mercredi 29 avril 2015

En distinguant... Albert Vanhoye, Sacerdoce commun et sacerdoce ministériel

Dans l'Église catholique on n'insistait guère, autrefois, sur la doctrine biblique du sacerdoce de tous les chrétiens. Quand on parlait de sacerdoce, on l'entendait du seul sacerdoce des prêtres. Aujourd'hui la situation est changée. Le Concile a insisté sur le sacerdoce commun (Lumen Gentium, 10) et a invité tous les fidèles à exercer ce sacerdoce de manière plus consciente et plus active. De ce renouveau doctrinal dérivent de nombreux avantages pour la vie de l'Église, mais quelques difficultés apparaissent aussi, et un certain malaise se fait jour, ainsi que le reconnaissait le document du Synode de 1971 : « Des questions surgissent, qui semblent obscurcir la position du sacerdoce ministériel dans l'Église et troublent l'esprit de certains prêtres et fidèles » (Introd., n. 5). Beaucoup se demandent anxieusement s'il y a, ou non, un élément spécifique dans le sacerdoce ministériel et quelle est la différence entre sacerdoce commun et sacerdoce ministériel. Les pages qui suivent voudraient contribuer à éclairer ce problème 1.
Pour apporter une réponse valable, il faut trouver un chemin entre deux écueils opposés : celui de la confusion et celui de la séparation.
Qui veut maintenir une forte différence est tenté de séparer complètement les deux sacerdoces et, en pratique, de nier le sacerdoce commun, disant qu'il est sacerdoce en un sens impropre, métaphorique.
Cette idée demeure souvent dans les esprits. Récemment, dans la conclusion d'un article écrit par une femme, on pouvait lire cette phrase : « À l'église, toute l'assistance chante Peuple de prêtres, sans penser qu'une bonne moitié de l'assemblée se trouve exclue du sacerdoce ». L'auteur pensait évidemment aux femmes, exclues du sacerdoce ministériel ; sa façon de s'exprimer montrait assez clairement qu'à ses yeux, le sacerdoce commun n'est pas un vrai sacerdoce.
Au contraire, qui veut affirmer la valeur du sacerdoce commun, est tenté de tout confondre et de ne plus laisser de place au sacerdoce ministériel. Cela se fait de deux manières différentes et même opposées : ou bien on dit que tous les ministères peuvent être attribués aux laïcs ; ou bien on dit que les laïcs, étant pleinement prêtres dans leur vie concrète, n'ont plus besoin des ministères 2. Dans un cas comme dans l'autre, les prêtres n'ont plus de raison d'être.
Une réflexion claire sur la distinction et sur les rapports entre sacerdoce commun et sacerdoce ministériel semble donc très utile ; distinction sans séparation, rapports sans confusion, de manière à donner à l'un et à l'autre sa juste valeur.
1/ Nouveauté de la position chrétienne concernant le sacerdoce
Comme point de départ c'est évidemment la conception chrétienne du sacerdoce que nous devons prendre, dans toute son originalité — et non pas la conception ancienne, qui nous conduirait à une impasse.
Il faut donc nous rappeler que le Nouveau Testament se montre extrêmement réticent à l'égard des catégories sacerdotales de l'Ancien sous leur aspect rituel. Les évangiles n'emploient jamais au sujet du Christ le terme de hiereus (prêtre), et ne disent jamais que le Christ se soit offert en sacrifice. Souvent, ils expriment une position polémique contre la conception rituelle de la religion (cf. Mc 7 et par.). Saint Paul n'emploie jamais les mots hiereus ou archîereus (grand prêtre). Jamais les écrits néotestamentaires ne donnent un titre sacerdotal aux ministres de l'Église. Un très petit nombre de textes parlent des chrétiens comme prêtres (1 P 2, 5. 9 ; Ap 1, 6 ; 5, 10 ; 20, 6).
En ce qui concerne le Christ un écrit du Nouveau Testament fait exception : l'épître aux Hébreux applique au Christ les titres de hiereus et d'archiereus et décrit l'œuvre du Christ en catégories sacerdotales. Mais ce document insiste beaucoup sur les différences, et nous permet ainsi de mieux comprendre les réticences des autres. L'auteur observe que le culte ancien était rituel, extérieur, conventionnel. Il lui oppose le culte réel, personnel, existentiel, inauguré par le Christ.
La conception ancienne présentait une sanctification négative, réalisée au moyen de séparations rituelles. Le Christ nous présente au contraire une sanctification positive, obtenue dans l'existence concrète.
La perception de cette différence radicale porta les chrétiens à s'abstenir, dans un premier temps, du vocabulaire ancien. Plus tard, devenus plus sensibles au fait que le mystère du Christ constituait l'accomplissement du culte ancien, ils utilisèrent les catégories anciennes, mais en marquant bien les différences 3.
Dans le culte ancien, l'épître aux Hébreux souligne le maintien des séparations : séparation entre le peuple et le prêtre (le peuple ne peut pas entrer dans le sanctuaire, seul le grand prêtre y est autorisé) ; séparation entre le prêtre et la victime (le prêtre ne peut s'offrir lui-même, car il est pécheur, il offre la victime ; la victime ne peut s'offrir elle-même, car c'est une bête, elle est offerte par le prêtre) ; finalement l'impossibilité d'une véritable union entre la victime et Dieu, un animal ne pouvant obtenir une authentique communion avec Dieu.
Dans le Christ toutes les séparations sont désormais abolies. Le Christ n'a pas eu besoin de chercher une victime hors de lui-même ; il s'est offert lui-même (He 7, 27 ; 9, 14, 25). Au lieu des immolations d'animaux, il a offert son obéissance personnelle qui est allée jusqu'à la mort (10, 5-10). Il n'a pas cherché de cérémonies symboliques, conventionnelles, mais il a pris sa propre existence. Dans le Christ se trouve donc effacée la distinction entre le prêtre et la victime, de même qu'entre le culte et la vie. D'autre part, ce sacrifice, accomplissement de la volonté de Dieu, transforme l'humanité du Christ et l'unit parfaitement à Dieu. Ainsi se trouve supprimée la distance qui existait entre la victime et Dieu, mais aussi, du même coup, entre le prêtre et Dieu. La dernière séparation, entre le prêtre et le peuple, se trouve également abolie, parce que le sacrifice du Christ est un acte de solidarité extrême avec les hommes, où le Christ prend sur lui leur mort de pécheurs.
Cette abolition de toutes les séparations change complètement la situation religieuse des hommes et constitue le fondement du sacerdoce commun de l'Église tout entière.
2/ Conséquence : sacerdoce commun des chrétiens
En effet, puisque les séparations sont abolies, tous les croyants sont, en un certain sens, élevés à la dignité sacerdotale.
Le Nouveau Testament montre clairement que grâce au sacrifice du Christ les barrières entre le peuple et Dieu sont supprimées. Tous, désormais, sont appelés à s'approcher de Dieu sans crainte. Tous les croyants ont ce droit autrefois réservé au seul grand prêtre. Ils jouissent même d'un privilège supérieur, car le grand prêtre ne pouvait pas entrer dans le sanctuaire à tout moment, il n'y était autorisé qu'une fois l'an, au cours d'une cérémonie solennelle d'expiation (Lv 16, 2 ; He 9, 7).Les chrétiens, eux, ne sont soumis à aucune restriction de ce genre ; l'entrée du sanctuaire leur est toujours ouverte.
« Ayant donc reçu notre justification de la foi, écrivait saint Paul aux Romains (5, 1 s.), nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, lui qui nous a donné d'avoir accès, par la foi, à cette grâce en laquelle nous sommes établis.. »..
Grâce à une allusion plus claire à la liturgie juive de Kippur, l'épître aux Hébreux souligne davantage le contraste avec les limitations anciennes : « Ayant donc pleine liberté (parrhêsia) d'entrer dans le sanctuaire grâce au sang de Jésus, par cette voie qu'il a inaugurée pour nous... approchons-nous donc.. ». (He 10, 19-22).
La même liberté d'accès se trouve exprimée dans la lettre aux Éphésiens : « Par lui, nous avons en effet les uns et les autres accès auprès du Père en un seul esprit » (Ep 2, 18). Un autre passage de la même lettre parle du Christ Jésus « qui nous donne pleine liberté (parrhêsia) de nous approcher en toute confiance » (3, 12), et saint Paul va jusqu'à dire que Dieu nous a déjà « fait asseoir dans les cieux avec le Christ » (2, 6).
Une perspective semblable se retrouve sous une formulation différente dans les textes de l'Apôtre où il est dit que les croyants forment le Temple de Dieu, l'habitation divine : « Ne savez-vous pas que vous êtes temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? » (1 Co 3, 16 ; cf. 1 Co 6, 19 ; Ep 2,22 ; 1 P 2, 5).
Les chrétiens ont donc une relation intime avec Dieu. En He 7, 25 ils sont appelés « ceux qui par lui (le Christ) s'approchent de Dieu ». Il n'y a plus aucune barrière. Tous jouissent de la liberté des fils de Dieu qui ont le droit de s'approcher en toute assurance de leur Père.
Sur ce point, on ne note pas, entre les chrétiens, de différence. Aucune distinction entre prêtres et simples fidèles. Jérémie prédisait que, dans la nouvelle alliance, tous auraient une relation personnelle, intime, avec Dieu (Jr 31, 34). L'épître aux Hébreux rappelle explicitement cet oracle (He 8, 8-12) et d'autres textes néotestamentaires y font allusion pour en affirmer la réalisation dans l'Église (1 Th 4, 9 ; 1 Jn 2, 27 ; 5, 20). L'accès auprès de Dieu n'est pas le privilège d'un petit groupe.
Si nous considérons maintenant un autre aspect important du sacerdoce, l'offrande des sacrifices, nous constatons que tous les chrétiens sont invités à offrir des sacrifices. Sur ce point non plus le Nouveau Testament ne fait pas de distinction entre prêtres et simples fidèles. Mais il s'agit de sacrifices d'un genre nouveau ; ils doivent être à l'image du sacrifice du Christ. Tous les chrétiens sont invités à offrir, non des rites conventionnels, mais leur propre existence.
Saint Paul présente cette perspective dans un passage important de la lettre aux Romains, passage qui introduit toute la partie exhortative : « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu : c'est là le culte spirituel que vous avez à rendre »(Rm 12, 1). Paul n'emploie pas souvent le vocabulaire sacrificiel ou sacerdotal ; mais il l'emploie ici, non pour une cérémonie chrétienne, mais pour l'offrande de l'existence chrétienne, et il rattache immédiatement à ce thème celui de la recherche de la volonté de Dieu (12, 2). Le sacrifice du Christ se définit en effet comme obéissance (Ph 2, 8 ; RM 5, 19), adhésion concrète à la volonté de Dieu. Le même sacrifice personnel est requis de tous les chrétiens.
L'épître aux Hébreux donne la même orientation. Après avoir rappelé que le Christ est venu » faire la volonté de Dieu » (He 10, 7-9) en offrant son propre corps (10, 10), l'auteur exhorte les chrétiens à faire eux aussi « la volonté de Dieu » (10, 36 ; 13, 21 ; cf. 5, 8-9).
En même temps qu'obéissance filiale envers Dieu, le sacrifice du Christ fut un acte de solidarité avec les hommes, jusqu'à la mort. Pareillement, les sacrifices des chrétiens doivent consister en une vie de charité : « Quant à la bienfaisance et à la mise en commun des ressources, ne les oubliez pas, car c'est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir » (He 13, 16). Cette définition des sacrifices chrétiens se situe, dans l'épître, immédiatement après un passage où l'auteur s'oppose à la conception ancienne du culte, qui donnait une importance fondamentale aux observances extérieures. Désormais la religion ne peut plus se concevoir comme un ensemble de pratiques extérieures, de gestes conventionnels qui s'ajoutent à la vie. Saint Paul, en plusieurs passages, polémique avec vigueur dans le même sens (Ga 4, 9-10 ; 5, 6 ; Col 2, 16, 20-22). C'est dans l'existence même que la religion doit maintenant s'établir. Le sacrifice du Christ n'a pas consisté en rites extérieurs ; le Christ a pris son existence même, la transformant grâce à la prière en une offrande parfaite présentée à Dieu (cf. He 5,7-8 ; Mt 26, 36-42). Les chrétiens doivent, eux aussi, prendre leur existence même et en faire une offrande à Dieu.
Telle est aussi la doctrine de saint Pierre, qui invite les chrétiens à « offrir des sacrifices spirituels » (1 P 2, 5) dans un contexte où il les engage à rejeter toute forme de méchanceté et à avoir en tout une bonne conduite (1 P 1,22 - 2, 12).
Le culte chrétien ne consiste donc pas en rites matériels, mais en sacrifices qui sont à la fois spirituels et réels, c'est-à-dire en sacrifices qui partent du fond de l'âme docile à l'Esprit Saint (sacrifices spirituels) et qui s'étendent à toute l'existence (sacrifices réels, existentiels). En d'autres termes, il s'agit d'assumer selon l'inspiration de Dieu toutes les responsabilités concrètes (personnelles, familiales, sociales, nationales, internationales).
3/ Affirmations du sacerdoce commun
