samedi 23 novembre 2013

En bretonnant... Pierre Schoendoerffer, Nous devons croire qu'il y a un Feu

Nous roulons sur de petites routes étroites bordées de talus vert sous le ciel gris. La nuit va bientôt venir. C'est la grande mélancolie de l'hiver breton. Des senteurs de feuilles mortes, de mousse ; des bois sombres, qui dégouttent lentement leur eau de branche en branche ; des murs blancs et bas de fermes isolées ; parfois des calvaires, bras étendus — des christs naïfs et des larrons grimaçants rongés par les siècles.
Le pays change. À perte de vue un grand désert plat ; une lande aride, des fondrières désolées, des marais, des joncs flétris ; des arbustes rabougris, dénudés par l'hiver, tourmentés par le vent de la mer l'ouest du vieux pays Bigouden. (« Le menton de la France », comme dit le chef). Cela ressemble à un paysage des premiers âges, sombre et crépusculaire, au dépouillement absolu — fin et commencement. Des hameaux austères, vides, humides, verdis de lichen. De rares lampes, balancées par le vent.
De vieilles femmes en hautes coiffes blanches, claudiquent sur le bas-côté de la route, comme des sorcières de la nuit.
Au loin le phare d'Eckmühl et les clochers décapités de Penmarc'h brouillés par une buée salée — les embruns de la grande houle de l'Atlantique qui se brise sur les rochers. Le ciel est bas. L'obscurité sent le goémon.
« Le père de mon père disait qu'autrefois les loups chassés des Montagnes Noires par le froid venaient par ici. Il les avait entendus, le soir. Quelquefois les vieux disaient que c'étaient les esprits des morts ! Les chiens hurlaient, on faisait des signes de croix et on verrouillait les portes des chaumières », raconte le chef. Et je le crois.
En arrivant à Guenn-an-Avel, on commence à ne plus y voir. La mer toute proche rend un son puissant et insaisissable mêlé au crissement du sable.
La tempête d'ouest me réveille dans la nuit. La pluie crépite contre la vitre. Le faisceau tournant du phare d'Eckmühl balaie ma chambre, régulièrement.
Le matin, le chef m'apporte un bol de café. Il est en uniforme.
« C'est dimanche. Il faut que j'accompagne ma mère à la messe... Ça lui fait tant de plaisir. Je vous retrouve après.
— Non, je viens avec vous ».
Tous les deux en uniforme nous encadrons la vieille femme. Elle lui ressemble, elle a ce même visage mongol aux pommettes hautes, une peau jaune que le réseau des rides fait paraître plus sombre. Ses cheveux tirés sont tout gris, d'un gris de glace. Il n'y a que ses yeux résolus et scrutateurs que l'âge n'a pu vaincre. Elle avance fière et droite dans son costume traditionnel. Le vent fait trembler sa coiffe.
Des hommes en bleu marine, des femmes en noir à coiffe blanche. Un ciel gris. Une petite église à mince flèche de granit que par place le lichen a doré, un enclos d'ajoncs et des tombes. Le bruit de la mer. Un vent qui saoule et laisse un goût de sel dans la bouche.
Devant le porche quelques marins abandonnent leurs femmes et se dirigent ostensiblement vers le bistrot.
L'église est froide, humide comme un caveau, verdie de mousse. Partout des ex-voto ; des bateaux en bouteille, de petites plaques de marbre (« Merci sainte Ninnoc'h ») ; la grande peinture naïve d'un brick luttant contre une effroyable tempête ; des saints à grosses têtes de gnomes, taillés dans la pierre, alignés.
Il y a plus de trente ans que je ne suis pas entré dans une église. Je copie mon attitude sur celle de mes voisins, j'esquisse un signe de croix maladroit, je m'agenouille, je me relève, je baisse la tête... Je ne connais plus un seul cantique, ni une seule prière.
J'ai froid, je suis engourdi, le banc est dur. Le mauvais vent gémit dans la charpente. Il faut se lever encore : un beau chant breton, rauque et sombre. On se rassoit.
Le prêtre, un homme fort au visage rougeaud, est entouré de deux enfants de chœur en robe rouge et surplis blanc. Il parle, mais je ne l'entends pas, perdu en moi-même.
Et puis... je ne sais comment, je m'aperçois que j'écoute.
« ... Nous errons dans la nuit, mes frères. Et parce que nous sentons un souffle en nous, et parce que nous avons faim et soif, et parce que nous agitons des idées dans notre cervelle, nous pensons que nous sommes vivants — alors que nous sommes morts !
« Pourtant, nous, ici, dans cette église, nous croyons qu'il y a un soleil... et une promesse de vie éternelle, même pour les plus humbles d'entre nous.. Nous le croyons, n'est-ce pas ?
« Autour de nous il y a ceux qui ont perdu tout espoir ; ceux qui se sont tournés vers l'ivresse du vin pour noyer les terreurs de la nuit ; ceux qui rendent les autres responsables de leurs faiblesses, qui voudraient réformer le monde afin d'en faire une loterie où chacun gagnerait à tout coup ; ceux qui croient que le bien est dans la chair et le mal dans ce qui les détourne de l'acte de chair ; ceux qui ont entrevu la lumière — une fois — qui ferment les yeux et disent : je n'ai rien vu... Mais laissons cela.
