Charisme institutionnel,
charisme extraordinaire : voilà
deux mots qui peuvent à juste titre paraître un peu techniques ! Pourtant
le mot charisme n’a rien de barbare :
il signifie grâce, cadeau, en particulier dans le domaine
spirituel. C’est ainsi qu’à l’Annonciation, l’ange Gabriel salue Marie du titre
de kecharitomenè : elle est la pleine de grâce, littéralement la sur-graciée, la Favorisée de
Dieu au-delà de toute logique humaine. À la question « pourquoi elle
plutôt qu’une autre ? », il n’y a pas de réponse – ou plutôt il n’y a
que la réponse que donnera Marie elle-même dans son Magnificat. La
grâce, en effet, comporte en elle l’idée de gratuité : une gratuité non
pas arbitraire, mais enracinée dans l’amour de Dieu. Enfin, si une grâce est
accordée à une personne bien précise, c’est toujours au bénéfice de tous :
on le voit pour la Vierge Marie, dont la grâce unique d’être sans péché et de
devenir la Mère de Dieu est porteuse de salut pour toute l’humanité.
La même logique de gratuité est celle des
charismes, ces
dons faits à certaines personnes pour le bien de la communauté tout entière :
par exemple le don de guérison, ou celui de parler en langues. Saint Paul y
consacre de longs développements aux chapitres 12 et 14 de la première épître
aux Corinthiens (charismata, 12, 1), ce qui donne à comprendre deux
choses : tout d’abord, que les charismes étaient fréquents et reconnus dès
la première génération chrétienne ; ensuite, qu’ils avaient besoin d’être
régulés et authentifiés pour ne pas être usurpés par des ambitieux ou par des
charlatans.
À travers cette nécessaire régulation des
charismes, on voit poindre l’idée d’institution. Ce mot évoque davantage une
fonction, et une fonction de nature stable. Mais cette fonction elle-même peut
être un don : d’ailleurs, dans la logique de la foi chrétienne, elle ne se
justifie que si elle est donnée ! Toute institution ecclésiale (par
exemple la papauté) est un don fait à l’Église, même si, dans la mesure où ce
don est codifié (en particulier par un sacrement), il peut être perçu par
certains comme laissant trop peu de place à la créativité de l’Esprit. On
aboutit ainsi à ce paradoxe que la liberté de l’Esprit va être opposée à
l’institution, alors que la source de l’institution comme des charismes demeure
fondamentalement la même puisque l’institution est elle-même un charisme – un
charisme qu’on peut qualifier d’ordinaire.
Prenons
l’exemple du sacerdoce catholique. Dans la mesure où il est un don gratuit à
travers lequel s’exerce la grâce du Seigneur, il peut être appelé charisme. En
outre, le fait de dépendre du sacrement de l’ordre conféré par l’évêque selon
les règles canoniques et liturgiques lui donne un autre avantage non
négligeable : la fiabilité. Alors que le premier venu peut se donner à
lui-même le titre de prophète ou de guérisseur, seul est prêtre celui qui a été
légitimement ordonné et qui peut le prouver : tout prêtre catholique
dispose d’un document appelé celebret, pourvu de la signature de
l’évêque et qui, comme l’indique son nom, garantit que son détenteur a la
faculté de célébrer les sacrements. Nous sommes certes en présence d’un
charisme, mais dûment contrôlé, et que pour cette raison on peut appeler un charisme
institué. En tant qu’institué, une de
ses fonctions sera de démêler le vrai du faux dans le foisonnement des
charismes extraordinaires.
Jamais, dans sa longue histoire, l’Église
ne s’est permis de choisir entre les charismes institutionnels et les charismes
extraordinaires. Elle considère
en effet qu’elle a un besoin vital des uns comme des autres. Que le sacrement
de l’ordre soit vital pour l’Église, ce devrait être une évidence pour tout
fidèle catholique. Mais que serait l’Église sans les grands fondateurs d’ordres
religieux dont le charisme extraordinaire
a surgi à l’improviste tant de fois dans son histoire ? Le charisme des
fondateurs a souvent joué un rôle de correctif là où le fonctionnement
institutionnel se révélait insuffisant pour faire face à des situations nouvelles.
C’est ainsi qu’au IVe siècle, après la paix de l’Église
(c’est-à-dire la fin des persécutions), de plus en plus de gens demandaient le
baptême davantage par commodité que par conviction profonde : il était
devenu socialement avantageux de faire partie des chrétiens ! Cette
situation nouvelle inquiétait à juste titre : qu’allait devenir l’ardeur
des martyrs à confesser la foi si la majorité des néophytes recevaient le
baptême par convention sociale ? C’est alors que des hommes, puis des
femmes, perçurent l’appel à un mode de vie radical, et interprétèrent cet appel
comme un service du corps entier de l’Église. Le monachisme (avec saint
Antoine, saint Pacôme et saint Basile en Orient et saint Benoît en Occident)
est né comme un charisme destiné non seulement à la sanctification personnelle,
mais aussi à empêcher que l’Église tout entière ne perde son âme. Les trois
vœux monastiques de pauvreté, chasteté et obéissance font partie tous les trois
de la vocation baptismale, même s’ils sont vécus de manières différentes en
fonction des états de vie. Le radicalisme évangélique de ceux et celles qui les
vivent comme si la fin des temps était déjà arrivée permet à tous, aujourd’hui
encore, de ne pas oublier que nous sommes déjà tous des citoyens des cieux.