Pour désigner cet aspect fondamental de la vie chrétienne, le mot sacerdoce n'apparaît pas en saint Paul. Il faut noter que Paul ne l'emploie pas même pour le Christ ; il aurait été étrange qu'il l'emploie pour les disciples du Christ. Dans son sens antique, rituel, l'expression s'appliquait mal à la nouvelle réalité d'un sacerdoce existentiel.
L'épître aux Hébreux non plus ne dit pas que les chrétiens sont prêtres ; l'auteur montre qu'ils jouissent des privilèges sacerdotaux, cependant il ne les appelle pas explicitement prêtres. Il le fait implicitement quand, peu après avoir nommé le Christ grand prêtre (2, 17 ; 3, 1), il déclare que « nous sommes devenus participants du Christ » (3, 14). Il ne dit pas seulement disciples du Christ ou fidèles du Christ, mais participants du Christ. On peut comprendre qu'être participant du Christ, c'est être participant du sacerdoce du Christ. Un autre verset de l'épître confirme cette interprétation ; l'auteur y affirme que le Christ, « par une oblation unique a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » (He 10, 14). Le sens profond de cette affirmation ne se perçoit pas facilement dans les traductions, impuissantes à exprimer toutes les connotations du verbe grec teteioun, » rendre parfait ». Celui-ci possède dans la Septante un sens sacerdotal ; il y désigne la consécration des prêtres. Une étude des autres emplois du verbe dans l'épître montre clairement que l'auteur a ce sens en vue 4. Le verbe est employé trois fois au sujet du Christ (en 2, 10 ; 5, 9 ; 7, 28) et il ressort du contexte qu'il s'applique à la consécration sacerdotale du Christ, consécration non rituelle, nous le savons, mais réelle, qui se fait par le moyen des souffrances (2, 10 ; 5, 8) et consiste en une transformation profonde de l'humanité du Christ ; cette consécration est donc un véritable rendre parfait. Le texte le plus net est celui de 5, 8-10, où il est dit que le Christ « apprit, de ce qu'il souffrit, l'obéissance ; et ayant été rendu parfait, ... il a été proclamé par Dieu grand prêtre.. »..
Le troisième texte (7, 28) va dans le même sens, car il met en contraste la consécration antique, qui ne transformait pas les prêtres, et le cas du Christ rendu parfait dans sa consécration : « La Loi, en effet, établit comme grands prêtres des hommes qui restent déficients ; mais la parole du serment(PS 110, 4) — postérieur à la Loi — établit comme grand prêtre un Fils rendu parfait pour l'éternité ».
Le verbe « rendre parfait » s'applique donc à la transformation radicale de son humanité par laquelle le Christ devint prêtre.
Or, précisément, cette consécration du Christ présente un aspect inattendu, différent des consécrations antiques. Dans le système ancien, il est clair que la consécration valait seulement pour l'individu qui la recevait et qui devenait grand prêtre. Après sa consécration, il était habilité à entrer dans le sanctuaire ; personne n'était autorisé à le suivre. Au contraire, dans le cas du Christ, la consécration vaut non seulement pour le prêtre lui-même, c'est-à-dire le Christ, mais aussi pour le peuple. Le même verbe est employé au passif : « Christ fut rendu parfait, fut consacré », et à l'actif : « Christ rendit parfaits, Christ consacra »5. Dans l'événement de la Passion, le Christ » fut rendu parfait » (5, 9) et il « a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » (10, 14). Le Christ reçut le sacerdoce et, en même temps, le communiqua.
L'explication de cette nouveauté réside dans le fait que la consécration du Christ a vraiment été une transformation de l'homme et qu'elle s'est réalisée par un acte de solidarité, un acte solidarisant. C'est pourquoi la consécration ne vaut pas seulement pour un homme, mais pour l'homme, pour tous les hommes, à moins qu'ils ne se ferment à l'efficacité de cet acte (cf. He 5, 9).
Le verset dont nous parlons contient donc l'affirmation du sacerdoce commun, même s'il ne contient pas le mot sacerdoce.
L'affirmation devient explicite, on le sait, dans plusieurs phrases de l'Apocalypse (1, 6 ; 5, 10 ; 20, 6), dont le contexte est semblable, car il met le sacerdoce des chrétiens en relation avec le sang du Christ(1, 5 ; 5, 9). Le thème toutefois n'y est pas approfondi. L'Apocalypse emprunte son expression à une phrase de l'Exode (19, 6), selon le texte hébreu 6.
Du même passage de l'Exode, mais avec le terme grec utilisé par la Septante, provient l'expression de la première lettre de Pierre, texte splendide où l'idée est développée : « Vous approchant de lui, pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu, vous-mêmes, comme pierres vivantes, entrez dans l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ » (1 P 2, 4-5) ; « mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis » (2, 9) 7.
Ce texte nous rappelle d'abord le sacrifice réel, existentiel, du Christ, rejeté par les hommes et glorifié par Dieu ; il exprime ensuite la vocation des chrétiens à faire des offrandes semblables, c'est-à-dire non rituelles mais spirituelles (et le contexte montre que spirituels ne s'oppose pas à réels, mais bien au contraire exige cet aspect). C'est là que se situe l'affirmation du sacerdoce commun.
Au sacerdoce réel du Christ correspond donc le sacerdoce réel de tous les chrétiens, invités à s'approcher de Dieu avec leur vie concrète.
4/ La place du sacerdoce ministériel
Quelle est alors la place du sacerdoce ministériel ? Il semblerait qu'il n'en ait plus aucune. En fait, il a une place, qui est à la fois indispensable et subordonnée.
La comparaison établie ci-dessus entre le sacerdoce réel du Christ et le sacerdoce réel des chrétiens a mis en relief la ressemblance. Elle a omis de noter une différence fondamentale : le Christ était capable de réaliser personnellement le culte existentiel parfait (cf. He 9, 14) ; les chrétiens ne sont pas capables de le réaliser par eux-mêmes. Ce n'est qu'unis au Christ qu'ils peuvent élever leur vie jusqu'à Dieu dans une charité authentique envers leurs frères.
Tous les écrits cités expriment cette nécessité : saint Paul, saint Pierre, l'auteur de l'épître aux Hébreux. Nous ne l'avons pas soulignée, mais elle est toujours présente comme un point essentiel.
Aucun texte ne laisse penser qu'un chrétien soit capable de réaliser par lui-même son sacerdoce. La connexion nécessaire avec le Christ est toujours affirmée. De plus, on peut observer que les textes parlent toujours des chrétiens au pluriel.
Le texte de 1 P, le plus explicite, est particulièrement significatif : pour exercer le sacerdoce, il faut s'approcher du Christ, pierre vivante, s'appuyer sur lui, former avec lui tous ensemble un édifice qui est un temple. Le mot employé ici pour sacerdoce n'est pas un mot abstrait, le nom d'une dignité, mais un mot concret qui signifie plus précisément organisme sacerdotal (hierateuma : en grec le suffixe -ma a un sens concret). Il ne s'agit donc pas d'un sacerdoce individuel, mais d'un sacerdoce commun, sacerdoce de tout le corps du Christ ensemble 8. Et la relation avec le Christ en est l'élément le plus important : déjà exprimée au commencement, elle est répétée à la fin ; Pierre en effet éprouve le besoin de préciser de nouveau que les sacrifices offerts le sont » par Jésus Christ » (2, 5).
Les autres textes n'omettent jamais des indications semblables. Nous voyons Paul qui insiste toujours sur le « par Jésus Christ » ; nous avons cité :
Rm 3, 1 : « Nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ » ;
Ep 2, 18 : » Par lui nous avons... accès auprès du Père » ;
Ep 3, 12 : « dans le Christ Jésus notre Seigneur, qui nous donne d'oser nous approcher.. ». ;
Ep 2, 6 : Dieu « nous a fait revivre avec le Christ... avec lui Il nous a ressuscités... dans le Christ Jésus ».
De même, pour l'auteur de l'épître aux Hébreux, les fidèles sont « ceux qui par lui s'avancent vers Dieu » (7, 25). Tous sont invités à s'approcher de Dieu, mais dans le sang du Christ (10, 19). Ils sont appelés à « accomplir la volonté de Dieu », mais par Jésus Christ (13, 21). Et parce qu'ils reçoivent tout par le Christ, ils doivent continuellement offrir par lui un sacrifice de louange, une eucharistie(13, 15).
Dans le sacerdoce du Christ on distingue donc deux aspects : l'aspect du culte et l'aspect de la médiation. L'aspect du culte se retrouve dans le sacerdoce de tous les chrétiens qui sont admis à s'approcher de Dieu et à offrir leurs sacrifices, c'est-à-dire à ouvrir à l'action transformante de Dieu leur existence concrète. L'aspect de la médiation appartient exclusivement au Christ : « Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur de Dieu et des hommes, le Christ Jésus, homme lui-même qui s'est livré en rançon pour tous » (1 Tm 2, 5). La possibilité pour les chrétiens de rendre un culte à Dieu n'existe pas sans la médiation du Christ ; elle reste liée à cette médiation. Elle en est le fruit magnifique, mais n'existe pas indépendamment d'elle.
Cette situation doit être manifestée objectivement dans la vie chrétienne puisqu'elle est fondamentale pour le sacerdoce des chrétiens.
En cela consiste la fonction du sacerdoce ministériel : être le sacrement de la médiation du Christ, manifester la présence du Christ médiateur, afin que les chrétiens puissent accueillir explicitement cette médiation 9. Au service du Christ « médiateur d'une nouvelle alliance » (He 9, 15 ; 8, 6), sont donc constitués des « ministres de la nouvelle alliance » (2 Co 3, 6), qui actualisent sa présence à travers la diversité des lieux et des temps. Leur capacité à exercer cette fonction n'est pas d'origine humaine mais divine (2 Co 3, 5). Ils assument le « ministère de la réconciliation » (2 Co 5, 18), non de leur propre autorité, mais comme ambassadeurs du Christ ( 2 Co 5, 20 ; cf. Mt 28, 16-20 ; Jn. 20,21-23). Ils sont à considérer comme « serviteurs du Christ et intendants des mystères de Dieu » (1 Co 4, 1 ; cf. Lc 12, 41-43). Grâce à leur « ministère sacré » (Rm 15, 16), l'offrande des nations devient agréable à Dieu, sanctifiée dans l'Esprit Saint (Rm 15, 16).
Le synode de 1971 a parlé en ce sens de « l'unique ministère sacerdotal du Nouveau Testament, qui continue la fonction du Christ Médiateur.. ». (1ère partie, n. 4). La référence au Christ médiateur semble préférable à la référence au Christ chef, telle que l'exprimait, par exemple, l'esquisse pré-synodale, où l'on disait que le prêtre « représente le Christ en tant qu'il est tête de la communauté et, pour ainsi dire, en face d'elle »10. Cette dernière manière de dire a l'inconvénient de voiler la fonction propre du Christ prêtre, qui consiste à mettre la communauté en relation avec Dieu. Au contraire, parler de médiation donne la juste perspective, dans laquelle rentre aussi la fonction de chef. D'autre part, en insistant sur la nécessité de « représenter le Christ chef », on risque de favoriser une conception autoritaire du ministère.
La formule du Synode, cependant, donne encore prise à un possible malentendu lorsqu'elle parle de « continuer la fonction du Christ médiateur », ce qui semble indiquer que les prêtres sont médiateurs eux aussi. En fait, le sacerdoce ministériel ne constitue pas une médiation ajoutée à celle du Christ ; il est seulement sacrement de cette médiation, qui demeure unique ; tout comme la messe ne constitue pas un sacrifice ajouté à celui du Calvaire, mais est seulement sacrement de ce sacrifice unique 11.
Étant sacramentel, le sacerdoce ministériel est, en un certain sens, secondaire, ou, si l'on préfère, subordonné. Ce qui importe, ce sont les existences réelles. Le sacerdoce ministériel n'est pas le but, mais il constitue le moyen de relation entre les existences réelles (celle du Christ, celles des chrétiens) ; on l'appelle ministériel précisément parce qu'il est secondaire, subordonné, au service du sacerdoce du Christ, au service du sacerdoce commun. Sans le sacerdoce du Christ il n'aurait aucun contenu, aucune valeur, il ne représenterait rien ; sans la relation au sacerdoce commun, il n'aurait aucun sens, aucune utilité. Il est donc, en ce sens, secondaire.
Toutefois il est indispensable, parce que sans ce moyen de relation l'existence des chrétiens ne serait pas effectivement soumise à la médiation du Christ et ne pourrait donc pas être transformée en un sacrifice digne de Dieu. Refuser cette médiation sacramentelle équivaut à refuser la médiation du Christ pour retourner au subjectivisme et à l'individualisme religieux. Un refus de ce genre s'oppose à l'économie de l'Incarnation et à l'existence de l'Église comme corps du Christ.
Les sacrements chrétiens, au contraire, ne se présentent pas comme des cérémonies ayant valeur en elles-mêmes. Toute leur valeur leur vient de leur rapport avec l'unique offrande existentielle totale et parfaite qui soit, celle du Christ, et de la possibilité qu'ils donnent aux fidèles, grâce à ce rapport, de transformer leur propre existence concrète.
