j'attendais désespérément de leur bouche : « Appliquez cette loi parce qu'elle est moralement juste et parce que le Noir est votre frère ». En face des criants outrages subis par les Noirs, j'ai vu les ministres blancs déclamer des anachronismes dans un pieux patois de Canaan. Au cœur du combat gigantesque que nous menons pour débarrasser le pays de l'injustice raciale et économique, je les ai entendus s'écrier : « Ce sont des problèmes sociaux et l'Évangile n'a rien à y voir ». Alors j'ai vu les Églises sombrer dans une religion désincarnée qui fait une étrange distinction, aussi peu biblique que possible, entre le corps et l'âme, le sacré et le profane.
J'ai sillonné l'Alabama, le Mississippi et tous les autres États du Sud. Sous le ciel brûlant de l'été ou dans l'air vif des matins d'automne, il m'a été donné de voir les très belles églises du Sud et de contempler les façades impressionnantes d'innombrables édifices religieux. À ce spectacle, je ne cessais de m'interroger : « Qui sont les fidèles de ces lieux sacrés ? Qui est leur Dieu ? Pourquoi n'ont-ils rien dit quand le gouverneur Barnett laissait échapper un torrent d'imprécations contre les lois en vigueur ? Où étaient-ils quand le gouverneur Wallace emboucha la trompette du mépris et de la haine ? Quel soutien ont-ils apporté aux hommes et aux femmes noirs qui, malgré leur lassitude et leurs blessures, ont décidé de quitter les ténèbres de la passivité pour entrer dans la brillante lumière d'un combat ouvert et constructif ?
Oui, ces questions je me les pose encore aujourd'hui. Profondément déçu, j'ai pleuré alors sur la mollesse de l'Église. Mais sachez que mes larmes étaient des larmes d'amour. Car une aussi profonde déception ne peut être que celle d'un grand amour. Oui, j'aime l'Église ; et comment faire autrement ? Je suis fils, petit-fils et arrière-petit-fils de pasteurs. Oui, pour moi, l'Église représente le corps du Christ. Mais comme il est meurtri, ce corps ! Comme il est souillé par notre négligence sociale et par notre peur du non-conformisme !
Il fut un temps où le pouvoir de l'Église était réel, le temps où les premiers chrétiens se réjouissaient d'être jugés dignes de souffrir au nom de Celui en qui ils croyaient. En ce temps-là, l'Église n'était pas un simple thermomètre servant à enregistrer les idées et les principes de l'opinion populaire ; c'était un thermostat capable de transformer les mœurs de la société. La seule présence dans une ville de ces premiers chrétiens suffisait à troubler ceux qui étaient au pouvoir : sans attendre, ceux-ci tentaient de les faire condamner en tant que fauteurs de troubles ou d'agitateurs extérieurs. Mais les chrétiens ne se laissaient pas arrêter, car ils avaient la conviction d'être des envoyés du ciel, appelés à obéir aux ordres de Dieu et non à ceux de l'homme. Ils n'étaient pas nombreux, mais leur engagement était total. Rien ne pouvait leur faire peur : ils étaient pleinement passionnés de Dieu. Et grâce à leurs efforts, grâce à leur exemple, certaines anciennes coutumes barbares, comme l'infanticide ou les combats de gladiateurs, prirent fin.
Aujourd'hui c'est bien différent. La voix de l’Église contemporaine est souvent si faible , si impuissante, si peu audible ou accessible ! Elle se fait si souvent l'ardente protectrice du statu quo ! Bien loin d'être troublées par la présence de l'Église, les autorités se sentent soutenues par l'approbation muette ou même orale donnée à l'état actuel des choses.
Mais à présent plus que jamais, le jugement de Dieu est sur l'Église. Si l'Église d'aujourd'hui ne retrouve pas l'esprit de sacrifice de l'Église primitive, elle perdra son authenticité et du même coup la foi de millions de fidèles, pour n'êtes plus qu'un club social anachronique sans aucun rapport avec le XXe siècle. Je rencontre chaque jour des jeunes gens dont la déception première à l'égard de l'Église s'est transformée en un dégoût complet.
