samedi 7 novembre 2015

En répondant... René Girard, Les moyens du bord

Et ce n'est pas tout. Il y a autre chose encore qui m'intéresse dans le livre de Régis Debray 1 et c'est la mise en demeure comminatoire qu'il m'adresse, très directement. C'est tout à fait dans la manière de notre auteur. Régis Debray me somme de m'expliquer sur mes méthodes et sur mes ambitions :
Qui veut tenter d'éclairer le fait religieux avec les moyens du bord doit renoncer au cumul des valeurs de l'explication et de la Révélation. Il laisse de bonne grâce aux anthropologies ésotériques ce surcroît d'autorité déconseillé par la morale laïque, même si cette dernière laisse chacun libre, son travail d'approximation achevé, d'aller rejoindre qui les Béatitudes, qui les Cahiers rationalistes, qui son cinéma de quartier. Appliquer, tel le bibliste, chrétien ou non, le regard de la science au donné scripturaire ne consiste pas à donner valeur de science à ce même donné »2.
Après toutes les objections sans fondements que me fait Régis Debray, le voilà enfin qui se met à parler clair et net et je lui suis reconnaissant de formuler les choses aussi catégoriquement qu'il le fait. Il dit très bien ce que je fais en vérité depuis plus de vingt-cinq ans, depuis mon premier livre qui articule l'analyse des religions archaïques sur le christianisme : Des choses cachées depuis la fondation du monde.
Ce que je poursuis effectivement à partir de ce livre, c'est la réconciliation de valeurs qui passent pour inconciliables aux yeux de tous nos contemporains, les valeurs d'explication scientifique et les valeurs de révélation religieuse. J'entends montrer que ce sont les Évangiles eux‑mêmes, si nous les lisons comme ils demandent à être lus, qui cumulent les valeurs de révélation et d'explication scientifique.
Le défi que Régis Debray me lance, je le relève sans crainte aucune et je suis heureux qu'il soit enfin formulé nettement. On me reproche depuis longtemps de jouer double jeu en me réclamant à la fois de la science et du religieux. On proteste à demi tout en me félicitant à demi.
La mollesse de notre époque est telle que rien n'est jamais nettement formulé. Je préfère mille fois l'algarade de Régis Debray à la politesse indifférente de ceux que les énormités les plus extravagantes, ou ce qui devrait passer pour tel, laissent imperturbables, non pas parce qu'ils ont vraiment maîtrisé la situation, mais parce que toute authentique curiosité intellectuelle leur fait défaut. Ils ne s'intéressent pas réellement à la pensée.
Régis Debray formule avec une vigueur extrême l'objection toujours opposée à la théorie mimétique. Comment la prendre au sérieux puisque les conclusions auxquelles elle aboutit sont favorables au christianisme ? Il va de soi à nos yeux que la science contredit le religieux en général et le christianisme en particulier. Il va de soi que si un raisonnement est, si peu que ce soit, peu importe pour quelles raisons, favorable au christianisme, il ne peut pas être scientifique.
S'il est vrai que toute religion archaïque repose sur une violence mimétique non repérée, la Bible et les Évangiles sont à la fois la même chose et tout autre chose que la mythologie. Ce sont les mêmes meurtres partout mais, au lieu de les tenir pour justifiés, comme font les mythes, la Bible et les Évangiles les tiennent pour injustifiés et même criminels. Au lieu de tenir les victimes pour coupables, avec les mythes, la Bible et les Évangiles les tiennent pour innocentes.
Là où les mythes ressassent les mensonges des lyncheurs au sujet de leurs propres lynchages, la Bible et les Évangiles nous disent, que Régis Debray le veuille ou non, la vérité pure et simple sur ces phénomènes. Les mensonges des mythes ne sont pas difficiles à repérer. On est bien obligé de se demander pourquoi des gens aussi intelligents que nous le sommes, quand nous voulons l'être, ne les repèrent pas.
Les quatre récits de la crucifixion ont une valeur proprement scientifique, j'y insiste, non seulement parce qu'ils disent vrai, mais parce qu'ils nous enseignent à déchiffrer l'énigme non résolue de la mythologie. C'est là la vraie découverte de mon œuvre à mes yeux, la rectification biblique du mensonge mythologique.
Il faut commencer par le commencement. Depuis le début, ou presque, de l'ère chrétienne, les observateurs antichrétiens ont observé, avec raison, que la séquence événementielle des Évangiles est très semblable à celle des mythes et c'est la structure dont nous avons parlé : une crise mimétique très violente débouche, au paroxysme de cette violence, sur le drame d'une victime unique unanimement mise à mort.