« Nous qui sommes réunis dans cette église, nous croyons qu'il y a une lumière, quelque part ».
Le prêtre paraît un instant abattu. Il relève la tête et, regardant l'assemblée des fidèles, reprend avec force :
« Comment ne le croirions-nous pas ? Quel marin perdu dans la nuit du large ne sait pas qu'il y a un phare quelque part sur la côte pour le guider et le sauver ?.. ».
Il brandit ses deux mains en avant, comme un Bouddha dans l'attitude de la non-crainte.
« Nous, ici, nous devons croire qu'il y a un feu.
« Mais l'avons-nous vu ? Avons-nous ressenti sa bienfaisante chaleur ? Sommes-nous repartis pleins de joie et de félicité ?.. ».
Il se tait un instant. Une rafale de vent ébranle le portail et le prêtre semble lui-même secoué.
« Nul ne peut voir Dieu sans mourir, mes frères.
« Un jeune homme riche et intelligent, nommé Saul, marchait sur une route. Il se rendait dans une ville étrangère pour poursuivre et étendre ses persécutions, respirant la menace et le meurtre contre les disciples de Notre-Seigneur Jésus. Et comme il était en chemin, tout à coup, une lumière venant du ciel resplendit autour de lui. II tomba par terre. Et il entendit une voix qui lui disait : ‘Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il te serait dur de regimber contre les aiguillons’. Voilà pour Saul.
« L'homme qui se releva était l'apôtre Paul, saint Paul. Quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but.
« Voilà comment agit l'Éternel notre Dieu, mes frères à la nuque raide. Il prend et Il jette à terre. Il taraude de Ses aiguillons. Il aveugle... Et Il RESSUSCITE.
« Nous ne sommes pas Saul — riche et intelligent — nous ne respirons pas la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur ; nous ne sommes que de modestes pêcheurs et nous gagnons durement notre pain quotidien. Sommes-nous dignes d'être jetés à terre, nous aussi, et d'être aveuglés ?... et d'être ressuscités ? »
Ces derniers mots furent prononcés d'une voix si basse que je ne pense pas que l'assemblée tout entière ait pu les entendre. Le prêtre reste longtemps silencieux, tête baissée, le visage enfoui entre ses mains. Les enfants de chœur le regardent avec crainte. Quand il se redresse, il semble avoir retrouvé quelques-unes de ses certitudes.
« Le marin perdu dans la nuit du large a un moyen de retrouver le feu sur la côte, qui le guidera, qui le sauvera. Le compas ! II prend son cap et il veille. Il sait que là-bas il y a un feu. Il scrute les ténèbres et il attend.
« Soyons comme le marin. Le Seigneur nous a donné un compas... »
Il leva lentement la main et la laissa retomber avec force sur la Bible ouverte devant lui.
« Appliquons-nous aux pratiques et aux rites de notre Sainte-Mère l'Église, astreignons-nous — même si nous ne comprenons pas, même si nous doutons. Appliquons-nous comme des petits enfants à l'école, prions, scrutons les ténèbres et attendons. Mais surtout ne demandons pas l'engourdissement et la paix, implorons que nous soit accordée l'inquiétude... et la Gloire. Alléluia ! »
Le vent souffle toujours, apportant une odeur de varech et de crabe, une saveur amère de marée basse. Il y a un vrai soleil presque printanier dans le ciel pâle — très haut un avion invisible et silencieux laisse une longue traînée de condensation blanche. Le lichen de la flèche de l'église brille comme du cuivre. Des enfants courent entre les tombes ; leurs rires libres et frais s'élèvent en l'air, mêlés au cri des mouettes, aussitôt emportés par le vent. À l'ouest le phare d'Eckmühl, les clochers décapités de Penmarc'h et de Saint‑Guénolé aux reflets métalliques s'enfoncent derrière le voile lumineux des embruns.
L'usage veut qu'à la sortie de la messe chacun aille retrouver ses morts. La mère du chef se plante — vivant reproche — devant la croix recouverte d'une mosaïque de coquillages de la tombe de son mari. Sa vaste robe claque comme un drapeau noir et elle retient sa coiffe d'une main.
« Sa tête était bien mauvaise, » dit-elle sévèrement. Une dalle de granit porte le nom du vieux recteur et ces deux phrases gravées :
Où est cet homme ?
Je ne sais pas.
« C'est lui qui l'a voulu ainsi, explique la mère du chef, c'était un saint homme, mais il avait la tête faible, lui aussi. Pourquoi faut-il que les hommes boivent et mènent si grand tapage, au lieu de rester tranquillement dans le coin que le Seigneur leur a dévolu ? Je crois que les hommes sont fous ».
Gwen, Gwenael qui avait peur de son ombre, est inscrit sur le socle du monument aux morts (un poilu et un coq de fonte tout rouillé) avec la mention :
Fusillé par les Allemands.
De loin l'innocent nous regarde en bavant, il est tout petit, tout ratatiné, il ressemble aux saints à grosse tête taillés dans la pierre ; il rit.
Et moi qui croyais que le chef inventait toutes ses histoires.
Pierre Schöndörfer, in Le Crabe-tambour