Une remarque s'impose ici : la médiation du Christ ne consiste pas seulement à mettre chaque fidèle individuellement en relation avec Dieu, mais elle consiste à unir tous les croyants en un seul peuple de Dieu. De même que le sacrifice du Christ fut à la fois un acte d'union avec Dieu et d'union avec les hommes, sa médiation comprend indissolublement ces deux aspects réunis, regrouper tous les hommes et les unir à Dieu : « Par lui, écrit saint Paul, nous avons les uns et les autres, en un seul Esprit, accès auprès du Père » (Ep 2, 18).
On ne peut donc accepter la médiation du Christ pour aller à Dieu sans accepter en même temps d'entrer dans le corps du Christ, c'est-à-dire l'Église.
Le sacerdoce ministériel, comme signe et instrument du Christ médiateur, n'a donc pas seulement pour rôle de donner concrètement à chaque fidèle la possibilité d'unir sa propre existence à l'existence du Christ, il a également pour rôle de structurer le corps du Christ et d'en faire une unité. Selon Ep 4, 12, les ministères sont établis par le Christ afin « d'organiser les saints (c'est-à-dire les chrétiens) pour l'œuvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu'un dans la foi.. ».. On voit par là que le sacerdoce ministériel est nécessairement hiérarchique. L'Église n'est pas une masse informe, mais une construction organique (Ep 2, 20-22). Pour lui donner « concorde et cohésion », le Christ se sert de tout un ensemble de « jointures et ligaments » constitutifs (Ep 4, 16 ; Col 2, 19).
D'autre part, puisque cette construction n'est pas une simple organisation humaine, mais « un temple saint », « une demeure de Dieu » (Ep 2, 21-22), un « sacerdoce saint » (1 P 2, 5), le caractère sacerdotal doit nécessairement être reconnu au ministère par le moyen duquel la construction est constituée en cette qualité. En fait l'expression de 1 P 2, 5. 9, ne peut s'interpréter, comme il arrive trop souvent, du seul sacerdoce commun, excluant le sacerdoce ministériel.
Elle s'applique au contraire à tout le sacerdoce de l'Église, constituée, dans son adhésion au Christ, en organisme sacerdotal. L'expression comporte donc les deux aspects de ce sacerdoce : sacerdoce commun et sacerdoce ministériel.
5/ Rapports entre sacerdoce ministériel et sacerdoce commun
Après ce qui vient d'être dit, la différence entre les deux sacerdoces apparaît clairement, différence qui n'est pas seulement de degré mais de nature, comme le dit Lumen Gentium, 10, et comme le répète le texte du Synode de 1971 (1, 4).
Comparé au sacerdoce commun, on doit dire que le sacerdoce ministériel est plus spécifiquement sacerdotal et moins réellement sacerdotal. Il est plus spécifiquement sacerdotal parce que l'élément spécifique du sacerdoce est la médiation entre Dieu et les hommes ; or le sacerdoce ministériel est sacrement de la médiation du Christ, il est signe et instrument du Christ médiateur, ce que le sacerdoce commun n'est pas.
Des confusions apparaissent souvent sur ce point. Certains disent que tout chrétien doit être médiateur « parce que, en raison de la structure sociale de la nature humaine, le prêtre inclut nécessairement d'autres personnes dans sa relation à Dieu »12. C'est là un langage impropre qui confond relation entre les hommes et médiation proprement dite entre l'homme et Dieu. Qui a besoin d'un médiateur pour entrer en rapport avec Dieu ne peut pas être lui-même, à proprement parler, médiateur entre les autres et Dieu ; tous les hommes ont besoin de la médiation du Christ ; aucun ne peut donc être médiateur pour les autres hommes, même s'il est nécessairement en relation avec eux.
Plus spécifiquement sacerdotal, le sacerdoce ministériel est moins réellement sacerdotal 13 que le sacerdoce commun parce qu'il est seulement sacramentel, c'est-à-dire signe de la réalité. Au contraire, le sacerdoce commun est offrande réelle de l'existence à Dieu, dans la docilité concrète. Il ne s'agit pas cependant, dans les deux cas, du même aspect du sacerdoce : le sacerdoce commun est culte réel, le sacerdoce ministériel est médiation sacramentelle.
6. Nécessaire participation des prêtres au sacerdoce commun
Pour être complet, il faut ajouter que le sacerdoce commun est véritablement commun, c'est-à-dire sacerdoce de tout le corps du Christ réuni, de toute l'Église. On conçoit parfois le sacerdoce commun comme exclusivement réservé, dans l'Église, aux laïcs. C'est une erreur. Tous les chrétiens, et donc aussi les prêtres, les évêques, le pape, sont appelés à exercer le sacerdoce commun ; en cela ils sont tous frères. S'ils ne l'exerçaient pas, leur union avec le Christ ne serait pas réelle, personnelle, existentielle. En fait, le sacerdoce ministériel lui-même comporte un appel à exercer le sacerdoce réel, c'est-à-dire à s'unir au sacrifice du Christ par l'offrande de toute sa vie. Les récits évangéliques de vocation ne séparent pas les deux aspects : le Christ appelle ses apôtres à un engagement personnel et, d'autre part, il leur donne des pouvoirs qui ne sont pas humains 14.
Dans la vie et le ministère des prêtres, il convient, me semble-t-il, de distinguer les deux sacerdoces. Distinguer, non pas séparer. Distinguer est utile pour la clarté des concepts doctrinaux ; séparer serait contraire à la vocation concrète.
Avant le Synode de 1971, des points de vue opposés à la distinction se sont exprimés. Le rapport de la Commission théologique par exemple disait : « Tous les actes du prêtre sont qualifiés, en vertu de son ordination, par son ministère sacerdotal... Nous y avons insisté ci-dessus : il ne faut pas concevoir des moments où le prêtre, du fait qu'il est dans son église ou bien en service requis, agirait comme prêtre, tandis que dans le reste de sa vie il devrait se sentir comme le reste des hommes ». « Il ne fera jamais plus rien en laïc ».
Position confuse et contestable, qui ne tient pas compte du sacerdoce commun.
Il semble, au contraire, nécessaire de distinguer : le prêtre est appelé à vivre toujours le sacerdoce commun, parce que tout chrétien est appelé à offrir toute sa vie, soit qu'il mange, soit qu'il boive, quoi qu'il fasse... (cf. 1 Co 10, 31 ; Col 3, 17). Mais il n'exerce pas toujours son sacerdoce ministériel ; quand il mange, quand il se détend, il n'exerce pas son ministère, il n'est pas signe et instrument du Christ médiateur ; il doit cependant être uni à Dieu par le Christ, ce qui correspond au sacerdoce commun.
Plus justement, l'esquisse pré-synodale refusait la position des théologiens et disait : le ministère « pénètre l'existence, non pas en ce sens qu'il rende sacerdotales toutes les actions, mais parce qu'il impose une condition aux autres activités »15. La formule n'est pourtant pas totalement satisfaisante ; il vaudrait mieux dire : « non dans le sens qu'il rende ministérielles toutes les actions », laissant au sacerdoce commun de les rendre sacerdotales.
En fait, ce qui doit envahir toute l'existence, c'est le sacerdoce commun, sacerdoce réel, comme nous l'avons dit. Il doit imprégner les actes ministériels eux-mêmes. L'activité proprement ministérielle donne lieu, elle aussi, à l'exercice du sacerdoce commun. Là encore, la séparation ne serait pas normale. Dans tout ministère, il y a un aspect sacramentel de l'activité qui appartient au sacerdoce ministériel, mais il y a également un aspect personnel de l'activité qui revient normalement au sacerdoce commun.
Prenons l'exemple le plus simple : la célébration de la messe. En célébrant la messe, le prêtre est signe et instrument du Christ médiateur qui s'offre au Père et unit les croyants à son offrande. La consécration est action ministérielle ; elle n'est pas une action personnelle du prêtre, elle ne dépend pas du mérite du prêtre. Cependant, en célébrant la messe, le prêtre est appelé à adhérer personnellement au mystère. Cet aspect se distingue du premier, il peut aussi en être séparé, mais la séparation est anormale. Un prêtre peut célébrer la messe sans adhérer personnellement au sacrifice du Christ, par exemple avec une volonté de vengeance mortelle contre une personne qui l'a offensé. La messe ne sera pas invalide ; les fidèles pourront s'y unir au sacrifice du Christ. Le prêtre aura exercé son sacerdoce ministériel tout en refusant d'exercer le sacerdoce commun.
Il existe des cas plus complexes : le sacerdoce ministériel ne consiste pas seulement à administrer les sacrements, mais aussi à transmettre la parole de Dieu et à gouverner le peuple de Dieu au nom du Christ. Ces trois secteurs appartiennent tous les trois à la médiation du Christ, et dans chaque secteur il y a donc un aspect proprement ministériel, mais ils comportent aussi nécessairement un aspect personnel.
Les fidèles ont besoin de l'aspect ministériel. Considéré matériellement en lui-même, le texte imprimé de la Bible n'est pas parole vivante de Dieu, il est la lettre (cf. 2 Co 3, 6). Pour qu'il devienne parole vivante de Dieu, il faut qu'il soit transmis actuellement par le Christ vivant. Le magistère de l'Église et, à sa place spécifique, l'enseignement des prêtres sont le signe et l'instrument de cette médiation.
Le prêtre doit être conscient de ce fait pour concevoir de manière juste son ministère de prédication, qui ne consiste pas à propager ses idées personnelles, mais la parole du Christ.
Mais cette activité requiert en même temps un travail et un engagement personnel qui constituent un exercice du sacerdoce commun.
La même observation vaut encore pour l'exercice du gouvernement de l'Église. Le Christ médiateur rassemble dans son corps tous les enfants de Dieu dispersés (cf. Jn 11, 52 ; Rm 12, 5). L'autorité nécessaire à cette unité appartient à lui seul. Les chrétiens, cependant, ont besoin d'une manifestation visible de cette autorité, afin de pouvoir former effectivement, tous ensemble, un seul édifice spirituel (1 P 2, 5 ; cf. Ep 2, 20-22), un véritable sacerdoce saint (1 P 2, 5). Le ministère hiérarchique de l'Église reçoit cette tâche. Il est signe et instrument de l'autorité du Christ, au service de l'unité. Les ministres de l'Église ne possèdent pas personnellement l'autorité, mais ils doivent l'exercer au nom du Christ. En tant que, par eux, le Christ lui-même dirige son Église, leur activité dépend du sacerdoce ministériel. Mais ce ministère ne peut s'effectuer sans tout un engagement de la personne (information, délibérations, initiatives, décisions) et, sous cet aspect, l'activité de gouvernement appartient au sacerdoce commun. La distinction des deux aspects n'est pas facile dans la pratique. Quand il s'agit de gouvernement, l'attention se porte plus facilement sur la part d'activité humaine.
L'aspect d'intervention du Christ doit être reconnu dans la foi. En se soumettant à une décision légitime de leurs pasteurs, les croyants savent qu'ils se soumettent au Christ qui unifie son Église.
Il convient de noter, en tout ceci, que le sacerdoce ministériel spécifie l'exercice du sacerdoce commun, en lui donnant un aspect particulier. Une de ces notes spécifiques consiste précisément dans l'abnégation personnelle du prêtre, qui doit toujours refuser de s'attribuer à lui-même l'efficacité spirituelle de son ministère. Cette efficacité appartient à l'action du Christ qui illumine, gouverne et sanctifie. Le prêtre doit renoncer à tirer de son activité ministérielle des avantages personnels. Toute espèce de simonie lui est interdite.
Par ailleurs, la sanctification du prêtre est liée de manière spécifique à son dévouement au service de l'Église. Dans l'exercice même de son ministère, le prêtre reçoit personnellement d'abondantes grâces d'union au Christ.
* * *
Une vision claire de la distinction et des rapports qui existent entre sacerdoce ministériel et sacerdoce commun porte en soi de multiples avantages. Elle permet de mieux reconnaître la dignité respective des deux aspects du sacerdoce chrétien, de mieux comprendre leur rapport et de respecter leurs limites.
Le sacerdoce ministériel apparaît dans sa grandeur et dans son humilité. Il est grand, car en lui c'est le Christ lui-même qui exerce sa médiation. Il est humble, car le prêtre ne peut s'attribuer à lui-même l'action du Christ. Humble aussi parce qu'il est au service du sacerdoce commun.
De son côté, le sacerdoce commun apparaît également dans son humilité et dans sa grandeur. Il est humble, car il doit reconnaître qu'il ne se suffit pas à lui-même ; il a besoin d'une médiation. Il est grand, car il est offrande réelle, culte authentique, transformation de l'existence.
Prendre conscience de la nécessaire participation de tous — y compris des prêtres — au sacerdoce commun comporte également de grands avantages : cela élimine l'esprit de domination qui peut exister chez certains prêtres et l'esprit d'envie chez certains laïcs, en approfondissant en tous le sens de l'égalité fondamentale et de la fraternité chrétienne.
Donnant à tous le sens de leur vraie dignité et de leur responsabilité, la juste distinction peut sans doute contribuer à éviter de faux problèmes.
Albert Vanhoye, s.j., in Nouvelle Revue Théologique (1975, tome 97-3)