Bien qu'innocent, Jésus est sélectionné comme victime par tout le monde autour de lui, les autorités religieuses d'abord, la foule de Jérusalem ensuite et finalement l'autorité romaine. Les disciples eux-mêmes abandonnent leur maître, de façon définitive pour certains : Judas par exemple ; de façon temporaire, pour tous ceux qui s'enfuient au moment de son arrestation.
Jésus est bien victime émissaire au sens de toutes les victimes émissaires, objet de scandale, disent les Évangiles. Il n'est pas physiquement lynché, certes, mais son drame a de fortes résonances collectives, et des tentatives de lapidation précèdent la crucifixion.
Depuis l'Antiquité, depuis le pamphlétaire Celse, les adversaires du christianisme se réjouissent de ces ressemblances indubitables entre les récits mythiques et le récit chrétien de la crucifixion. Ils s'imaginent qu'elles suffisent à démontrer l'équivalence des Évangiles et des mythes. Cette gourmandise de ressemblances est renforcée encore par la répugnance des chrétiens à reconnaître qu'elles sont réelles. Au lieu de faire confiance au christianisme et de chercher loyalement à expliquer ce que ces ressemblances signifient, les chrétiens modernes, ces hommes de peu de foi préfèrent parler d'autre chose. Comme leurs adversaires, ils pensent que, si ces ressemblances sont réelles, le christianisme doit être ce que ses ennemis entendent reconnaître en lui, « un mythe de mort et de résurrection comme les autres ».
Ils ont tort. Ce qu'ils ne voient pas c'est la différence d'interprétation entre les deux récits de la même séquence événementielle. Les religions archaïques se fondent sur le mécanisme de la victime émissaire qu'elles sont incapables de critiquer ou même de repérer. La Bible et les Évangiles repèrent et critiquent ce même mécanisme. Puisqu'elles le discréditent, elles ne se fondent plus sur lui.
Dans les mythes, les lyncheurs ont toujours raison et la victime toujours tort. Dans la Bible et les Évangiles, les lyncheurs ont tort et la victime a raison. Le vulgaire sens commun devrait suffire à comprendre que la Bible et les Évangiles ont raison : c'est à des phénomènes de foules enragées, c'est à de vulgaires lynchages que la Bible et les Évangiles refusent de croire.
Ce n'est pas la froide raison qui guide les lyncheurs, c'est leur appétit de violence. Quand les foules meurtrières racontent leur lynchage, elles le transforment toujours en acte de justice. N'est-il pas légitime de rejeter tout cela ?
Il y a un demi-siècle environ, une critique perspicace, Marie Delcourt, avait découvert la vérité, elle avait repéré en Œdipe un bouc émissaire. Malheureusement, elle n'avait pas su défendre sa propre découverte. Comme à moi-même, on lui interdisait d'expliquer un texte littéraire aussi grand qu' Œdipe roi par une idée très visiblement contredite par le texte. Et pourquoi pas ? Pourquoi s'en remettre au fétichisme littéraire ? Pourquoi s'interdire de faire ce que l'auteur tragique, face au peuple assemblé, ne pouvait pas se permettre de faire : mettre en question la véracité du mythe ?
Pourquoi rendre le mythe intouchable ? Pourquoi faisons-nous tant d'efforts dans le monde moderne, pour resacraliser les mythes au nom de l'esthétique ou de n'importe quoi ? Pourquoi les mythes jouiraient-ils d'une immunité que nous refusons, fort justement d'ailleurs, à notre religion à nous ? Au nom de quel absolu interdire aux critiques la seule hypothèse vraiment efficace, seule capable de rendre compte, dans les mythes, de toutes les récurrences et des bizarreries logiques ? Pourquoi s'interdire de constater les contagions victimaires qui déforment les comptes rendus des violences collectives à l'insu de leurs auteurs ? Ceux qui s'égosillent à chanter la beauté des mythes pour ne pas voir l'illusion cruelle des lyncheurs se rendent complices des violences qu'ils ne dénoncent pas.
Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a. Apprendre qu'on l'a, c'est tomber de haut, c'est apprendre dans la stupéfaction qu'on s'est criminellement trompé. C'est découvrir sa participation inconsciente à la violence injuste. C'est ce que fait Pierre après son reniement, c'est ce que fait Paul sur le chemin de Damas. La plupart des hommes sont incapables d'en faire autant. C'est bien pourquoi les chrétiens pensent que la clairvoyance en ce domaine ne peut pas être purement humaine. C'est le défenseur surnaturel des victimes qui l'inspire, celui que Jean nomme le Paraclet, l'Esprit de Jésus et de son Père.
