jeudi 9 avril 2015

En priant... Henri de Lubac : Teilhard de Chardin et la mort en Dieu


On n'aurait pas une idée complète, ni même exacte de la prière du Père Teilhard de Chardin, si l'on ne savait la place qu'y tient la pensée de la mort. Nous n'avons encore fait que l'entrevoir.
De toute sa réflexion, même scientifique, on pourrait déjà dire en vérité qu'elle fut une vaste méditation sur la mort 1. Ainsi en fut-il en tout cas de sa vie spirituelle. Non pas du tout qu'il fût hanté morbidement par la crainte de sa propre mort individuelle, — quoiqu'il ne fût pas plus que tout autre à l'abri des angoisses de la nature. Mais, tout d'abord, il regardait en face, avec autant de courage que de lucidité, le fait éclatant de la mort universelle, ce fait que tant d'autres, dans leurs systèmes ou dans leur existence, semblent s'efforcer de ne point voir. Maintes fois, avec insistance, il a fait ressortir le problème qu'elle pose, et montré qu'à ce problème on n'échappe pas 2. La considération de la mort, « résumé et fond commun de tout ce qui nous effraie et nous donne le vertige »3, est déjà présente au cœur de sa pensée en gestation, pendant les années de la guerre de 1914 : « Béni soit le Temps inexorable et son perpétuel assujettissement... Bénie soit surtout la Mort et l'horreur de sa retombée dans les Énergies cosmiques ! »4. Elle est encore au centre du Milieu divin, livre qui fut, si l'on peut dire, longuement prié avant d'être écrit, et qui ne peut être bien compris que s'il est prié en même temps que lu. Et dans son dernier essai (janvier 1955), auquel il a donné pour titre Barrière de la mort et co-réflexion, il entreprend une fois de plus de montrer que, « au niveau supra-individuel de l'Espèce », bien loin de se trouver atténué, le problème de la mort et du découragement qu'elle semble devoir entraîner reparaît, « multiplement aggravé et amplifié »5.
De cette mort, qui se présente à l'homme naturel comme « menace » et comme « scandale »6, il scrutait la signification. En elle il voyait confluer tous les échecs, toutes les obscurités, tous les maux qui sont le lot de notre condition terrestre. Mais il estimait en même temps que « la mort délivre » et que « s'il n'y avait pas de mort, la terre paraîtrait sans doute étouffante »7. Le « Monde » sur lequel il fixait alors sa pensée, auquel il adhérait passionnément, était le Monde d'au-delà de la mort, celui dont le Monde présent n'est que l'indispensable préparation : la mort, « seule issue vers la plus grande Vie »8. Mort qui ne nous fait pas rentrer « dans le grand courant des Choses », mais qui « nous livre totalement à Dieu » ! Aussi reconnaissait-il dans l'accueil soumis et aimant de la mort, dans « la mort en Dieu », l'exercice de cette passivité suprême qui est suprême activité 9 et sans laquelle il comprenait qu'il est impossible à l'homme d'être réuni à Dieu : « Je sens, ô mon Dieu, que par un renversement des forces dont Vous pouvez seul être l'auteur, l'effroi qui me saisit devant les altérations sans nom qui s'apprêtent à renouveler mon être, se mue en une joie débordante d'être transformé par Vous »10. Contemplant le Crucifié, écoutant son appel « au plus profond de la nuit », il voyait tout changer de sens : « Les apparences demeurent les mêmes, — et les déterminismes matériels, — et les vicissitudes du Hasard, — et les agitations des hommes, — et le pas de la Mort » ; mais « celui qui ose croire aborde une sphère du créé où les choses, gardant leur texture habituelle, semblent faites d'une autre substance. Tout reste inchangé dans les phénomènes, et tout devient cependant lumineux, animé, aimant »11.
Voilà bien le langage de la foi, de la foi priante ! « Accepter, aimer toute communion avec la mort » : c'est la consigne que, en conformité avec ce qu'il avait souvent exprimé, il se donnait dans une de ses dernières retraites 12 ; et la résolution se prolongeait en acte de confiance : « C'est la mort qui scelle la vie. Or, sur ce point, c'est une confiance absolue qu'il faut avoir en Dieu : car de Lui seul dépend la bonne fin »13. Un peu plus tôt, en 194o, faisant comme chaque année l'exercice de la préparation à la mort : « Quelle que soit celle-ci, mon Dieu, faites qu'elle Vous glorifie (clarificet) ! — Vous, tel que je Vous aime avec prédilection : Oméga ». Jadis il demandait à ses amis : « Priez pour que je vive conformément à ce que je vois »14. Maintenant, il leur demande : « Priez pour que je finisse bien, en conformité avec ce que j'ai essayé de prêcher : c'est ce qui m'apparaît de plus en plus comme la grâce des grâces »15. C'est là de plus en plus sa principale prière 16. Peu de temps avant sa mort, il écrit à un ancien compagnon des temps de Jersey et d'Ore Place, fervent comme lui de recherches géologiques et de sciences naturelles, dont l'amitié lui demeura toujours, le Père Christian Burdo : « Tantôt je me sens encore très jeune, — tantôt j'ai l'impression que tout va se désagrégeant en moi. Puisse Dieu grandir à travers ce « plus » et ce « moins » alternés ou combinés »17.
La cause et le gage de cette victoire définitive que peut être la mort, il les reconnaissait, comme tout chrétien, dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Seulement, ce mystère que tant d'entre nous n'accueillent que d'une foi superficielle et distraite, il en vivait avec une intensité peu commune. « Ne crains rien : c'est moi, le Premier et le Dernier, le Vivant ! J'étais mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant les clefs de la Mort et de l'Hadès »18. Il aimait ce texte de l'Apocalypse, auquel il revenait volontiers dans ses méditations. Aussi la prière pour l'heure de la mort qui figure dans Le Milieu divin a-t-elle secouru déjà plus d'un de ses frères dans le Christ. Sous la présentation littéraire, ils ont bien senti que c'était une prière réelle. Il nous souvient que lorsque mourut à Lyon le vénérable M. Francisque Cimetier (188o-1946), prêtre de Saint-Sulpice, ancien doyen de la Faculté de droit canonique et ancien supérieur de notre séminaire universitaire, après avoir mis lui-même un ordre parfait dans ses affaires, le seul papier laissé par lui, déposé sur son bureau, était cette prière, recopiée de sa main :
Ô Énergie de mon Seigneur, Force irrésistible et vivante, parce que, de nous deux, Vous êtes le plus fort infiniment, c'est à Vous que revient le rôle de me brûler dans l'union qui doit nous fondre ensemble. Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle Vous prient tous vos fidèles. Ce n'est pas assez que je meure en communiant. Apprenez-moi à communier en mourant. 19