Ai-je été trop optimiste, une fois de plus ? La religion, en tant que fait organisé, a-t-elle trop de liens inextricables avec l'état de choses actuel pour être capable de sauver notre pays et le monde ? Devrais-je faire confiance à l'Église spirituelle, qui est au cœur du croyant comme l'Église dans l'Église, comme la véritable ecclesia, espoir du monde ? Mais, je le répète, je remercie Dieu de ce que quelques âmes nobles ont quitté les rangs de la religion instituée, ont brisé les chaînes paralysante du conformisme, pour devenir nos alliés dans notre combat pour la liberté. Ils ont quitté l'abri de leurs paroisses pour parcourir avec nous les rues d'Albany. Ils sont venus grossir nos défilés à travers le Sud. Même, ils sont venus en prison avec nous. Certains ont été démis de leur fonction pastorale, ils ont perdu l'appui de leur évêque ou de leurs collègues. Mais ils ont agi dans la foi, sachant que le bien vaincu vaut mieux que le mal triomphant. Leur témoignage a été le sel spirituel qui, dans ces temps de troubles, a préservé le véritable sens de l'Évangile. Nous étions écrasés par une montagne de déception ; ils ont creusé dans cette montagne le tunnel de l'espoir.
Je souhaite que l'Église tout entière relève le défi de cette heure décisive. Mais, même si l'Église ne vient pas en aide à la justice, je ne crains pas pour l'avenir. Je n'ai pas peur du résultat de notre combat ici à Birmingham, même si pour l'instant on ne comprend pas nos motifs. Nous atteindrons le but de la liberté à Birmingham et dans le pays tout entier parce que le but de l'Amérique elle-même est la liberté. Quels que soient le mépris et les abus dont on nous couvre, notre destin est lié à celui de l'Amérique. Nous étions là avant que le bateau des pèlerins mît l'ancre à Plymouth. Nous étions là avant que Jefferson eût gravé dans les pages de l'histoire la solennelle Déclaration d'indépendance. Pendant plus de deux siècles, nos ancêtres ont travaillé sans salaire sur cette terre. Ils ont fait la fortune du coton, ils ont construit les maisons de leurs maîtres sans autre récompense qu'une énorme injustice et des humiliations sans fin. Et malgré tout, grâce à leur vitalité inépuisable, ils ont continué à croître et à se développer. Si les indicibles cruautés de l'esclavage n'ont pas réussi à les arrêter, les obstacles qu'on nous oppose aujourd’hui seront sans effet contre nous. Nous gagnerons notre liberté parce que nos requêtes contiennent l'héritage sacré de notre pays et l'éternelle volonté de Dieu.
Avant de terminer, je dois mentionner un autre point de votre déclaration qui m'a profondément troublé. Vous félicitez chaudement la police de Birmingham d'avoir su « maintenir l'ordre » et « éviter la violence ». Je doute que vous eussiez si chaudement félicité la police de Birmingham si vous aviez vu ses chiens enfoncer leurs crocs dans les jambes de Noirs désarmés et sans défense. Vous ne seriez sans doute pas si prompts à féliciter cette même police s'il vous était donné de voir les traitements hideux et inhumains qu'elle inflige aux Noirs ici même dans la prison ; si vous les aviez vu bousculer et injurier de vieilles femmes ou des jeunes filles noires et frapper et cogner des hommes ou de jeunes garçons. Vous ne les auriez peut-être pas tant applaudis si vous les aviez vus, ils l'ont fait par deux fois, refuser de nourrir leurs prisonniers parce que ceux-ci voulaient dire les grâces avant le repas, tous ensemble. Non, je ne peux me joindre à vous pour faire l'éloge de la police de Birmingham.
Il est exact que la police a fait preuve d'une certaine discipline au cours des arrestations de manifestants. Et on peut dire qu'ils ont – en public – fait preuve de non-violence. Mais leur but était de préserver la ségrégation. Or, ces dernières années, j'ai constamment insisté, dans mes conférences ou mes prédications, sur le fait que les moyens que nous utilisons doivent être aussi purs que les buts que nous voulons atteindre. J'ai tenté de démontrer qu'il ne fallait pas utiliser des moyens immoraux pour atteindre des buts moraux. Mais aujourd'hui, j'affirme qu'il est encore plus faux d'utiliser des moyens moraux pour atteindre un but immoral. M. Connor et ses hommes, comme le chef Pritchett à Albany, ont peut-être été relativement pacifiques en public, mais ils ont utilisé les moyens de la non-violence à seule fin de maintenir l'immorale injustice raciale. Comme l'a dit T. S. Eliot : « Suprême tentation et suprême trahison : accomplir un acte juste pour une mauvaise raison ».