Les lyncheurs se polarisent plus ou moins au hasard, pour des raisons qui tiennent aux problèmes internes de leurs communautés, étrangères à toute recherche sincère de la vérité. L'explication vraie, aucun mythe ne l'a jamais suggérée. Seuls les grands textes bibliques la suggèrent, seuls ils défendent les victimes innocentes contre leurs persécuteurs.
C'est déjà vrai dans la Genèse, dans l'histoire de Joseph qui réhabilite le héros contre ses frères, autrement dit la victime unique contre les expulseurs unanimes. C'est vrai dans les psaumes dits d'exécration, qui nous montrent fréquemment un malheureux sans défense, encerclé par des voyous qui méditent de le lyncher. C'est vrai également dans le livre de Job, dont Robert Hammerton-Kelly a raison de faire un immense psaume. C'est vrai du Serviteur Souffrant, lynché sans raison lui aussi par une foule unanime dans son égarement.
La vérité surgit un peu partout dans la Bible mais l'exemple le plus parfait, le plus révélateur est la scène de la Crucifixion, la seule à représenter côte à côte, en quatre exemplaires, les deux perspectives rivales qui s'affrontent, d'un côté la foule violente qui tient la victime pour coupable, la vieille perspective mythique acceptée par la quasi-totalité de la foule ; et de l'autre côté, terriblement fragile mais souveraine, la perspective évangélique : un groupe minuscule de fidèles proclame l'innocence de Jésus.
En révélant l'innocence de Jésus, les Évangiles révèlent l'innocence de toutes les victimes analogues, condamnées par toutes les violences unanimes, par tous les lynchages mensongers depuis la fondation du monde.
Des phénomènes de « bouc émissaire » se produisent encore de nos jours mais sous une forme toujours très atténuée par le christianisme, encore très présent dans nos mémoires. Le mimétisme collectif ne fait plus l'unanimité ; il ne parvient plus à nous réconcilier et à nous rassembler. C'est donc dans un nouveau monde que nous sommes entrés, un monde où le mensonge de la victime unique et les sacrifices qui en découlent ne réconcilient plus les communautés, le premier monde libéré du mensonge de la victime unique ; mais c'est aussi un monde privé de protection sacrificielle, le premier monde toujours menacé de se détruire par ses propres mains, en déchaînant sa propre violence, un monde proprement apocalyptique.
Tout ce qui nous laisse incertains dans les mythes, tout ce qui nous interdit d'y voir aussi bien le récit fiable des événements représentés que la pure fiction imaginée par notre siècle, tout cela s'éclaire si on reconnaît partout les mêmes violences unanimes suscitées par le même mimétisme exaspéré, toujours représenté dans la perspective de lyncheurs convaincus d'avoir raison.
L'interprétation du mythique suggérée par le biblique et l'évangélique est une hypothèse scientifique à l'évidence, car elle est obtenue par des recoupements qui n'ont rien de religieux entre les textes et les institutions. Si vraisemblable qu'elle paraisse, on ne peut pas exclure que cette hypothèse soit fausse mais la question n'est pas là. Même si elle était fausse, il ne peut s'agir de toute évidence que d'une hypothèse scientifique.
Si on confronte cette hypothèse avec les mythes on constate qu'elle résout sans reste toutes leurs énigmes, elle explique toutes les récurrences jamais expliquées :
1/ Le mystère numéro un, c'est le fait que le héros mythique, avant d'être divinisé, soit toujours accusé et convaincu d'un crime assez grave pour justifier sa mise à mort.
2/ Le mystère numéro deux, c'est que les crimes de ce coupable soient simultanément fantastiques et stéréotypés, communs à beaucoup de mythes : les parricides, les incestes, les bestialités, etc. Les lyncheurs sont toujours pressés et, le plus souvent, ils se contentent du premier crime venu, celui qui se présente le plus vite à leur esprit. Ce sont toujours les mêmes crimes que les foules, même de nos jours, réinventent spontanément lorsqu'elles sont en appétit de violence.