Henri, cardinal de Lubac, sj, in La prière du père Teilhard de Chardin

1. Cf. La Pensée religieuse..., spécialement les chapitres 5 et 12.
2. Ainsi dans L'Atomisme de l'Esprit (1941) ; Œuvres, t. VII, p. 50-53. Cf. Comment je vois (148), n° 9, sur « le double problème de la Mort et de l'Action ». Vie et Planètes (Pékin, mars 1945 ; Études, mai 1946) ; Œuvres, t. V, p. 153-156.
3. La Foi qui opère.
4. Le Milieu mystique, 3, le cercle de l'Énergie, 1e la Passion. Cf. lettre du 19 juin 1916 (Genèse d'une pensée, p. 13o) ; 13 novembre (p. 185-187).
 5. Œuvres, t. VII, p. 422.
6. L'Atomisme de l'Esprit, 7 (Œuvres, t. VII, p. 49).
7. 5 août 1917 (Genèse d'une pensée, p. 258). 28 décembre 1916 (p. 203-204). Barrière de la mort et co-réflexion (1er janvier 1955) : « Demain (j'en suis convaincu parce que je l'éprouve déjà), c'est une sorte de claustrophobie panique qui saisirait l'Humanité à la seule idée qu'elle puisse se trouver hermétiquement close dans un Univers fermé » (Œuvres, t. VII, p. 426).
8. La Grande Monade (Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, 2, P. 47). 13 novembre 1916.
9. Cf. Note pour servir à l'évangélisation des temps nouveaux (Épiphanie 1919), troisième et dernier temps, « cycle de la vie intérieure (et apostolique) » « ...sublimer l'effort humain en le faisant atteindre (par prolongement de lui-même) aux formes supérieures de l'activité que sont la pureté, la contemplation, la mort en Dieu ». 13 novembre 1916 : « La mort nous livre totalement à Dieu ; elle nous fait passer en Lui ; il faut en retour nous livrer à elle en grand amour et abandon » (Genèse d'une pensée, p. 186).
10. La Messe sur le Monde.
11. Voir infra, p. 171-172.
12. Retraite de 1948 (les Moulins).
13. À M. T.-C., les Moulins, 4 septembre 1948.
14. Au Père Auguste Valensin, samedi saint, 1922.
15. Lettre du 18 septembre 1948.
16. 22 novembre 1953, à M. T.-C. : « Bien finir, je te l'ai souvent dit, devient, en ce qui me concerne, ma principale prière et ma grande ambition ». À l'abbé Breuil, 8 janvier 1955 (Nouvelles lettres de voyage, p. 172 et 187), etc.
17. 15 février 1953.
18. Apoc., I, 17-18.
19. Le Milieu divin, p. 96. Cette prière a été inscrite par les confrères de M. Cimetier sur son Memento. Cf. retraite de 1948 : « La communion par la mort (la mort communion) ».