1. Ces pages reprennent, avec diverses modifications, une conférence donnée en italien lors d'une session qui a eu lieu à Triuggio près de Milan. La maison de Triuggio a publié les textes de cette session sous le titre Sacerdoti nello Spirito, Villa S. Cuore, 20050 Triuggio (Mi), 1973.
2. Lors d'un congrès de groupes chrétiens tenu à Dijon en mai 1974, les membres d'un groupe déclaraient ouvertement que désormais ils célébraient l'eucharistie entre eux sans se soucier d'avoir un prêtre ; tel autre groupe déclarait qu'il se passait de toute célébration eucharistique, la solidarité effective valant mieux qu'une cérémonie religieuse.
3. Dans son excellent article, La « qualité » sacerdotale du ministère chrétien, dans NRT 95 (1973) 481-514, le P. J. M. R. Tillard étudie cette évolution.
4. Qu'il me soit permis de renvoyer à Situation du Christ, coll. Lectio divina 58, Paris, Ed. du Cerf, 1969, pp. 320-328.
5. On trouve en Jn 17, 19, un texte comparable : « Je me sanctifie moi-même, afin qu'ils soient eux aussi sanctifiés en vérité ». A. FEUILLET en donne une interprétation sacerdotale dans son livre, Le Sacerdoce du Christ et de ses Ministres, Paris, Éditions de Paris, 1972, pp. 24-26, 103-108. Cette interprétation suscite cependant des critiques, cf. J. DELORME, Sacerdoce du Christ et ministère(À propos de Jean 17). Sémantique et théologie biblique, dans Rech. Sc. Rel. 62 (1974) 199-219 (voir pp. 207-213). Cf. d'autre part les utiles précisions que donne I. DE LA POTTERIE, Consécration ou sanctification du chrétien, dans Archivio di Filosofia, Rome, 1974, pp. 333-349.
6. Les textes de l'Apocalypse ont fait l'objet d'une étude attentive : E. SCHÜSSLER, Fiorenza, Priester für Gott : Studien zum Herrschaft- und Priester-motif in der Apokalypse, coll. Neutest. Abh. N.S. 7, Munster, Aschendorff, 1972, VIII-450.
7. Cf. J. COPPENS, « Le sacerdoce royal des fidèles. Un commentaire de la 1 Pet. II, 4-10 », dans Au service de la Parole de Dieu, Mélanges Charue, Gembloux, 1969, pp. 61-75.
8. Cf. J. H. ELLIOTT, The Elect and the Holy : An Exegetical Examination of 1 Peter 2, 4-10 and the Phrase basileion hierateuma, coll. Suppl. to Novum Testamentum XII, Leiden, 1966, pp. 64-70, 166-169, 220-223 ; J. COPPENS, art. cit., pp. 70, 72.
9. Cf. J. M. R. TILLARD, art. cit., 511 : « II s'agit d'une désignation sacerdotale sui generis,recouvrant un acte ministériel intégralement sacramentel et tout entier relatif à l'Acte sacerdotal unique et incommunicable de Jésus, afin de permettre le contact de la communauté avec celui-ci dans le hic et nunc ».
10. Synode des Évêques, Le sacerdoce ministériel. Esquisse des thèmes..., » Partie doctrinale »,conclusion, n. 4.
11. Il est sans doute utile de préciser ici la distinction entre le culte sacramentel chrétien et le culte simplement rituel. L'un et l'autre comportent des cérémonies symboliques. Mais, dans le culte ancien, celles-ci n'étaient pas en relation avec une offrande existentielle totale et parfaite, pour la bonne raison qu'une telle offrande n'existait pas. Le culte était censé avoir valeur en lui-même.
12. Irène BSCK, Sakrale Existenz. Das gemeinsame Priestertum des Gottesvolkes als kultische und ausserkultische Wirklichkeit, dans Münchener Théol. Zeits. 19 (1968) 17-34, p. 32, traduit dansRassegna di teologia, mars-avril 1971, 15-29, p. 27. Hans Küng donne des interprétations semblables dans son livre sur l'Église (vol. II, p. 526 de l'éd. franc., E, 1.2.5. « La fonction de médiation »).
13. Cette affirmation peut susciter un certain malaise. Pour bien la comprendre, il est nécessaire de la compléter par ce qui sera dit plus loin, sur l'union concrète, dans le ministère des prêtres, des deux aspects du sacerdoce.
14. Cette union des deux aspects a été fortement soulignée par H. U. von BALTHASAR, Amt und Existenz, dans Internat. Kath. Zeits. Communio 1 (1972) 289-297.
15. Questions pratiques, I, 5, b, p. 18.