Le charisme comme l’institution remontent
l’un et l’autre au Seigneur Jésus lui-même. Le
passage d’évangile qui le montre le mieux est peut-être le chapitre 21 de
l’évangile de Jean. La scène de la pêche miraculeuse et de l’apparition du
Ressuscité au bord du lac finit par se concentrer sur deux personnages :
Pierre d’abord, à qui Jésus demande à trois reprises s’il l’aime avant de le
confirmer dans sa charge de pasteur de l’Église (« pais mes agneaux, pais
mes brebis ») ; le disciple anonyme que le texte désigne par le nom
de Disciple que Jésus aimait ensuite.
Il n’est pas inutile de rappeler le passage décisif qui fait suite à la parole
du Seigneur adressée à Pierre : « suis-moi ».
Pierre alors se retourne et aperçoit,
marchant à leur suite, le Disciple que Jésus aimait, celui qui, durant le
repas, s’était penché vers sa poitrine et lui avait dit : « Seigneur,
qui est-ce qui va te livrer ? » En le voyant, Pierre dit à Jésus :
« Et lui, Seigneur ? » Jésus lui répond : « S’il me
plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi,
suis-moi ».
Le bruit se répandit alors parmi les
frères que ce disciple ne mourrait pas. Pourtant Jésus n’avait pas dit à Pierre :
« Il ne mourra pas », mais : « S’il me plaît qu’il demeure
jusqu’à ce que je vienne ».
Jean 21,
20-23
Dans
cet épisode, Pierre représente de toute évidence l’Église instituée. On
l’imagine pensant déjà à son organigramme apostolique, et songeant au rôle
qu’il confiera aux fils de Zébédée, à Thomas… N’est-il pas dès maintenant le
premier pape, même si on n’utilise pas encore ce nom ?
Et
voilà que Pierre se retourne et aperçoit ce disciple anonyme (on l’identifie
parfois avec Jean, mais rien dans le texte ne permet de confirmer cette
identification). Où le mettre dans l’organigramme ? Quelle sera sa
mission, à lui qui demeure si proche de Jésus, si imprégné de sa connaissance,
si clairvoyant qu’il a pu suppléer à la myopie spirituelle de Pierre en lui
disant à propos de l’inconnu qui se tenait sur le rivage « c’est le
Seigneur ! » N’est-ce pas à lui, au fond, que le Seigneur aurait dû
confier la charge de conduire son Église ?
Mais le
Seigneur sait ce qu’il fait. À
côté de l’Église de l’autorité, incarnée par Pierre, l’autre disciple
représente l’Église de l’amour et l’Église des charismes, que l’autorité ne
pourra jamais programmer.
Imaginerait-on le Pape fixant à l’avance le nombre de saints dont il estime que
l’Église aura besoin dans les décennies à venir ? La sainteté, comme les
charismes, ne peut que se recevoir. Et c’est cela que Pierre commence à
apprendre.
Pierre
et l’autre disciple ont besoin l’un de l’autre. L’Église de l’autorité ne
serait rien sans l’Église de l’amour, l’institution ne serait qu’organisation
sans les charismes. Mais à son tour l’Église de l’amour agirait en vain si elle
ne se soumettait au contrôle de l’autorité, les charismes se déploieraient dans
le vide et souvent en dehors de la rectitude de la foi s’ils n’étaient
authentifiés et mis au service du corps entier par l’autorité de l’Église.
« S’il
me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi,
suis-moi ». Pierre et l’autre disciple ont besoin l’un de l’autre, et
chacun des deux doit suivre le Seigneur à l’intérieur du projet que le Seigneur
a pour lui au service de son Église. Aucun des deux ne peut absorber l’autre,
le réduire à ses catégories ou à l’idée qu’il se fait de l’Église et de sa
mission. Pas plus qu’on ne peut opposer Marthe et Marie, l’action et la
contemplation, on ne peut opposer les charismes institutionnels et
extraordinaires. Comme l’affirmait Saint Jean-Paul II :
Dans l’Église, tant l’aspect
institutionnel que l’aspect charismatique […] sont co-essentiels et concourent
à la vie, au renouveau, à la sanctification, de façons diverses, et de telle
façon qu’il se produise un échange, une communion réciproques. 1
Il
prenait soin d’ajouter que les charismes ne sont pas et n’ont jamais été dans
l’Église des éléments accessoires, mais que leur présence et leur action
étaient constitutives de la mission de l’Église :
Les charismes sont à accueillir avec
reconnaissance […] Ils sont, en effet, une merveilleuse
richesse de grâce pour la vitalité apostolique et pour la sainteté de tout le
Corps du Christ ; pourvu cependant qu’il s’agisse de dons qui proviennent
véritablement de l’Esprit Saint et qu’ils soient exercés de façon pleinement
conforme aux impulsions authentiques de ce même Esprit. 2
Voilà
pourquoi aucun charisme ne dispense de la référence aux Pasteurs (l’institution !) auxquels
il incombe le devoir de discerner l’authenticité des dons et
de veiller à leur bon usage.
Mgr Jean-Pierre Batut, in Sub Signo Martini juin 2019
1. Jean-Paul
II, Aux mouvements ecclésiaux réunis pour leur IIe Congrès international, in “Insegnamenti” X, 1 (1987), p. 478.
2. Jean-Paul
II, Exhortation apostolique Christifideles laici, n. 24.