J'aurais préféré vous voir faire l'éloge des occupants passifs et des manifestants de Birmingham pour leur sublime courage, leur résolution de tout supporter et leur extraordinaire discipline en face d'une terrible provocation. Un jour, le Sud reconnaîtra ses véritables héros. Il y aura les James Meredith, avec la noble détermination qui lui permit de faire face aux quolibets de la populace hargneuse et aussi avec l'atroce solitude qui est le lot de tous les pionniers. Il y aura les femmes noires, âgées, opprimées, meurtries, dont l'attitude peut se résumer par celle d'une vieille de soixante-douze ans, à Montgomery. Elle avait décidé de suivre la grève des bus avec sa famille et, à quelqu'un qui s'inquiétait de sa fatigue, elle répondit : « Mes pieds sont fatigués, mais mon âme est au repos ». Il y aura les jeunes écoliers, les étudiants, les jeunes ministres de l'Évangile et la multitude de leurs aînés, qui tous acceptèrent d'occuper les comptoirs des snacks, sans violence, et d'aller en prison par acquit de conscience. Un jour, le Sud comprendra que lorsque ces enfants de Dieu déshérités étaient assis aux comptoirs, ils se dressaient, en fait, pour défendre ce qu'il y a de meilleur dans le rêve de l'Amérique et les valeurs les plus sacrées de notre héritage judéo-chrétien. Ils ramenaient notre pays aux grandes sources de la démocratie où puisèrent nos pères quand ils formulèrent la Constitution et la Déclaration d'indépendance.
C'est la première fois que j'écris une si longue lettre. Et je crains que sa longueur ne vous fasse gaspiller un temps précieux. Je peux vous assurer qu'elle eût été beaucoup plus courte si je l'avais écrite confortablement installé devant un bureau. Mais que peut-on faire d'autre quand on est à l'étroit dans une cellule, sinon d'écrire de longues lettres, de s'abîmer dans de longues réflexions et de longues prières ?
Si dans cette lettre j'ai dit quoi que ce soit qui outrepasse la vérité et indique de ma part une impatience déraisonnable, je vous en demande pardon. Si j'ai dit quoi que ce soit qui affaiblisse la vérité et indique de ma part une patience disposée à se contenter d'autre chose que de fraternité, j'en demande pardon à Dieu.
J'espère que cette lettre vous trouvera fortifiés dans la foi. J'espère aussi que les circonstances me permettront bientôt de vous rencontrer, non pas en tant qu'intégrationniste ou leader du mouvement en faveur des droits civiques, mais en tant que ministre de l'Évangile et frère en Jésus-Christ. Souhaitons tous que les nuages de l'injustice raciale et le brouillard épais de l'incompréhension s'éloignent bientôt de nos communautés angoissées, et qu'un jour pas trop lointain voie se lever dans toute leur scintillante beauté les étoiles de l'amour et de la fraternité au firmament de notre grand pays.
Avec vous pour la cause de la paix et de la fraternité,
Martin Luther King Jr (16 avril 1963)


1. Ceci est la réponse à une déclaration publiée par huit confrères d'Alabama: l'évêque C. C. Carpenter, l'évêque Joseph A. Durick, le rabbin Hilton L. Grafman, l'évêque Paul Hardin, l'évêque Holan B. Harmon, le révérend George M. Murray, le révérend Edward V. Ramage et le révérend Earl Stallings. Elle fut écrite dans des circonstances assez particulières : commencée dans la marge du journal qui avait publié la déclaration alors que j'étais en prison, la lettre fut continuée sur des morceaux de papier à lettre fournis par un fidèle ami noir, et achevée enfin sur un bloc que mes avocats eurent l'autorisation de me laisser. Bien que le texte reste en substance inchangé, je me suis permis, en tant qu'auteur, d'en revoir légèrement la forme avant sa publication.