lundi 27 avril 2015

En priant... Charles d'Orléans, Priez pour paix, douce Vierge Marie

Priez pour paix, douce Vierge Marie,
Reine des cieux, et du monde maîtresse,
Faites prier, par votre courtoisie,
Saints et saintes, et prenez votre adresse
Vers votre Fils, requérant Sa hautesse
Qu’il Lui plaise Son peuple regarder,
Que de Son sang a voulu racheter,
En déboutant guerre qui tout dévoie ;
De prières ne vous veuilliez lasser :
Priez pour paix, le vrai trésor de joie !

Charles d’Orléans

samedi 11 avril 2015

En résumant... Paul Bourget, Le sens de la mort


Elle vit. Des semaines et des semaines ont passé : six longs mois, depuis le jour où, toute frémissante encore de l'adjuration de l'agonisant, je lui ai arraché le flacon de poison. J'ai compris qu'elle tiendrait sa promesse de vivre, quand elle a voulu assister jusqu'au bout à l'ensevelissement d'Ortègue . Trois jours après, elle assistait au service funèbre de Le Gallic. Ces deux cérémonies ne se ressemblèrent que par sa présence. Ortègue, dans un dernier codicille de son testament, qui m'expliqua la consternation du notaire dévot, avait exigé des obsèques civiles. Son aversion pour Le Gallic ne fut sans doute pas étrangère à cette volonté. Oh ! le triste après-midi du commencement de novembre où nous le conduisîmes au cimetière de Passy ! Il s'y était fait construire autrefois, fastueux même par delà la mort, un monument en marbre et en mosaïques. La foule se pressait derrière la dépouille du chirurgien illustre.
Quel contraste, et de toutes manières, avec l'humble convoi du lieutenant obscur ! Après une messe basse, dite à huit heures à Saint-Thomas-d'Aquin, nous menâmes le corps à la gare Montparnasse, d'où il partit pour Tréguier. Le soldat breton allait dormir là-bas, dans le sol natal, celui où étaient couchés son père, sa mère, tous les aïeux qui s'étaient répétés en lui et dont il avait partagé la foi. En comparant ces deux enterrements, j'y vois un symbole. L'officier a vécu dans la communion. Il est mort dans la communion. Il repose dans la communion. Mon pauvre maître reste solitaire dans la mort, comme il l'a été dans la tragique dernière heure de sa vie. J'entends encore sa voix me disant, si près de sa fin et d'un accent poignant : « Comme on est seul ! »
Quand je passe devant ce cimetière de Passy, avec quelle émotion je contemple l'énorme mur de soutènement qui surplombe l'avenue Henri-Martin ! Je perce le haut remblai par la pensée, je vais, je vais, et je rencontre le caveau où achève de se dissoudre, dans le froid, dans le silence, dans la mort, cet homme consumé de génie et de passion qui fut Ortègue. J'ai pitié de lui. Je voudrais l'aider, et puis je me dis que, s'il souffre encore, ce n'est pas là.
Une autre personne se le dit comme moi. C'est sa femme. En ce moment même, je regarde, par la fenêtre, la pelouse qui verdoie sous les beaux vieux arbres du jardin de la Clinique. Sur une chaise longue de malade, un soldat est étendu. Il a auprès de lui deux béquilles. Un bandeau lui couvre les yeux. Il nous est arrivé aveugle et la cuisse fracassée. Nous avons sauvé sa jambe. Nous ne pouvons pas lui rendre la vue. Auprès de lui, Mme Ortègue est assise, qui lui fait la lecture. Qu'elle est amaigrie et défaite ! Son existence, depuis ces six mois. explique trop ce dépérissement. Elle a vécu, oui, et elle vit, mais dans l'usure quotidienne d'une activité dépensée sans mesure au service de nos blessés. Avec la guerre qui se prolonge, nos salles, hélas ! ne désemplissent pas. Beaucoup d'entre nous se lassent. Mme Ortègue, non. Son dévouement des premières semaines faisait déjà notre étonnement et notre admiration. Il fait, depuis la mort de son mari, notre admiration et notre effroi. Nous la voyons passer les nuits après les nuits, s'offrir pour les besognes les plus dures, les plus répugnantes, les plus dangereuses. Au moindre soupçon d'une maladie contagieuse, elle est là. Elle donne ses jours. Elle donne ses veilles. Elle donne sa vie. Pour moi qui connais son secret, j'ai souvent l'impression qu'il y a du suicide dans sa charité. On dirait qu'elle s'efforce de satisfaire à la fois la volonté contradictoire des deux hommes qui l'ont tant aimée : de vivre comme le lui a demandé Le Gallic, de mourir comme elle l'avait promis à Ortègue. Pour obtenir d'elle un peu de repos, je l'ai priée de s'occuper en particulier de nos aveugles. Humble tâche ! « Mais, comme lui a dit l'abbé Courmont qui s'inquiète, lui aussi, de cette santé menacée par un tel abus de ses forces, il n'y a pas d'humble tâche de consolation ». C'est le prêtre qui a décidé son consentement. Le fait qu'il ait eu cette influence prouve qu'un travail s'accomplit en elle. La nostalgie religieuse la tourmente. C'est la personnalité de Le Gallic qui continue d'agir sur la sienne, et cette belle âme, — comme il la désignait, — demeure si fidèle, si loyale, qu'Ortègue même, subitement rappelé à la vie, ne pourrait pas être jaloux de cette action. La noble femme ne désire si passionnément croire, que pour lui.
Encore hier, — car elle cause avec moi à cœur plus ouvert, — elle m'avouait : « Vous me reprochez de trop travailler dans l'hôpital, mon ami. Je n'ai pas d'autre apaisement. Quand je suis trop accablée de fatigue, après avoir fait la journée et la nuit, je me dis : ‘Si la croyance de Le Gallic est vraie, s'il existe un autre  monde, si l'âme de mon mari n'est pas éteinte, si elle est quelque part où elle souffre, peut-être un peu du secours que j'ai donné aux autres retombe-t-il sur lui’. Ce n'est qu'un souhait, et rempli de doute. Quand je m'y abandonne, il se fait en moi un calme inexprimable, comme si un merci m'était venu de quelque part... Mais d'où ? »
Cette simple question de femme ne vise à rien moins qu'à poser l'angoissant et inévitable problème de la mort. Que se demande la veuve du malheureux Ortègue, en effet ? S'il y a une rupture éternelle ou un rapport mystérieux entre les morts et les vivants ; si notre activité présente s'épuise en elle-même, ou bien si elle a un prolongement ailleurs dans un univers spirituel, principe premier et suprême explication de l'univers visible ? Que ce prolongement existe, et la mort prend un autre sens, ou, plutôt, elle n'a de sens que si ce prolongement existe. Sinon, elle n'est qu'une fin, et quelle différence y a-t-il, en dehors de la douleur, entre une mort et une autre ? Toutes se valent pour celui qui meurt, puisqu'elles l'anéantissent également. Ce problème, pourtant essentiel et que nous devrions tous avoir résolu, ou, du moins, médité, nous l'oublions dans le train ordinaire de la vie. Aujourd'hui, comment ne pas en être obsédé, quand un cataclysme universel, cette immense et terrible guerre, le pose tous les jours, toutes les heures, et pour combien de temps, d'un bout à l'autre de l'Europe, à des millions d'êtres, à ceux qui se battent et à ceux qui restent, à ceux qui succombent et à ceux qui survivent, aux individus, aux familles, aux pays, à notre humanité tout entière ? Tant de sang, tant de pleurs versés ont-ils une signification ailleurs ? Ou bien ce conflit mondial n'est-il qu'un frénétique accès de délire collectif, dont l'unique résultat serait la rentrée prématurée d'innombrables organismes humains dans le cycle des décompositions et des recompositions physico-chimiques ? Au terme de ce long récit, c'est le problème aussi qui surgit. C'est à son étude que j'ai voulu apporter une contribution. Elle est apportée. Que vaut-elle ?
J'ai dit, en commençant ces pages, que je les rédigerais comme un mémoire, comme une observation. La qualité maîtresse d'un mémoire est d'être exact. Ces pages la possèdent. Je peux leur rendre cette justice. Mais je n'ai pu m'empêcher de les écrire dans un trouble grandissant, à mesure que les épisodes ressuscitaient devant mon souvenir, et le trouble n'est pas une attitude scientifique. Pleurer dans un microscope n'a jamais été une bonne condition pour y voir clair. Sur le point de conclure, je m'essaierai à reprendre cette froideur intellectuelle, condition de toute objectivité.
Résumons donc les faits dont le constat résulte de cette observation. Ils se groupent sous deux chefs :
— Je vois, d'un côté, un homme supérieur, Ortègue, muni de toutes les armes intellectuelles, comblé de toutes les faveurs de la destinée. La mort se dresse soudain devant lui. Il l'affronte avec une certaine doctrine. Il ne peut pas s'y adapter. La mort lui représente l'annulation de tout son psychisme sentimental, et les profondes énergies de sa vie affective se révoltent là contre. Elle lui représente l'annulation de son psychisme intellectuel. Ses élèves sans doute continueront son activité. Les malades qu'il a opérés lui survivront. Sa mémoire ne périra pas, mais la plus précieuse acquisition de son travail, sa pensée, avec le trésor accumulé de ses réflexions, cette puissance d'associer sa personne, par la connaissance, aux lois éternelles, tout cela va s'abîmer dans le néant. Cet écroulement total de son être, il finit par l'accepter avec une grandeur pathétique, mais c'est la grandeur d'une résignation foudroyée. C'est l'esprit se courbant, dans un geste d'impuissance désespérée, sous la pression de forces irrésistibles, souveraines, pour lui monstrueuses, puisqu'elles ne l'ont produit qu'afin de l'écraser. Tel est le premier des cas considérés ici.
— Je vois, de l'autre côté, c'est le second cas, un homme très simple, Le Gallic, homme d'action, mais d'une action si modeste. Sa représentation intellectuelle du monde semble bien modeste également. Il ne s'est pas formé sa doctrine, il l'a reçue. Un Ortègue l'en méprise. A-t-il raison ? Un Le Gallic n'apporte-t-il pas, sans le savoir, à l'interprétation de la vie, le résidu d'un long empirisme séculaire ? Devant lui aussi, la mort se dresse. Cette doctrine traditionnelle lui permet de l'accepter aussitôt, d'en faire la matière de son effort, une occasion d'enrichissement pour lui-même et pour les autres. Son psychisme sentimental s'y adapte, puisqu'il peut, d'après cette doctrine, offrir sa souffrance, offrir son agonie, avec la conviction d'une réversibilité de son holocauste sur ceux qu'il aime. Son psychisme intellectuel s'y adapte pareillement. Lui-même l'affirme, quand il parle de son salut. Le salut, c'est de garder vivant le meilleur de son être. Sa résignation est un enthousiasme, une joie, un amour. Où l'autre défaille, il triomphe. Où l'autre se renonce, il s'affirme. Pour un Ortègue, la mort est un phénomène catastrophique, qui tient du guet-apens et de l'absurdité. Pour un Le Gallic, c'est une consommation, un accomplissement.
Que conclure ? Que des deux hypothèses sur la mort dont j'ai pu contempler la mise en œuvre chez ces deux hommes, l'une est utilisable, l'autre non. Je m'en rends bien compte, cette formule est simple jusqu'à sembler puérile. Pour moi, avec mon tour d'intelligence particulier, j'en conviens, elle est chargée de telles conséquences ! Mon éducation clinique veut que l'application soit, à mes yeux, l'épreuve définitive des théories. En médecine, je n'admets que la vérité vérifiée, c'est-à-dire agissante, donc expérimentale. De ce point de vue, si étrange que soit ce déplacement de position, un Le Gallic me paraît plus scientifique qu'un Ortègue, plus près d'un Magendie montrant une expérience à Tiedemann, et comme celui-ci lui objectait : « Et la loi de Bichat ? » — « Je n'ai pas à me préoccuper de cette loi, répondait Magendie, c'est elle qui a tort, si mon expérience la contredit ».
Je reprends, pour préciser encore, l'analyse des résultats de mon expérience, à moi, et j'en dégage cette autre formule : la mort n'a pas de sens si elle n'est qu'une fin ; elle en a un, si elle est un sacrifice. — Entre parenthèses, que le langage a de richesses cachées, et que ce mot sens est profond, avec sa double valeur de signification et de direction ! — Mais le sacrifice lui-même doit avoir un sens. Nous croyons saisir ce sens très clairement dans certains cas : un Delanoé, un Dufour, offrent leur vie dans la tranchée, pour leur pays. La somme de ces dévouements constitue l'armée. Elle sauve ce pays. Rien à dire sinon que c'est le présent s'immolant à l'avenir, et l'on ne voit pas de quel droit l'avenir, qui n'est pas encore, réclamerait ce privilège, s'il n'y avait pas un ordre impératif donné par la conscience, laquelle en reçoit la révélation d'ailleurs. Et nous voici de nouveau à la question de Mme Ortègue : « Mais d'où ? » Et puis, quand le sacrifice n'a pas de résultat immédiat ? Quand l'être pour qui le dévoué l'accomplit n'en reçoit pas le bienfait, ne le soupçonne même pas ? Mme Ortègue s'est trouvée au chevet de Le Gallic à temps pour l'entendre offrir sa vie à son intention. Elle pouvait ne pas y être.
Tous les jours, des soldats sont portés disparus, qui se sont fait tuer pour des camarades, et ceux-ci ne l'ont pas su, ont été perdus peut-être malgré ce sacrifice. Le sacrifice n'en a pas moins existé. Pour qu'il ait un sens, il faut donc qu'il y ait, en l'absence de témoins humains, quelqu'un pour le recevoir, un esprit capable d'enregistrer l'acte que l'homme fait pour l'homme, quand cet acte n'a aucun résultat et qu'aucun homme ne le connaît. Si ce témoin des dévouements inconnus et inefficaces n'existe pas, ces dévouements sont comme s'ils n'avaient pas été. Tout en nous se révolte là contre. D'autre part, ce témoin, cette conscience, juge et conservation de la nôtre, ne se rencontre pas dans le monde que l'expérience physique nous découvre ? N'est-ce pas la preuve que cette expérience physique n'épuise pas la réalité, et je me souviens d'une phrase que prononça un jour devant moi, au terme d'une longue discussion sur l'expérience religieuse, le physiologiste américain William James, un des savants les plus sincères que j'aie rencontrés, les plus soumis à la discipline du fait : « Je crois que par la communion avec l'Idéal, une nouvelle énergie entre dans le monde, et donne naissance à des phénomènes nouveaux ». Qu'entendait-il par l'Idéal ? Une force, puisqu'il est une source de force. Source également d'intelligence, il doit être une intelligence. Source d'amour, il doit être un amour. Il ne peut pas y avoir dans le conséquent ce qui n'était pas virtuellement dans l'antécédent. William James disait encore de notre psychisme supérieur qu'il fait partie de quelque chose de plus grand que lui, mais de même nature, quelque chose qui agit dans l'univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide... »
— C'est le commencement du Credo, rédigé en d'autres termes, m'a répondu l'abbé Courmont, l'autre jour, comme je lui citais ces deux textes. Notre : Je crois en Dieu le père tout-puissant, mais n'est-ce pas ce quelque chose de plus grand, et de même nature ?... n'est-ce pas ce : qui peut lui venir en aide ?... William James parle d'une nouvelle énergie qui entre dans le monde. Que disons-nous de différent : descendu des cieux pour nous autres hommes ? ».
Je l’écoute. Et depuis que j'ai vu mourir Le Gallic et Ortègue, la plénitude morale d'une de ces agonies et la détresse stoïque, mais si dénuée de l'autre, il ne m'est plus possible de donner tort à ce prêtre, expérimentalement, et pas davantage quand il ajoute, faisant allusion aux troubles de Mme Ortègue, et aux miens, j'imagine, car il est si fin :
— Avec quelle douleur les pauvres âmes tourmentées d'aujourd'hui auront cherché la vérité, qui était là, toute simple, à leur portée ! Mais cette douleur dans la recherche n'est-elle pas une prière ? Quand nous sentons que Dieu nous manque, c'est qu'il est tout près.