3/ Le mystère numéro trois, c'est le fait que les héros et héroïnes dans les mythes soient souvent, mais pas toujours, un peu endommagés physiquement. On compare parfois la foule des dieux à une cour des miracles et l'image est juste. L'explication de ce mystère, c'est le mimétisme, je l'ai dit, qui se polarise plus aisément sur les possesseurs de signes préférentiels de persécution. J'entends par là toutes les singularités susceptibles d'attirer sur leurs possesseurs l'attention malveillante de foules archaïques surexcitées ou terrifiées, le trop de beauté comme le trop de laideur, les avantages insolents comme les désavantages pitoyables, sans parler bien entendu des ennemis innombrables que se font les prophètes du seul fait qu'ils annoncent la vérité. Nul n'est prophète en son pays. Plus paradoxalement encore, la bonté extrême du Serviteur Souffrant ou de Jésus attire la haine paradoxale de la foule. La bonté est aussi un signe préférentiel de persécution. L'idée que, face à la mythologie, les récits de la Passion ont une valeur de vérité proprement scientifique semble facile à ridiculiser et Régis Debray la ridiculise. Mais une fois qu'on a constaté son aptitude à résoudre toutes les énigmes de la mythologie, seul le fanatisme antichrétien, l'obscurantisme antireligieux peut nous amener à la rejeter sans même l'examiner.
Et il y a quelque chose de plus extraordinaire encore si possible dans les Évangiles. Ce sont toutes les phrases souvent lapidaires, toutes les formules mémorables, certains titres conférés à Jésus, qui reproduisent, de façon plus abstraite ou dans un symbolisme différent, tout ce que je viens d'exposer moi-même sur la puissance révélatrice des Évangiles face aux religions archaïques. Les Évangiles ne se contentent pas, en effet, de montrer les choses. Ils les reprennent et les reformulent de façon plus abstraite, ou dans un symbolisme différent, pour nous obliger à réfléchir, pour nous empêcher d'oublier. J'ai déjà commenté un certain nombre de ces formules dans d'autres ouvrages et je n'y reviendrai pas. Je vais seulement évoquer trois petites phrases décisives.
Mes deux premiers exemples désignent les lyncheurs et leur lynchage en recourant à la même métaphore que de nombreux mythes, la horde animale, adonnée à la violence collective. Voici le premier exemple :
Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les porcs ; ils pourraient bien les piétiner, puis se retourner contre vous pour vous déchirer (Mt 7,6.).
Une autre allusion saisissante à la nature collective de la violence fondatrice se trouve dans les chapitres apocalyptiques de Marc et de Matthieu. La voici : « Là où sera le cadavre, les vautours se réuniront ». Il y a là, je pense, une allusion à ce que le meurtre fondateur est destiné à devenir dans les derniers temps, dans la période chaotique précédant la fin du monde. Il n'aura plus aucune vertu cathartique, purificatrice, et au lieu de réconcilier les hommes, il exaspérera leurs conflits. Pour exprimer ces idées, le texte recourt à la métaphore d'une charogne sur laquelle s'abattent des vautours...
Je passe maintenant à une phrase peut-être plus significative encore, et que je cite toujours. À l'origine, cette phrase se trouve dans le Psaume 118. Peu de temps avant sa Passion. Jésus lui-même la cite à un groupe d'auditeurs très revêches et il leur demande de l'interpréter. La voici : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte ». Les auditeurs ne répondent rien. Comment, du seul fait qu'elle est rejetée, une pierre pourrait-elle devenir la plus importante de l'édifice, la clef de voûte, la pierre d'angle ou, dans d'autres traductions, la pierre de faîte ? Les auditeurs ne répondent rien et leur silence embarrassé se perpétue encore de nos jours. Prise à la lettre, dans son contexte architectural, cette phrase ne signifie rien. Son absurdité même nous suggère de renoncer au sens littéral en faveur d'autre chose, mais quoi d'autre ? La théorie mimétique n'a aucune peine à répondre. La pierre rejetée par les bâtisseurs ne se distingue en rien des autres, sinon par le fait qu'elle est rejetée par tous. Elle a donc toutes les caractéristiques de la victime émissaire. C'est bien son expulsion unanime et rien de plus, puisque aucune caractéristique particulière ne lui est attribuée, qui fournit à l'édifice sa clef de voûte, autrement dit son principe organisateur.
C'est au mécanisme victimaire de toute évidence et à son rôle fondateur que notre phrase fait allusion. C'est même plus qu'une allusion, c'est une définition, métaphorique encore, mais tellement précise dans son absurdité apparente, qu'il est impossible d'en nier la pertinence. Le fait même que le Christ n'ait pas inventé cette phrase mais qu'il l'ait isolée de son contexte et qu'il ait repéré cette pertinence le premier, montre en lui le possesseur du savoir que les Évangiles, de toute évidence, contiennent et auquel nous commençons, j'espère, à accéder.
