mercredi 28 juin 2017

En pleurant... Hans Urs von Balthasar, Je suis le fils de perdition


Éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur.
Pourquoi suis-je encore en train de parler avec toi ? Le souffle de ma bouche te touche comme un poison et te souille. Éloigne-toi de moi et défais ce lien impossible entre nous.
Il fut un temps où j'étais un pécheur entre d'autres pécheurs, et je pouvais alors saisir le présent de ta grâce, le présent de ton repentir, comme le mendiant reçoit la petite monnaie qu'on lui jette. Je pouvais m'en servir pour acheter du pain et de la soupe, et ainsi vivre par toi. J'avais le droit de goûter la joie du repentir. Il m'était permis de savourer l'herbe amère de la contrition comme un bienfait de ta grâce. La douceur de ta grâce l'emportait sur l'amertume de ma faute.
Mais aujourd'hui ? Que faire ? Dans quelle cachette me glisser afin que tu ne me voies plus, que je ne te sois plus à charge, que l'odeur de ma pourriture ne t'incommode plus ? Je t'ai offensé en plein visage et la bouche qui s'est posée mille fois sur tes lèvres divines a aussi baisé les lèvres du monde et prononcé cette parole : « Je ne le connais pas ». Et en vérité je ne le connais pas, cet homme. Si je le connaissais, je n'aurais pas pu le trahir ainsi : d'une manière si effrénée, si naturelle. Ou, si je le connaissais par hasard, en tout cas je ne l'aimais pas. Car l'amour ne trahit tout de même pas ainsi, il ne se détourne pas de l'air le plus innocent, l'amour n'oublie pourtant pas l'amour. Que j'aie pu t'abandonner, après tout ce qui s'est passé entre nous, prouve seulement une chose : que je n'étais pas digne de ton amour, que moi-même je n'ai jamais réellement possédé l'amour.
Ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas de l'humilité, c'est tout simplement la vérité, si je te dis : c'est assez. Je ne veux pas qu'un rayon de ta pureté s'égare encore dans mon enfer. Il est beau que l'amour se penche vers ce qui est vil, mais intolérable qu'il devienne vil lui-même avec ce qui est vil. Il y a une trahison qu'il n'est pas possible de réparer. Éternellement il en restera quelque chose, jamais mon regard ne pourra de nouveau rencontrer ton regard. Je jetterai les trente deniers dans le temple — mais, je t'en prie, ne confonds pas cet acte avec le repentir. Ce mot prétentieux ne convient pas ici. Mon âme tient les lèvres fermées afin qu'aucun mot ne lui échappe. Mon acte est assez éloquent par lui-même, il crie vers le ciel, il eût été préférable qu'il criât vers l'enfer. Accorde-moi ce dernier bienfait et détourne-toi, je ne peux plus contempler ce visage couvert de crachats. Lave-toi, rends la pureté à ton visage, et laisse-moi là où je suis, là où est ma vraie place. Cette fois-ci, je sais qui je suis. Cette fois-ci, c'est définitif.
Tu sais bien pourtant ce que ton apôtre a dit :
Pour ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté le don céleste, qui ont eu part au Saint-Esprit, qui ont goûté la douceur de la parole de Dieu et les merveilles du monde à venir, et qui pourtant sont tombés, il est impossible de les renouveler une seconde fois en les amenant à la pénitence, eux qui pour leur part crucifient de nouveau le Fils de Dieu et le livrent à l'ignominie. Lorsqu'une terre, abreuvée par la pluie qui tombe souvent sur elle, produit une herbe utile à ceux pour qui on la cultive, elle a part à la bénédiction de Dieu ; mais, si elle ne produit que des épines et des chardons, elle est jugée de mauvaise qualité, tout près d'être maudite, et l'on finit par y mettre le feu.
À présent, c'est assez de fumier autour de l'arbre stérile ; celui-ci voulait te prouver, à mon avis, que trop de soin ne fait pas de bien : arrache-le — et qu'on n'en parle plus.
