dimanche 11 novembre 2018

En servant... RP Paul Doncœur, Ils sont tombés pour assurer la paix



Aux Morts des Armées de Champagne
Éminentissime Seigneur,
Monsieur le Ministre,
Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Maréchaux,
Messieurs,
La haute majesté de ce sanctuaire et l'incomparable éclat de cette assemblée eussent à coup sûr exigé que votre hommage aux Morts de Champagne fut exprimé par une toute autre voix que la mienne. Si j'ai dû, malgré mes résistances, me soumettre aux volontés d'un chef toujours très aimé de ses anciens soldats, son ordre excusera ma présence dans cette chaire. D'ailleurs, un regard jeté sur ce catafalque, volontairement si modeste, que couvrent seulement trois drapeaux, m'a fait comprendre, je le crois, vos intentions.
Le souvenir en effet me revient d'une des plus émouvantes prises d'armes que j'ai vues de la guerre.
Le 4 octobre 1915, nous redescendions des pentes de Navarin, décimés, déchirés, boueux, dans le plus invraisemblable encadrement, à bout de forces. Pour comble de souffrances il nous avait fallu refaire en sens inverse tout le parcours de l'attaque et nous avions, hélas ! retrouvé à chaque tranchée, épaves de l'assaut livré aux réseaux allemands mal ouverts, les centaines et les centaines de nos camarades, encore couchés sur l'herbe grise que leur sang avait tachée. Lorsque nous arrivâmes à la Suippe, un ordre vint de faire demi-tour : nous devions être passés en revue sur le terrain même d'où nous étions partis huit jours plus tôt pour l'attaque. Les pauvres malheureux maugréèrent et machinalement se soumirent, obéissant aux ordres qui les rangeaient en des semblants de Compagnies... Or, à peine nous vîmes-nous alignés en bordure de la route de Suippes à Saint-Hilaire, faisant face au champ de bataille où nous laissions nos amis, que nous sentîmes une force mystérieuse nous saisir. Une voix venait de commander les honneurs. Le front de la Division sembla se dresser ; oubliant leur fatigue, les muscles s'étaient tendus, un claquement d'armes avait frémi, les têtes s'étaient relevées et les yeux fixés en avant. Tout d'un coup, l'horizon immédiat disparut, la boue froide que nous piétinions, les peupliers de la Suippe, l'ondulation même des premières collines devenait transparente et la vision tragique surgit : les parallèles de départ, les réseaux crevés de trous d'obus, les parapets de craie blanche, chacune des pentes qu'il avait fallu enlever, depuis la ferme des Wacques jusqu'à la ferme de Navarin, et face à nous, la Division, la véritable, dont nous, les huit cents survivants, n'étions que l'ombre honteuse d'elle-même : nos quatre colonels tombés, nos quarante commandants de compagnie tués, et les milliers de camarades que d'un cœur unique nous saluions en ce moment de nos drapeaux en deuil et de nos armes. Ce fut une minute de solennel silence ; nous leur envoyions notre salut muet et nos serments de fidélité ; puis, la vision disparut et nous reprîmes vers le sud notre marche, emportant pour nos prochains combats, l'impérissable souvenir de nos Morts de Navarin.
Messieurs, me trompé-je si j'interprète à la lumière de ce souvenir de soldat la cérémonie de ce jour ? Vous l'avez voulue, n'est-il pas vrai, digne de nos camarades, et pour cela vous l'avez faite toute simple, toute austère. Ni l'emphase, certes, d'une rhétorique habile, ni même la splendeur d'une éloquence magnifique ne lui convenaient. Avec raison, vous avez voulu que la voix qui s'élèverait fut si grêle, que la personne qui se présenterait fut si mince qu'elles ne puissent faire écran entre vous et l'héroïque vision dont vos yeux sont déjà, j'en suis sûr, remplis.
Nous étant arrachés aux lassitudes ou aux dissipations, hélas ! de nos vies redevenues médiocres, ayant fait taire les voix importunes ou impudentes qui nous harcèlent, n'est-il pas vrai que le noble silence de ce lieu de gloire et de prière nous a tellement investis de sa vertu et que nous nous sommes sentis saisis d'un tel frisson, qu'il va suffire de trois syllabes prononcées par une voix inconnue pour que le prodige s'opère. À peine entrés en ce sanctuaire, ne sont-elles pas évanouies subitement toutes les vulgarités du monde qu'il nous faut désormais habiter ? Évanouies les splendeurs elles-mêmes de ces voûtes glorieuses ? Évanouies les gloires vivantes dont est faite cette assemblée ? Et, fermant les yeux, n'avons-nous pas vu surgir devant nous l'armée, toute l'armée des Morts de Champagne que nous sommes venus saluer ?