Si nous comprenons que Jésus va lui-même mourir en victime émissaire, nous comprenons aussi pourquoi il cite cette phrase dans le contexte de ce qui va lui arriver. C'est une révélation directe du religieux archaïque et indirecte, et presque plus saisissante encore, du rôle rédempteur que va jouer le Christ.
Sans qu'on sache ni pourquoi ni comment, la pierre injustement rejetée se retrouve au sommet de l'édifice, la plus essentielle de toutes. C'est la pierre à laquelle la voûte entière est en quelque sorte suspendue ; on ne peut pas la retirer sans que l'édifice s'écroule. Comment ne pas se demander devant ce texte, dans le contexte de tout ce que nous avons dit, si les Évangiles n'en savent pas plus long sur la culture humaine que tout ce que l'anthropologie et la sociologie contemporaine prétendent nous enseigner ?
Je ne prétends pas, bien entendu, que cette compréhension du mécanisme fondateur qui se révèle ici, démontre les affirmations proprement théologiques du christianisme traditionnel, la valeur rédemptrice de la mort du Christ par exemple, et le dogme du Dieu trinitaire. Je n'ai jamais rien dit de tel. Tout ce que je dis, mais c'est déjà énorme, c'est que, si les Évangiles en savent plus sur la genèse de la culture humaine que nous n'en savons nous-mêmes, il importe désormais de les prendre beaucoup plus au sérieux, dans le monde savant, qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Il convient de les prendre terriblement au sérieux. Peut-être a-t-on à peine commencé à découvrir toutes les vérités qu'ils contiennent. Or, la plupart de nos chercheurs s'interdisent de consulter les Évangiles sur aucun sujet. Au nom de la laïcité justement chère au cœur de Régis Debray, ils se privent d'une source d'information dont il est clair qu'elle est infiniment plus grande et mystérieuse qu'on ne s'en est douté jusqu'ici.
Renoncer à cette source de savoir est encore plus grave pour la compréhension de notre monde que le serait le renoncement à Homère dans l'étude de la Grèce préclassique.
Lorsque Régis Debray m'accuse de renoncer aux moyens du bord, il ne sait absolument pas ce dont il parle. Il est victime d'une vieille crispation irrationnelle qui l'emporte sur son désir de savoir. Il se rend coupable de toutes les entorses à la raison qu'il me reproche. Parce que mes résultats lui déplaisent, sans jeter le moindre regard vraiment critique, sans savoir en vérité ce dont il s'agit, il les tient a priori pour falsifiés par la foi religieuse, simplement parce qu'ils sont favorables au christianisme sur un point extrêmement précis, au sujet duquel il est impardonnable de ne pas se renseigner. Un point c'est tout.
Régis Debray conclut sans la moindre preuve que je triche avec les moyens du bord. Il est incapable de justifier son dire ; il traite mon anthropologie d'ésotérique, mais il serait bien en peine de préciser ce qui la rend telle. Il me traite de gnostique, mais demandez-lui ce qui, dans mes travaux, justifie l'emploi d'un terme qui n'a de connotation négative, ironiquement, que dans un contexte d'orthodoxie chrétienne.
Régis Debray est certain, sans la moindre preuve, que je triche avec les maigres ressources dont dispose l'intelligence humaine dans sa recherche de la vérité. Pour justifier mes conclusions, pense-t-il, je dois m'adonner à des tours de passe-passe métaphysiques habilement dissimulés.
Si vous lui demandez à quel point exactement de ma démarche, je renonce au licite pour essayer d'escalader le ciel, il n'aura rien à répondre car mes arguments sont tous naturalistes et rationnels. Il n'y a jamais rien de proprement religieux dans mes travaux.
C'est toujours des rapports humains que je parle. C'est d'ailleurs ce que beaucoup de chrétiens curieusement me reprochent. Ils ne comprennent pas l'intérêt, dans un univers déchristianisé, de montrer la supériorité du biblique sur le mythique sans jamais recourir à autre chose, justement, qu'aux moyens du bord.
La supériorité du christianisme que je cherche à définir porte sur les rapports de violence entre les hommes. La Bible et les Évangiles comprennent et redressent ce que les mythes tordent et falsifient sans s'en apercevoir.