Les hommes ont ouvert ton cœur, de la blessure ont coulé l'eau et le sang, les hommes en ont bu et ils ont retrouvé la santé, ils se sont lavés et ils sont devenus purs. Mais j'ai fait tout autre chose. J'ai frappé l'amour en plein cœur. J'ai tué l'amour. J'ai atteint la moelle la plus intime de l'amour, sachant ce que je faisais, et j'ai touché la fibre la plus tendre de sa vie. Il s'est effondré, il n'est plus. Un cadavre est suspendu à la croix, je suis assis à distance et rumine ma honte et ma perte. Je suis le fils de perdition.
J'ai abusé de ta croix et de ta miséricorde. Tout est consommé jusqu'à la dernière goutte. Même le retour du fils prodigue, même la brebis égarée dans les épines, la drachme perdue ; tout est gaspillé et hors d'usage. On peut jouer cette scène vingt fois, cinquante fois peut-être, mais à la fin elle devient insipide et perd tout attrait. Et de nouveau j'entends ton apôtre :
Si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne reste plus de sacrifice pour les péchés ; il n'y a plus qu'à attendre un jugement terrible et le feu jaloux qui dévorera les rebelles. Celui qui a violé la loi de Moïse meurt sans miséricorde, sur la déposition de deux ou trois témoins ; de quel châtiment plus sévère pensez-vous que sera jugé digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour profane le sang de l'alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura outragé l'Esprit de la grâce ?
Car nous le connaissons, celui qui a dit : « À moi, la vengeance ! c'est moi qui paierai de retour ! » Et encore : « Le Seigneur jugera son peuple. Il est effroyable de tomber entre les mains du Dieu vivant ! »
Il y a une communauté des saints. Il y a aussi une communauté des pécheurs. Peut-être n'en forment-elles qu'une seule. Cette chaîne, cette vague qui se propage de jour en jour, d'année en année, de siècle en siècle, ce fleuve sanglant de fautes, la route trébuchante des hommes, qui se traînent péniblement, s'abattent et se relèvent. Une vie unique et brûlante de faute et de repentir les anime tous, et au milieu de ce fleuve sombre de bonne et de mauvaise souffrance circulent aussi les gouttes rédemptrices de ton sang, ô Seigneur. Eux, tu les sauveras.
Mais moi, je suis expulsé de cette communauté des pécheurs. Rigide et glacé, recroquevillé sur moi-même, je suis accroupi à l'écart, mon péché est sans exemple. Lorsque ceux-là pèchent, l'ange de Dieu pleure en leur cœur. Mais en moi il n'y a aucun ange. Lorsque les autres tombent, un vase secret se brise en eux, et une nostalgie amère s'épanche comme une offrande. Mais en moi rien ne se brise plus, tout est durci et inexorablement fermé. Lorsque les autres ont péché, ils ont encore le droit de prier ; mais quelle prière pourrais-je encore réciter, qui ne serait pas saluée par les moqueries de l'enfer ? Comment pourrais-je encore croire ce que je te dis en priant : « Je regrette de t'avoir offensé », « Je veux t'aimer » ? Par expérience, je détiens la preuve que ce n'est pas vrai. Dans les autres, c'est l'Esprit saint offensé qui gémit. En moi, tout reste muet. C'est là sans doute ce qu'on appelle le péché contre l'Esprit. Les autres tombent à genoux au pied de la croix. Je suis tombé derrière la croix. Les autres sont les sujets d'une divine pédagogie : il était bon que tu m'aies humilié, peuvent-ils dire, car j'ai appris ainsi à connaître ta justice et ta miséricorde.
J'ai depuis longtemps dépassé cette pédagogie, chez moi la faute n'a plus aucun bon côté. Elle est toute ronde et pleine, et de toutes parts inexpugnable, comme une boule de fer et de feu.