Paul Bourget, in Le Sens de la Mort
Paris. Mai-août 1915

jeudi 9 avril 2015

En priant... Henri de Lubac : Teilhard de Chardin et la mort en Dieu


On n'aurait pas une idée complète, ni même exacte de la prière du Père Teilhard de Chardin, si l'on ne savait la place qu'y tient la pensée de la mort. Nous n'avons encore fait que l'entrevoir.
De toute sa réflexion, même scientifique, on pourrait déjà dire en vérité qu'elle fut une vaste méditation sur la mort 1. Ainsi en fut-il en tout cas de sa vie spirituelle. Non pas du tout qu'il fût hanté morbidement par la crainte de sa propre mort individuelle, — quoiqu'il ne fût pas plus que tout autre à l'abri des angoisses de la nature. Mais, tout d'abord, il regardait en face, avec autant de courage que de lucidité, le fait éclatant de la mort universelle, ce fait que tant d'autres, dans leurs systèmes ou dans leur existence, semblent s'efforcer de ne point voir. Maintes fois, avec insistance, il a fait ressortir le problème qu'elle pose, et montré qu'à ce problème on n'échappe pas 2. La considération de la mort, « résumé et fond commun de tout ce qui nous effraie et nous donne le vertige »3, est déjà présente au cœur de sa pensée en gestation, pendant les années de la guerre de 1914 : « Béni soit le Temps inexorable et son perpétuel assujettissement... Bénie soit surtout la Mort et l'horreur de sa retombée dans les Énergies cosmiques ! »4. Elle est encore au centre du Milieu divin, livre qui fut, si l'on peut dire, longuement prié avant d'être écrit, et qui ne peut être bien compris que s'il est prié en même temps que lu. Et dans son dernier essai (janvier 1955), auquel il a donné pour titre Barrière de la mort et co-réflexion, il entreprend une fois de plus de montrer que, « au niveau supra-individuel de l'Espèce », bien loin de se trouver atténué, le problème de la mort et du découragement qu'elle semble devoir entraîner reparaît, « multiplement aggravé et amplifié »5.
De cette mort, qui se présente à l'homme naturel comme « menace » et comme « scandale »6, il scrutait la signification. En elle il voyait confluer tous les échecs, toutes les obscurités, tous les maux qui sont le lot de notre condition terrestre. Mais il estimait en même temps que « la mort délivre » et que « s'il n'y avait pas de mort, la terre paraîtrait sans doute étouffante »7. Le « Monde » sur lequel il fixait alors sa pensée, auquel il adhérait passionnément, était le Monde d'au-delà de la mort, celui dont le Monde présent n'est que l'indispensable préparation : la mort, « seule issue vers la plus grande Vie »8. Mort qui ne nous fait pas rentrer « dans le grand courant des Choses », mais qui « nous livre totalement à Dieu » ! Aussi reconnaissait-il dans l'accueil soumis et aimant de la mort, dans « la mort en Dieu », l'exercice de cette passivité suprême qui est suprême activité 9 et sans laquelle il comprenait qu'il est impossible à l'homme d'être réuni à Dieu : « Je sens, ô mon Dieu, que par un renversement des forces dont Vous pouvez seul être l'auteur, l'effroi qui me saisit devant les altérations sans nom qui s'apprêtent à renouveler mon être, se mue en une joie débordante d'être transformé par Vous »10. Contemplant le Crucifié, écoutant son appel « au plus profond de la nuit », il voyait tout changer de sens : « Les apparences demeurent les mêmes, — et les déterminismes matériels, — et les vicissitudes du Hasard, — et les agitations des hommes, — et le pas de la Mort » ; mais « celui qui ose croire aborde une sphère du créé où les choses, gardant leur texture habituelle, semblent faites d'une autre substance. Tout reste inchangé dans les phénomènes, et tout devient cependant lumineux, animé, aimant »11.
Voilà bien le langage de la foi, de la foi priante ! « Accepter, aimer toute communion avec la mort » : c'est la consigne que, en conformité avec ce qu'il avait souvent exprimé, il se donnait dans une de ses dernières retraites 12 ; et la résolution se prolongeait en acte de confiance : « C'est la mort qui scelle la vie. Or, sur ce point, c'est une confiance absolue qu'il faut avoir en Dieu : car de Lui seul dépend la bonne fin »13. Un peu plus tôt, en 194o, faisant comme chaque année l'exercice de la préparation à la mort : « Quelle que soit celle-ci, mon Dieu, faites qu'elle Vous glorifie (clarificet) ! — Vous, tel que je Vous aime avec prédilection : Oméga ». Jadis il demandait à ses amis : « Priez pour que je vive conformément à ce que je vois »14. Maintenant, il leur demande : « Priez pour que je finisse bien, en conformité avec ce que j'ai essayé de prêcher : c'est ce qui m'apparaît de plus en plus comme la grâce des grâces »15. C'est là de plus en plus sa principale prière 16. Peu de temps avant sa mort, il écrit à un ancien compagnon des temps de Jersey et d'Ore Place, fervent comme lui de recherches géologiques et de sciences naturelles, dont l'amitié lui demeura toujours, le Père Christian Burdo : « Tantôt je me sens encore très jeune, — tantôt j'ai l'impression que tout va se désagrégeant en moi. Puisse Dieu grandir à travers ce « plus » et ce « moins » alternés ou combinés »17.
La cause et le gage de cette victoire définitive que peut être la mort, il les reconnaissait, comme tout chrétien, dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Seulement, ce mystère que tant d'entre nous n'accueillent que d'une foi superficielle et distraite, il en vivait avec une intensité peu commune. « Ne crains rien : c'est moi, le Premier et le Dernier, le Vivant ! J'étais mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant les clefs de la Mort et de l'Hadès »18. Il aimait ce texte de l'Apocalypse, auquel il revenait volontiers dans ses méditations. Aussi la prière pour l'heure de la mort qui figure dans Le Milieu divin a-t-elle secouru déjà plus d'un de ses frères dans le Christ. Sous la présentation littéraire, ils ont bien senti que c'était une prière réelle. Il nous souvient que lorsque mourut à Lyon le vénérable M. Francisque Cimetier (188o-1946), prêtre de Saint-Sulpice, ancien doyen de la Faculté de droit canonique et ancien supérieur de notre séminaire universitaire, après avoir mis lui-même un ordre parfait dans ses affaires, le seul papier laissé par lui, déposé sur son bureau, était cette prière, recopiée de sa main :
Ô Énergie de mon Seigneur, Force irrésistible et vivante, parce que, de nous deux, Vous êtes le plus fort infiniment, c'est à Vous que revient le rôle de me brûler dans l'union qui doit nous fondre ensemble. Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle Vous prient tous vos fidèles. Ce n'est pas assez que je meure en communiant. Apprenez-moi à communier en mourant. 19