Navarin ! Navarin ! Pauvre lieu banal que sacrera à jamais le Signe que vous y voulez dresser ! Navarin ! N'est-ce pas, mes camarades qui vous y êtes tant battus, n'est-ce pas, Femmes qui avez sur ses glacis mortels si douloureusement poursuivi vos quêtes inutiles, n'est-ce pas qu'il suffit de ces trois syllabes pour que vous investisse l'immense champ de bataille, depuis la Montagne de Reims et le Moronvilliers noir et blanc, jusqu'aux mamelons de Tahure et de Massiges que souligne la masse noire de l'Argonne !
Champagne ! Champagne, la plus nue, la plus pauvre ! Terre de France sans beauté et sans fécondité même ! Terre à canons ! Terre à se battre ! Terre à mourir ! Des noms de roture désignent tes villages coulés dans tes médiocres replis. Tes bandes de maigres sapins sont sans nom ! Lieux anonymes, bien propres au prosaïque sacrifice de ces milliers de fantassins sans gloire qui y dorment leur sommeil d'inconnus ! Terre misérable et cependant Terre unique au monde pour tant de cœurs de femmes qui y demeurent à jamais en arrêt, parce que là-bas leur amour, tout leur amour a été quelque part, un jour enseveli.
Enseveli ? Et ne voilà-t-il pas que cette terre se soulève ? Ne voilà-t-il pas que des trous crayeux, des herbes rases, des abris effondrés, surgissent de partout tous les Morts invisibles. Dites ! Ne sont-ils pas debout devant nous, tous ceux que nous avons laissés ? Ne les reconnaissez-vous pas, vos fils, vos amis ? Adolescents au front de filles où vos baisers tremblaient aux heures de séparation ! Hommes aux mains rudes dont l'étreinte vous était une si douce certitude ! Tous, confondus, de tout âge et de tout écusson : Chasseurs bleus que je vois tournoyer dans les tirs de barrage comme les grains des vignes pourpres sous la grêle ! Grands cavaliers à pieds, tragiques statues dans vos longs manteaux de boue ! Petits zouaves roses des faubourgs ! Coloniaux au masque de bronze ! et toi, Toi, la plus humble la plus belle, pauvre Infanterie de nos villages de France ! Nos frères, Vos fils, Vos époux !
Et puis, sur les horizons qui s'élargissent, ne voyez-vous pas, accourus des divers Comtés, nos frères aussi d'Angleterre ou d'Écosse, qui chargiez au geste gracieux de vos lieutenants nous jetant en passant un grave « Vive la France », qui s'illuminait d'un sourire ! Et vous, frères d'Italie, qui bondissiez dans la forêt de Reims avec l'emphase des grandes eaux ! Et vous enfin, frères si lointains et si proches, frères d'Amérique, que nous ne pouvons nommer sans émoi en pensant aux mères qui, ayant donné vos jeunesses pour la France, vous pleurent et ne vous ont jamais revus !
Messieurs ne sont-ils pas là tous, debout face à nous et ne sentez-vous pas qu'une force nous soulève, rassemblant nos âmes et nos pensées pour adresser à nos camarades cet incomparable salut du soldat où se fondent, avec tant de pudeur et dans une si belle discipline, le respect donné au plus humble, l'affection robuste de cœurs d'hommes, et le serment de fidélité que jurent des lèvres closes et des armes serrées dans nos poings ?
Camarades de Champagne nous reconnaissez-vous ? Depuis celui qui fut si bien des vôtres et qui vous apporte ici le salut de toute l'Armée française, jusqu'aux ambassadeurs des nobles nations unies à notre sacrifice, depuis vos chefs dont les noms ont anobli pour des siècles l'histoire de la France, jusqu'aux femmes que vous aimiez et qui vous ont enfantés à l'héroïsme.
Messieurs vous n'avez pas voulu que ces honneurs d'un instant puissent périr dans l'oubli, et cette vision héroïque vous avez résolu de la transmettre aux petites générations qui ne savent pas. Là-bas, sur ce point culminant de la route des Ardennes, d'où finalement s'est envolée la victoire, vous avez décidé de dresser le monument de bronze qui perpétuera leur assaut. Pour que ce monument soit digne de son objet, digne de ceux qui ont tout donné, vous allez j'en suis sûr, donner beaucoup. Vous savez bien que, jetteriez-vous dans ces bourses des fortunes, il n'y aurait point de commune mesure entre votre geste et le leur. Qui dira de combien de millions se payent le sang de cent mille hommes et les larmes de leurs mères ?
Aussi nos camarades attendent-ils de nous bien plus encore. Ce regard qu'ils fixent sur nous exige une réponse. N'aurons nous pas, Messieurs, la force de leur donner les certitudes qu'ils espèrent ? N'aurons-nous pas le courage de leur jurer, qu'intimement unis, nous saurons continuer par des sacrifices semblables l'œuvre pour laquelle ils sont tombés ?