Laisse-moi seul. Que ta mère aussi ne me touche pas. Je ne suis pas pour vous un objet à regarder. Ne gaspillez pas votre pitié en moi, elle serait mal placée. Qu'il m'arrive ce qui doit m'arriver. À celui qui est là, à ta droite, tu as promis le paradis. Je le lui laisse de bon cœur. Il l'a bien mérité. Il ne savait pas ce qu'il faisait. Soyez heureux, tous les deux ensemble, dans votre jardin céleste. Quant à moi, ne te torture pas à mon sujet. Je demeure celui qui est à gauche. Et ne me torture pas non plus avec ta torture. Essaie de m'oublier.
A-t-il fait un éclair ? Le temps d'une déchirure dans les ténèbres, ne voyait-on pas le fruit sur la croix, immobile, raide comme la mort, les yeux hagards, absents, pâle comme un ver, probablement déjà mort ? C'était bien son corps, mais où est son âme ? Sur quels rivages sans bords, dans quelles profondeurs marines vidées de leurs eaux, sur le fond de quelles sombres fournaises, s'en va-t-elle, errante ? Ils le savent tous soudain, ceux qui entourent le gibet : il est parti. Un vide insondable (non pas la solitude) s'écoule du corps pendu, rien ne s'attarde plus ici, sinon ce vide fantastique. Le monde avec sa figure s'est évanoui, il s'est déchiré du haut en bas comme un rideau ; il s'est englouti, réduit en poussière, il a crevé comme une vessie. Il n'y a plus rien sinon le rien. Même pas les ténèbres. Le monde est mort. L'amour est mort. Dieu est mort. Tout ce qui était un rêve que personne ne rêvait. Le présent est le pur passé. L'avenir n'est rien ; l'aiguille a disparu du cadran. Il n'y a plus de combat entre l'amour et la haine, entre la vie et la mort. Les deux partis ont été égalisés, et l'évacuation de l'amour s'est évanouie dans le vide de l'enfer. L'un a complètement pénétré l'autre, le nadir se trouve au zénith : Nirvana.
A-t-il fait un éclair ? Le temps d'une déchirure dans le vide sans formes, la figure d'un cœur n'était-elle pas visible, voguant dans les tourbillons du vent à travers le chaos sans monde, chassé comme une feuille ou bien ailé lui-même, errant en tous sens, vibrant d'une vibration propre, invisible, subsistant seul entre le ciel privé de son âme et la terre évanouie ?
Chaos. Au-delà du ciel et de l'enfer. Néant sans formes situé derrière les bornes de la création.
— Est-ce là Dieu ? Dieu est mort sur la croix.
— Est-ce la Mort ? On ne voit point de morts.
— Est-ce la fin ? Rien n'est plus là qui ait une fin.
— Est-ce le commencement ? Le commencement de quoi ?
Au commencement était le Verbe. Quel Verbe, quelle parole inintelligiblement informe et privée de sens ? Mais regardez : quel est cet objet indescriptible qui commence à se dessiner d'une manière indécise dans le gouffre infini ? Cela n'a ni contenu ni contour ; sans nom, plus solitaire encore que Dieu, on le voit surgir du vide absolu. Ce n'est personne. C'est antérieur à tout. Est-ce le commencement ? C'est petit et indéterminé comme une goutte. Peut-être est-ce de l'eau. Mais cela ne coule pas. Ce n'est pas de l'eau, c'est plus trouble, moins limpide, plus consistant que l'eau. Ce n'est pas non plus du sang, car le sang est rouge, le sang est vivant, le sang s'exprime clairement et en langage humain. Ce qui est ici n'est ni de l'eau ni du sang, c'est plus ancien que l'un et l'autre, c'est une goutte du chaos originel. Lentement, lentement, avec une invraisemblable lenteur, la goutte commence à prendre vie, on ne sait pas si ce mouvement exprime une lassitude infinie, à l'extrémité de la mort, ou le premier commencement — mais de quoi ?