Henri, cardinal de Lubac, sj, in La prière du père Teilhard de Chardin

1. Cf. La Pensée religieuse..., spécialement les chapitres 5 et 12.
2. Ainsi dans L'Atomisme de l'Esprit (1941) ; Œuvres, t. VII, p. 50-53. Cf. Comment je vois (148), n° 9, sur « le double problème de la Mort et de l'Action ». Vie et Planètes (Pékin, mars 1945 ; Études, mai 1946) ; Œuvres, t. V, p. 153-156.
3. La Foi qui opère.
4. Le Milieu mystique, 3, le cercle de l'Énergie, 1e la Passion. Cf. lettre du 19 juin 1916 (Genèse d'une pensée, p. 13o) ; 13 novembre (p. 185-187).
 5. Œuvres, t. VII, p. 422.
6. L'Atomisme de l'Esprit, 7 (Œuvres, t. VII, p. 49).
7. 5 août 1917 (Genèse d'une pensée, p. 258). 28 décembre 1916 (p. 203-204). Barrière de la mort et co-réflexion (1er janvier 1955) : « Demain (j'en suis convaincu parce que je l'éprouve déjà), c'est une sorte de claustrophobie panique qui saisirait l'Humanité à la seule idée qu'elle puisse se trouver hermétiquement close dans un Univers fermé » (Œuvres, t. VII, p. 426).
8. La Grande Monade (Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, 2, P. 47). 13 novembre 1916.
9. Cf. Note pour servir à l'évangélisation des temps nouveaux (Épiphanie 1919), troisième et dernier temps, « cycle de la vie intérieure (et apostolique) » « ...sublimer l'effort humain en le faisant atteindre (par prolongement de lui-même) aux formes supérieures de l'activité que sont la pureté, la contemplation, la mort en Dieu ». 13 novembre 1916 : « La mort nous livre totalement à Dieu ; elle nous fait passer en Lui ; il faut en retour nous livrer à elle en grand amour et abandon » (Genèse d'une pensée, p. 186).
10. La Messe sur le Monde.
11. Voir infra, p. 171-172.
12. Retraite de 1948 (les Moulins).
13. À M. T.-C., les Moulins, 4 septembre 1948.
14. Au Père Auguste Valensin, samedi saint, 1922.
15. Lettre du 18 septembre 1948.
16. 22 novembre 1953, à M. T.-C. : « Bien finir, je te l'ai souvent dit, devient, en ce qui me concerne, ma principale prière et ma grande ambition ». À l'abbé Breuil, 8 janvier 1955 (Nouvelles lettres de voyage, p. 172 et 187), etc.
17. 15 février 1953.
18. Apoc., I, 17-18.
19. Le Milieu divin, p. 96. Cette prière a été inscrite par les confrères de M. Cimetier sur son Memento. Cf. retraite de 1948 : « La communion par la mort (la mort communion) ».

dimanche 5 avril 2015

En méditant... Louis de Grenade, Le dimanche de la Résurrection


Ce jour-là, tu pourras penser à la descente de Notre-Seigneur dans les enfers ; à son apparition à Notre-Dame, à sainte Madeleine et aux apôtres, ainsi qu'au mystère de sa glorieuse Ascension.
Sur le premier point, considère quelle fut au séjour des morts l'allégresse de ces saints Pères lorsqu'ils virent présent leur libérateur et quelles actions de grâces et quelles louanges ils lui rendirent pour ce salut tant désiré, tant espéré.
Considère aussi l'allégresse de la Très Sainte Vierge, allégresse du Fils ressuscité. Il est bien certain que comme elle fut celle qui sentit le plus les douleurs de sa passion, elle fut aussi celle qui se réjouit le plus de sa résurrection.
Quels sentiments dut-elle éprouver quand elle vit devant elle ce Fils vivant et glorieux accompagné de tous ces saints Pères qui ressuscitèrent avec Lui.
Que fit-elle ? Que dit-elle ? Quels furent ses embrassements, ses baisers, les larmes pieuses de ses yeux et le désir d'aller à Lui si cela eût été permis ?
Considère l'allégresse de ces Saintes femmes et spécialement de celle qui pleurait devant le sépulcre quand elle vit l'ami de son âme et qu'elle se jeta à ses pieds, ayant trouvé ressuscité et vivant Celui qu'elle cherchait et qu'elle désirait voir alors qu'elle le croyait mort.
Remarque qu'après Sa Mère, elle fut la première personne à laquelle il ait apparu, parce que, plus qu'aucune autre, elle l'aime, lui est fidèle, le pleure et le cherche avec la plus grande sollicitude. Ainsi tu peux tenir pour certain que tu trouveras Dieu si tu le cherches avec le même soin et les mêmes larmes.
Considère aussi de quelle manière il apparut, comme un pèlerin, aux disciples qui allaient à Emmaüs. Vois comme il se montre affable , comme il les accompagne familièrement, comme il se dissimule avec douceur, et finalement comme il se découvre avec amour et les laisse avec la douceur du miel sur les lèvres.
Que tes conversations soient semblables à celles qu'ils tenaient, traite avec un sentiment profond de douleur ce qu'ils traitaient eux-mêmes — c'est-à-dire les souffrances et les épreuves du Christ — et tiens pour sûr que tu peux compter sur sa compagnie si tu es toujours fidèle à sa mémoire.
Pour le mystère de l'Ascension, considère en premier lieu comme le Seigneur retarde cette montée au ciel pendant l'espace de quarante jours. Dans ce temps, il apparut à plusieurs reprises à ses disciples, il leur donnait son enseignement, il parlait avec eux du royaume des cieux.
De telle sorte qu'il ne voulut ni monter au ciel ni se séparer d'eux jusqu'au jour où il les laissa capables de pouvoir, en esprit, monter au ciel avec lui. Tu peux comprendre par là que souvent la présence corporelle du Christ — c'est-à-dire la consolation sensible de la dévotion — manque à ceux qui peuvent, en esprit, voler en haut, où ils sont plus à l'abri de tout danger. En cela resplendit merveilleusement la providence de Dieu et la manière dont il traite les siens dans les divers temps.
Il réjouit les faibles, il exerce les forts, il donne le lait aux petits et sèvre ceux qui sont grands.
Il console les uns et éprouve les autres et ainsi il traite chacun selon le degré de son avancement. C'est pour cela que celui qui est consolé ne doit pas avoir de présomption, car la consolation indique la faiblesse et celui qui est éprouvé ne doit pas être affligé puisque c'est très souvent l'indice de la force.
En présence de ses disciples, sous leurs regards, il monte au ciel pour qu'ils puissent témoigner de ces mystères, et nul n'est meilleur témoin des œuvres de Dieu que celui qui les a éprouvées par expérience. Si tu veux savoir en vérité combien Dieu est bon, combien doux et suave pour les siens, quelle est la vertu et l'efficacité de sa grâce, de son amour, de sa providence et de ses consolations, demande-le à ceux qui l'ont éprouvé, ils te rendront de cela un très suffisant témoignage.
Il voulait aussi que ses disciples le vissent monter au ciel pour qu'ils puissent le suivre des yeux et de l'esprit. Il voulait qu'ils sentissent son départ pour que son absence les laissât dans la solitude, c'était la meilleure préparation pour recevoir sa grâce. De telle sorte que ceux-là seront participants de l'Esprit du Christ à qui l'amour fera sentir le départ du Christ, ceux qui sentiront son absence et seront sur cette terre toujours soupirants après sa présence.
Puis quels furent la solitude, l'impression, les paroles et les larmes de la Très Sainte Vierge, du disciple aimé et de sainte Madeleine et de tous les apôtres quand ils virent s'en aller et disparaître à leurs yeux celui qui emportait leurs cœurs avec lui. De tout cela, on dit qu'ils revinrent à Jérusalem avec une grande joie, tant ils l'aimaient.
Ce même amour qui leur faisait sentir si cruellement son départ les faisait, d'autre part, se réjouir de sa gloire, parce que le véritable amour ne se cherche pas lui-même, mais seulement celui qu'il aime.
Il reste à considérer avec quelle grande gloire, avec quelle allégresse, quelles acclamations et quelles louanges ce noble triomphateur fut reçu en la cité souveraine. Quelle fut la fête et la réception qu'on lui fit. Que sera-ce de voir réunis ensemble hommes et anges et tous s'avancer dans cette noble cité, aller occuper ces sièges vides depuis tant d'années, et au-dessus de tous s'élever cette très sainte humanité pour prendre place à la droite du Père ?
Tout cela est à prendre en grande considération pour voir comment sont bien employés les travaux faits pour l'amour de Dieu et comme celui qui s'humilie et souffre plus que toutes les créatures, est aussi grandi et élevé au- dessus d'elles toutes. Par cela les amants de la véritable gloire doivent entendre le chemin qu'ils doivent suivre pour l'atteindre : descendre pour monter ; s'abaisser au-dessous de tous pour être élevé au-dessus de tous.