La Bible et les Évangiles introduisent dans le monde une vérité qui n'était pas là avant eux, une vérité purement humaine mais tellement puissante que, même si nos sages et nos savants font tout pour ne pas la voir, elle a déjà transformé et elle ne cesse de transformer le monde.
Un indice de ceci, ce sont tous ces chrétiens qui me font des reproches exactement inverses à ceux de Régis Debray.
Ils me condamnent de ne pas ressasser les arguments religieux traditionnels. Ils ne voient pas l'intérêt de montrer patiemment la supériorité du biblique sur le mythique sans court-circuit théologique. Ils me blâment de faire, en somme, ce que Régis Debray me blâme de ne pas faire, de recourir trop exclusivement aux seuls moyens du bord. Leur incompréhension se situe à l'autre extrême de Régis Debray et je voudrais bien que tous ces gens se rassemblent pour éclairer un peu, s'il est possible, leurs lanternes réciproques.
Ce que le nihilisme récent ne veut pas voir c'est quelque chose de paradoxal en apparence, mais dont la moindre réflexion montre l'évidence. Seuls les récits qui se ressemblent beaucoup quant à leur contenu événementiel, les récits qui racontent les mêmes événements, le même type de drame, les mythes et les Évangiles par exemple, peuvent différer non pas au sens de la différence dérisoire des déconstructeurs, mais de façon vraiment significative.
Ils peuvent différer, parce qu'ils sont susceptibles d' interprétations opposées. Les récits qui portent sur la violence unanime, les mythes d'un côté, les récits bibliques et évangéliques de l'autre, différent radicalement les uns des autres parce qu'ils interprètent les mêmes lynchages de façon complètement opposée.
Les déconstructeurs disent toujours que les interprétations d'un texte sont innombrables et qu'on ne peut pas choisir entre elles. C'est les rendre toutes également insignifiantes. Cette pirouette les délivre du problème de la vérité. Lorsque c'est la vie d'une victime qui est en jeu, on ne peut pas éluder le dilemme tragique. Ou bien la victime est coupable ou bien elle est innocente et il faut la réhabiliter.
En repérant le mensonge qui structure la polarisation de la foule contre Jésus, les Évangiles nous fournissent une clef qui ouvre d'innombrables serrures et transforme radicalement la culture, non seulement de l'Occident, mais du monde entier.
Tant que le monde occidental était chrétien, il donnait au mot mythe, spontanément, le sens de mensonge. Il ne pouvait pas dire pourquoi, mais il y avait en lui un instinct de vérité que nous avons perdu. Il importe d'en retrouver le goût.
Les Évangiles tiennent pour fausse la croyance des lyncheurs qui sont assurément coupables, mais pardonnables, car leur illusion est involontaire. C'est ce que dit le Christ de ses persécuteurs : « Seigneur, pardonne-leur, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Et c'est aussi ce que dit Pierre dans les Actes des Apôtres. Vous et vos chefs, vous êtes moins coupables que vous ne l'imaginez.
On se trompe complètement quand on s'efforce de rendre les textes chrétiens et le premier christianisme responsables de l'acharnement, des siècles plus tard, des païens mal christianisés contre les Juifs, perçus comme seuls responsables de la Passion du Christ.
Tous les hommes sont également responsables de la Passion du Christ car, en elle, se résume la vérité de toute l'humanité, enracinée dans des cultures forcément tributaires, elles aussi, de quelque violence collective à laquelle, pour le meilleur et pour le pire, ces hommes sont redevables de leur humanité.
Avant les Évangiles, personne ne savait que les lyncheurs mythiques choisissent leurs victimes au hasard. Aujourd'hui tout le monde le sait, mais sans se douter que c'est au biblique et à l'évangélique que notre monde est redevable de ce savoir.
Si on ne parle pas de science, pour le savoir dont je parle en ce moment, ce n'est pas parce que la certitude est insuffisante, c'est au contraire parce qu'elle est trop forte. Ce genre de savoir est si puissant que les logiciens le baptisent common knowledge et on ne le tient plus pour scientifique. Il est si bien établi qu'une humanité étrangère à lui est devenue en quelque sorte inimaginable. Cela n'empêche pas ledit savoir de rester aussi scientifique que jamais. Qui peut le plus peut le moins.
René Girard, in Les origines de la culture (DDB)


1. Le feu sacré [ndvi].
2. Régis Debray, Le feu sacré, Paris, Fayard, 2003, p. 381.