Chut, chut ! Retiens le souffle de tes pensées. Encore beaucoup trop tôt maintenant pour songer à l'espérance. Beaucoup trop faible encore le germe pour parler tout bas d'amour. Mais observe-le : à présent il se met tout de même à bouger. C'est tout juste un faible ruisseau, à peine liquide. Beaucoup trop tôt pour parler d'une source. C'est un suintement, perdu dans le chaos, qui va sans direction, sans pesanteur. Mais déjà plus abondamment. Une source dans le chaos. Qui jaillit du pur néant. Qui jaillit d'elle-même. Ce n'est pas le commencement de Dieu qui, éternellement et d'une manière souveraine, se pose lui-même dans l'existence, lumière, vie et béatitude trinitaires. Ce n'est pas le commencement de la création qui s'échappe doucement et tout en dormant des mains du Créateur. C'est un commencement sans pareil. Comme si la vie s'élevait en naissant de la mort. Comme si la lassitude — si grande que depuis longtemps déjà aucun sommeil ne pouvait plus la réparer —, comme si la suprême désagrégation de la force parvenue à l'extrême limite de l'épuisement se mettait à fondre, commençait à couler — parce que couler est peut-être un signe et un symbole de la lassitude incapable de tenir bon plus longtemps, et parce que tout ce qui est fort et ferme finit par se dissoudre en eau. Mais la naissance qui s'est passée au commencement n'a-t-elle pas eu lieu aussi à partir de l'eau ? Et cette source dans le chaos, cette lassitude qui s'écoule, n'est-elle pas le commencement d'une nouvelle création ?
Enchantement du Samedi saint. La source jaillie du chaos reste sans direction. Est-ce le résidu de l'amour du Fils qui, épanché jusqu'à la dernière goutte — car tout contenant s'est brisé et le monde, le vieux monde, a passé —, cherche à remonter vers le Père à travers le néant ombreux ? Ou bien cet amour, sans force, inconscient, coule-t-il, malgré tout, en direction opposée, à la rencontre d'une nouvelle création, pas du tout subsistante encore, encore informe, même pas encore mise au monde ? Protoplasme s'engendrant lui-même, le premier germe des nouveaux cieux et de la nouvelle terre ? À présent la source jaillit toujours plus abondante. Certainement elle s'échappe d'une plaie, elle est comme la fleur, le fruit d'une plaie, elle s'élance de cette plaie comme un arbre. Mais la plaie n'est plus douloureuse, le temps de la souffrance est depuis longtemps écoulé, l'origine est dépassée, d'hier date l'éclosion de la source d'aujourd'hui. Ce qui s'épanche à présent, ce n'est plus la souffrance qui souffre, c'est la souffrance soufferte. Non plus l'amour qui offre, mais l'amour offert. Seule la plaie est là : béante, porte grande ouverte, chaos, nada, d'où la source s'écoule au-dehors. Plus jamais cette porte ne se fermera. De même que la première création n'a jamais été qu'un jaillissement toujours nouveau sortant du néant, ainsi ce monde nouveau, non encore enfanté, compris dans le premier jaillissement créateur, ne surgira jamais d'ailleurs que de la plaie qui ne se fermera plus. Toute figure, à l'avenir, s'élèvera de ce vide béant, toute santé tirera sa force de la plaie créatrice. Arc de triomphe de la vie plein de majesté ! Les armées de la grâce, cuirassées d'or, débouchent de toi, portant des lances de feu. Grotte profonde d'où s'échappe le fleuve de vie ! Intarissables, les flots se pressent pour sortir de toi, éternellement flots d'eau et de sang, baptisant les cœurs païens, étanchant la soif des âmes altérées, déferlant sur les déserts du péché, répandant des richesses surabondantes, remplissant à déborder tout contenant, comblant à l'excès tout désir.
Hans Urs, cardinal von Balthasar, in Le Cœur du monde