Louis de Grenade, in Méditations sur la Passion de Notre-Seigneur

samedi 4 avril 2015

En méditant... Louis de Grenade, Le Samedi Saint


Ce jour-là, il y a lieu de considérer le coup de lance donné au Seigneur, la descente de la croix, les lamentations de la Sainte Vierge, l'accomplissement de la Sépulture.
Considère comment le Sauveur étant expiré sur la croix et le désir de ses ennemis qui désiraient tant le voir mort se trouvant réalisé, la rage de leur fureur n'est pas apaisée et ils veulent encore se venger et s'acharner sur ces saintes reliques, ouvrage de leurs mains.
Voici un de leurs serviteurs qui s'avance, une lance à la main : il perce avec une grande force la poitrine nue du Sauveur. La violence du coup souleva la croix et fit jaillir de l'eau et du sang.
Ô ruisseau qui vient du paradis dont les eaux couvrent toute la face de la terre.
Ô blessure de ce Cœur précieux, faite par l'amour des hommes plus que par le fer de la lance cruelle.
Ô porte du ciel, fenêtre du paradis, lieu de refuge, tour fortifiée, sanctuaire des justes, sépulcre des pèlerins, nid des colombes pures et lit fleuri de l'épouse de Salomon !
Salut blessure du Cœur précieux qui blesse les cœurs des dévots, blessure qui blesse les âmes des justes, rose d'ineffable beauté, rubis d'un prix inestimable, entrée du cœur du Christ, témoignage de son amour et gage de la vie sans fin.
Après cela, considère comme le même jour, sur le tard, arrivent ces deux saints compagnons, Joseph et Nicomède. Ils appuient leurs échelles à la croix et descendent dans leurs bras le corps du Sauveur.
Quand la Vierge vit que le tourment de la passion était terminé et que le corps reposait à terre, elle voulut lui donner sur son sein un refuge assuré et des bras de la croix le recevoir dans les siens. Elle demanda avec la plus grande humilité à cette noble compagnie de la laisser arriver jusqu'à son Fils, puisque de sur la croix, elle n'avait pu recevoir ses adieux et ses derniers embrassements.
Sa douleur serait encore plus grande, si ses ennemis, l'ayant séparée de son Fils quand il était vivant, ses amis l'empêchaient de l'approcher maintenant qu'il est mort.
Ensuite, quand la Vierge le tint en ses bras, quelle langue pourrait exprimer ce qu'elle ressentit.
Ô anges de la paix, pleurez avec cette sainte Vierge ! Pleurez cieux, pleurez étoiles du ciel et vous toutes les créatures du monde, que vos gémissements accompagnent ceux de Marie !
La Mère tenait dans ses bras ce corps mutilé, le pressait fortement sur son sein — pour cela seul, il lui restait des forces. — Elle mettait sa figure au milieu des épines que portait cette tête sacrée. Elle collait son visage sur celui de son Fils. La face de la très sainte Mère se teignit du sang du Fils, celle du Fils était arrosée des larmes de la Mère.
Ô douce Mère ! est-ce là votre très doux enfant ? Est-ce lui dont la conception vous rendit si heureuse ; que sont devenus votre bonheur passé et vos anciennes joies ? Où est ce miroir de beauté où vous retrouviez votre image ?
Tous ceux qui étaient là pleuraient. Elles pleuraient les saintes femmes, ils pleuraient ces nobles compagnons, le ciel et la terre pleuraient et toutes les créatures accompagnaient de leurs larmes celles de la Vierge. Il pleurait aussi le saint Évangéliste, embrassant le corps de son Maître. Il disait :
Ô bon Maître et mon Seigneur, à l'avenir qui m'instruira, à qui irai-je porter mes doutes ? 
Sur quelle poitrine pourrai-je me reposer ? 
Qui me communiquera les secrets du ciel ?
Avant-hier au soir, tu me tenais sur ta poitrine et tu me donnais l'allégresse de vivre, maintenant, je remémore un si grand bienfait en te tenant mort sur mon cœur. 
Est-ce là le visage que j'ai vu tout transfiguré au Mont Thabor ; 
Est-ce là le visage plus éclatant que le soleil en son midi ?
Elle pleurait aussi cette sainte pécheresse et embrassant les pieds du Sauveur elle disait :
Ô lumière de mes yeux et remède de mon âme !
Renonçant au péché qui me recevra ?
Qui pourra gémir sur mes plaies ?
Qui répondra pour moi ?
Qui me défendra contre les pharisiens ?
De quelle différente manière j'ai tenu ces pieds et je les ai lavés quand tu me permis de les toucher.
Ô amour de mes entrailles, que l'on me dise donc que je peux mourir avec toi !
Ô la vie de mon âme, comment puis-je dire que je t'aime puisque je suis vivante et que tu es mort devant mes yeux ?
Ainsi pleurait et se lamentait toute cette sainte compagnie, arrosant et lavant de ses larmes ce corps sacré.
Ensuite l'heure de la sépulture étant arrivée, ils enveloppèrent ce saint corps d'un linceul immaculé, placèrent sur sa tête un suaire et le portèrent sur un brancard jusqu'au sépulcre. Ils déposèrent là ce précieux trésor. Le sépulcre fut couvert d'une pierre et le cœur de la Mère de sombres et tristes ténèbres.
Là elle quitte une autre fois son Fils, là elle commence à sentir de nouveau son isolement, là elle se sent dépouillée de tout son bien.
Elle laisse là son cœur dans le sépulcre où elle laisse son trésor.

Louis de Grenade, in Méditations sur la Passion de Notre-Seigneur


vendredi 3 avril 2015

En méditant... Louis de Grenade, Le Vendredi Saint


Ce jour-là, il faut contempler le mystère de la Croix et les sept paroles que le Seigneur y a prononcées. Éveille-toi, mon âme, et commence à considérer le Mystère de la sainte Croix par le fruit de laquelle se répare le dommage causé par le fruit vénéneux de l'arbre défendu.
Vois d'abord comment le Seigneur arrivé là, ces cruels ennemis, pour rendre sa mort plus honteuse, le dépouillent de ses vêtements, lui enlèvent même cette tunique de dessous, tissée d'une seule pièce sans couture. Vois ensuite avec quelle mansuétude le très innocent agneau se laisse écorcher sans ouvrir la bouche ni dire une parole contre ceux qui le traitaient ainsi. De bonne volonté, il consentit à se laisser dépouiller de ses vêtements et à rester nu. Il voulait avec ces vêtements couvrir mieux que ne l'avaient fait les feuilles de figuier notre nudité causée par le péché.
Certains docteurs disent que pour ôter au Seigneur sa tunique, on lui enleva avec une grande cruauté sa couronne d'épines et qu'après l'avoir mis à nu, on la lui replaça sur la tête en enfonçant de nouveau les épines, ce qui lui causa une douleur extrême.
On peut considérer, comme certain, qu'ils agirent avec cette cruauté ceux qui lui en firent souffrir tant d'autres extraordinaires au cours de sa passion. D'autant plus que l'Évangéliste nous dit qu'ils firent avec lui tout ce qu'ils voulurent.
Mais comme la tunique était collée aux plaies faites par la flagellation et que le sang coagulé ne faisait qu'un avec son tissu, en la lui enlevant les malfaiteurs, qui étaient étrangers à toute pitié, l'arrachèrent d'un seul coup et avec tant de force qu'ils écorchèrent et renouvelèrent toutes les plaies de la flagellation. Ce saint corps restait ainsi tailladé de toutes parts comme écorché. Ce n'était qu'une seule plaie d'où le sang coulait de tous côtés.
Considère ensuite, ô mon âme, la grandeur de la bonté et de la miséricorde divine qui resplendit si clairement dans ce mystère. Vois comme Celui qui couvre le ciel de nuages et les champs de fleurs est là dépouillé de ses vêtements. Considère le froid que dut endurer ce saint corps, nu et dépouillé, non seulement de ses vêtements, mais encore la peau enlevée avec toutes ses plaies ouvertes.
Si saint Pierre, malgré ses habits et sa chaussure, sentait le froid la nuit précédente, combien plus devait souffrir ce corps très délicat, sans vêtement, couvert de blessures.
Après cela, considère comment le Seigneur fut cloué à la croix et les douleurs qu'il souffrit lorsqu'on enfonça de gros clous dans les membres les plus sensibles de ce corps, le plus délicat de tous.
Et considère aussi ce que la Vierge dut ressentir lorsqu'elle vit de ses yeux et entendit de ses oreilles les coups terribles qui ne cessaient de tomber sur les membres divins.
Vraiment, les coups de marteau enfonçaient les clous dans les mains du Fils, mais ils traversaient le cœur de la Mère.
Vois comme ensuite ils élevèrent la croix et l'enfoncèrent dans un trou préparé à cet effet ; n'écoutant que leur cruauté, pour l'y placer, ils la laissèrent tomber d'un seul coup et ainsi tout ce saint corps fut balancé en l'air, les trous qu'avaient fait les clous se déchirèrent davantage, cause d'une intolérable douleur.
Ô mon Sauveur et mon rédempteur, quel sera le cœur de pierre qui ne se partagera pas de douleur puisque ce jour-là les pierres se fendirent en voyant ce que tu as souffert sur cette croix ! Seigneur, tu es entouré des douleurs de la mort, toutes les ondes de la mer ont déferlé sur toi. Précipité dans la profondeur des abîmes, tu ne trouves rien pour te servir d'appui. Le Père t'a abandonné, mon Seigneur que peux-tu espérer des hommes ? Tes ennemis t'insultent, tes amis te brisent le cœur, ton âme est angoissée et tu ne veux pas de consolation par amour pour moi : mes péchés furent cruels et la peine que tu subis pour eux le montre.
Je te vois, ô mon Roi, cloué à un madrier. Rien pour soutenir ton corps que trois crochets de fer, ta chair sacrée y est suspendue sans aucun autre appui. Si tu veux faire porter le poids de ton corps sur les pieds, leurs blessures s'élargissent avec les clous qui les traversent ; sur les mains, leurs blessures s'élargissent avec le poids du corps, et ta sainte tête, cruel tourment, couronnée d'épines, quel est l'oreiller qui la soutient ?
Oh ! comme vos bras, sérénissime Vierge, seraient bien employés à cet office. Ce ne sont pas les vôtres qui serviront maintenant, mais ceux de la croix. Sur eux, s'inclinera la tête sacrée pour trouver du repos, le soulagement qu'elle en aura sera de sentir les épines s'enfoncer un peu plus profondément.
La présence de la Mère augmenta encore les douleurs du Fils. Son cœur était crucifié comme l'était son corps. Ô bon Jésus, tu as deux croix aujourd'hui : une pour le corps, l'autre pour l'âme. L'une est de passion, l'autre de compassion. L'une traverse le corps avec des clous de fer et l'autre ton âme très sainte avec les clous de la douleur. Qui pourra, ô bon Jésus nous dire ce que tu ressentais quand tu voyais les angoisses de cette âme très sainte ; que tu savais, à n'en pas douter, être crucifiée avec toi sur la croix. Quand tu voyais ce cœur pitoyable traversé, transpercé d'un glaive de douleur ; lorsque tu levais tes yeux ensanglantés et que tu voyais ce saint visage couvert d'une pâleur mortelle et les angoisses de son âme qui ne lui donnaient pas la mort, mais plus que la mort. Ces ruisseaux de larmes que versaient ses yeux très purs et les gémissements qui jaillissaient de cette poitrine sacrée sous le poids de la grande douleur.
Après cela, tu peux méditer les sept paroles que le Seigneur prononça sur la croix :
La première : « Père, pardonne-leur, ils ne savent ce qu'ils font ».
La seconde au bon Larron : « Aujourd'hui, tu seras reçu avec moi en paradis ».
La troisième à sa très sainte Mère : « Femme, voilà ton Fils ».
La quatrième : « J'ai soif ».
La cinquième : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'abandonnez-vous ? »
La sixième : « Tout est accompli ».
Le septième : « Père, je remets mon esprit entre tes mains ».
Considère ensuite, ô mon âme, avec quelle charité dans les paroles il recommande ses ennemis à son Père, avec quelle miséricorde il accueille la prière du bon Larron, avec quel cœur il recommande sa pieuse Mère au disciple aimé, quelle soif et quelle ardeur il montre dans son désir du salut des hommes, avec quelle voix douloureuse il fait entendre sa plainte de l'abandon de Dieu, comment il pousse jusqu'au bout d'une manière si parfaite l'obéissance à son Père et comment enfin, il lui recommande son esprit et se confie tout entier dans ses très saintes mains.
Chacune de ces paroles renferme un singulier exemple de vertu.
Dans la première, il nous recommande la charité envers nos ennemis ; dans la seconde, la miséricorde pour les pécheurs ; dans la troisième, le respect pour nos parents ; dans la quatrième, le désir du salut du prochain ; dans la cinquième, la prière dans les tribulations et les épreuves que Dieu nous envoie ; dans la sixième, la vertu de l'obéissance et de la persévérance ; dans la septième, la parfaite résignation entre les mains de Dieu, ce qui est le comble que peut atteindre notre perfection.

Louis de Grenade, in Méditations sur la Passion de Notre-Seigneur