Ils sont tombés pour assurer la paix du Monde ; nos ambitions ne sont point autres. Mais, comme ils n'ont obtenu la première victoire sur les violences déchaînées qu'en triomphant de leurs propres égoïsmes, nous n'achèverons leur œuvre que dans la mesure où nous saurons commander aux instincts, ou de paresse ou d'ambition, ou de vengeance ou de lâcheté. Messieurs, nous savons que cette œuvre pacifique n'est point faite encore, nous voyons quelles menaces pèsent toujours sur ce pauvre univers et de quelles angoisses les cœurs des mères sont travaillés. Ne désarmerons-nous donc jamais les haines et ne connaîtrons-nous pas enfin la Paix ?
Cette cérémonie, Messieurs, va se terminer par une prière, par la grande prière du Calvaire, renouvelée sur cet autel. Nous l'offrirons pour nos Morts, mais peut-être qu'au lieu d'en faire les simples bénéficiaires de notre supplication, nous pourrions leur demander de se faire aussi nos intercesseurs. S'ils ont besoin de la miséricorde divine, n'avons-nous pas, nous les vivants, bien plus besoin de sa pitié, et notamment pour cette œuvre de Paix si précaire et si menacée ?
M'excuserez-vous, Messieurs, d'évoquer un dernier souvenir ?
Le 29 septembre 1915, je parcourais dans la nuit les pentes de Navarin à la recherche des blessés de ces quatre jours de combats. Un étrange silence pesait sur ce terrain que déchirait tout à l'heure la rage des artilleries. Seuls parfois se rallumaient l'étincellement et le crépitement des grenades ; autour de nous les balles tirées par des guetteurs apeurés passaient en cassant les branches. Nous allions, prêtant l'oreille aux gémissements, quand, en traversant un petit bois, j'entendis un chant venir à nous, très doux. Je reconnus une mélodie du Gloria in Excelsis de la Messe ! Je regardais mon compagnon avec surprise, quand la lueur d'une fusée nous montra, étendue à nos pieds, une forme allongée... C'était ce soldat qui chantait ! Nous nous glissâmes à genoux et, me penchant, je discernai une figure toute jeune d'un petit soldat du 35e qui dormait, les traits détendus, les yeux clos, les lèvres entrouvertes. Un murmure monta... Et c'était cette fois une phrase du Pater. « Il rêve », me dit mon compagnon. En effet, son caprice, reprenant en arrière, murmurait le triple appel du Sanctus. Nous nous regardâmes, malgré nous inquiets. Serait-il blessé ? La fièvre ? Nous appelâmes ; aucune réponse. Je le secouai. Alors plus doux, les lèvres laissèrent échapper un dernier chant, le triple Agnus Dei de la Messe... Nous ne découvrions cependant aucune trace de blessure. « Il faut le retourner », dis-je au brancardier, et nous le prîmes par l'épaule. Il s'abandonna comme l'enfant que sa mère retourne dans son berceau parce qu'il rêve, et, la petite tête se laissant aller sur l'herbe, nous aperçûmes à l'arrière du casque un mince trou noir... Ainsi, une balle dans la nuque, cet enfant agonisait à la face du Ciel, et de son passé de petit paysan remontaient les chants de son église de village ! Agnus Dei, qui tollis peccata mundi ; dona nobis pacem ! Ce fut son suprême appel à Celui qui, en effet, porta les péchés du Monde, pour lui donner en retour le bienfait de sa Paix.
Messieurs, ce souvenir ne donne-t-il pas à cette Messe son sens complet ? Jeanne d'Arc, qui en pouvait juger, disait que ce sont les péchés qui font perdre les batailles. N'est-il pas plus sûr encore que ce sont les péchés qui prolongent les guerres et font impossible la Paix ? Voilà pourquoi, nous qui croyons en Lui, nous nous retournons vers le Rédempteur et le prions de détruire le péché, tout le péché, le nôtre tout d'abord, que nous pleurons.
...Et, s'il en était parmi vous qui croiraient n'être plus croyants, pourront-ils bien empêcher les vieilles mélodies où pria leur enfance de chanter dans leur cœur un appel au Dieu inconnu, à Celui dont le nom est mystère. Ô vous, Agneau de Dieu, Sauveur, emportez de nos âmes, de nos cités et de nos pays, tout péché et que, de vos cieux pleins de pitié, descende votre Paix sur ce monde à la prière de nos Morts !
Amen !
Révérend père Paul Doncœur, in Paul Doncœur Aumônier militaire

1. Discours prononcé par le R.P. Doncœur au Service Solennel célébré le 16 février 1924 en l'Église Saint-Louis-des-Invalides par les soins du Comité d'Action pour l'érection d'un monument à la mémoire des Armées de Champagne sur les hauteurs de Navarin. L'absoute fut donnée par son Éminence le Cardinal Archevêque de Paris, en présence de Monsieur le Ministre de la Guerre des Ambassadeurs d'Angleterre et d'Amérique, des Maréchaux de France et des familles des Morts de Champagne.