mercredi 25 juin 2014

En Ignaçant... François Varillon, Dieu est amour

Conseils sur l'essentiel : notre relation à Dieu 1
Nous en sommes au début des Exercices. Il est très important d'être tout entiers à ce que nous faisons dans le moment présent. Il faut éviter absolument tout ce qui serait obsession d'un défaut à corriger, d'une situation à liquider, d'une décision à prendre. Au point où nous en sommes, nous n'avons absolument pas les éléments pour prendre quelque décision que ce soit. Maintenant nous nous occupons de Dieu. Nous essayons comme nous pouvons de connaître Dieu, de ne pas nous tromper sur lui. Nous n'avons absolument pas à nous occuper d'autre chose. Nous demandons à être éclairés sur les points auxquels nous nous attachons dans le présent. Cette règle ne vaut pas seulement pour le temps de la retraite, mais pour toute la vie. Je n'irai pas jusqu'à reprendre l'expression très ambiguë de « devoir d'imprévoyance », car la raison est tout de même une faculté de prévoir. Mais le danger est toujours de sacrifier le devoir du moment présent en envisageant des choses qui n'arriveront peut-être jamais et des décisions que nous n'aurons peut-être jamais à prendre.
Pour la même raison, il ne faut pas avoir peur. Si une décision nous est demandée dans quelque temps, l'homme ou la femme qui aura à prendre cette décision ne sera pas le même homme ou la même femme qu'aujourd'hui. Le Seigneur nous transfigure minute après minute, jour après jour. Que de sacrifices, à un certain moment de notre vie, nous paraissaient vraiment impossibles à faire ; et quand le moment est venu de les faire, on les a faits, et beaucoup plus facilement qu'on ne pouvait le penser deux ou trois ans auparavant. Il faut entreprendre les Exercices « avec un cœur large et une grande générosité envers son Créateur et Seigneur », pour prendre l'expression de saint Ignace. Il ne faut pas avoir peur et être disponible. Comme nous allons le méditer, il n'y a que de l'amour et il ne faut pas avoir peur de l'amour. Demandons au Seigneur la grâce de ce cœur large, le contraire de ce qui est mesquin, étriqué. C'est la disposition de vérité.
Dans le christianisme, tout, absolument tout : le dogme, les vérités à croire (comme disait le vieux catéchisme), la morale, les sacrements... tout n'existe qu'en fonction de notre relation réelle avec Dieu. La seule chose qui importe en définitive c'est notre relation à Dieu. Et la relation avec nos frères, bien entendu, qui est liée à notre relation avec Dieu. La vérité du christianisme, c'est d'abord la vérité d'une relation et non pas la vérité d'une théorie, d'une thèse, d'une philosophie. Réfléchissez bien à ce qu'est une relation vraie. Il y a des hommes mariés qui ont une grande intimité physique avec leur femme, et pourtant ce n'est pas une relation vraie. Le je t'aime est plus ou moins mensonger. Imaginez un enfant qui a désobéi à sa maman qui lui a défendu de jouer avec des allumettes. L'enfant a brûlé le tapis, il camoufle le dégât et saute sur les genoux de sa maman comme si de rien n'était. La relation de cet enfant avec sa mère est fausse, comme l'explique Jean-Paul Sartre. Pour que la relation de l'enfant avec sa maman soit vraie, il aurait fallu qu'il dise : « Maman, j'ai désobéi, voilà le dégât ; j'espère que tu me pardonneras et permets-moi de t'embrasser ».
Le christianisme est ce qui assure la vérité de notre relation réelle avec Dieu. Et tout ce qui n'est pas cette relation vivante est pour cette relation. Nous vivons une époque antidogmatique. On refuse les dogmes qui apparaissent comme des vérités parachutées. Et on a raison de protester parce que, pendant trop longtemps, a sévi un dogmatisme outrancier, comme si le christianisme était un ensemble de vérités au pluriel à l'instar d'un système philosophique. Cela explique que la réaction soit violente, mais elle dépasse les bornes à l'heure actuelle. Toutefois, s'il y a des vérités : le péché originel, la virginité de Marie, la résurrection de la chair..., toutes ces vérités au pluriel existent pour garantir la vérité de notre relation à Dieu, qui est l'essentiel de tout. Le grand malheur serait que des chrétiens n'aient pas de relation réelle avec Dieu. Puisque tout le christianisme n'existe que pour cela.
Disons les choses autrement : le mot vérité a deux contraires : l'erreur et le mensonge. Deux et deux font cinq, est une erreur. Je t'aime peut être mensonger. Or le christianisme est vrai d'abord au sens où il est le contraire du mensonge. Et le Christ est la Vérité vivante de la relation de l'homme avec Dieu. Nous ne pouvons avoir de relation vraie, c'est-à-dire non mensongère, avec Dieu que dans le Christ et par le Christ. Revenez-y souvent.
Il est bien évident que cette relation vraie avec Dieu va se traduire par des relations vraies avec nos frères et avec nos sœurs.
Avancer dans le mystère de Dieu
L'oraison de ce matin n'était qu'une propédeutique, une préparation. Elle avait pour but, essentiellement, de nous persuader de l'immensité de Dieu. Dieu n'est pas un grand homme, Dieu n'est pas un super-Jupiter. Dieu c'est Dieu. Immensité de Dieu, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer et concevoir. Immensité telle qu'elle est un mystère. Le P. de Lubac a trouvé une comparaison extrêmement juste pour dire ce qu'est le mystère :
L'homme qui s'efforce de connaître Dieu n'est pas comparable au savant qui amasse des connaissances. L'homme qui s'efforce de connaître Dieu n'est pas comparable non plus à l'artiste qui perfectionne une ébauche. Mais l'esprit qui s'efforce de connaître Dieu est comparable au nageur qui s'avance dans l'océan, porté par les vagues, mais à condition de toujours écarter les vagues. Nous avançons dans le mystère de Dieu comme le nageur s'avance dans l'océan, portés par des images, des concepts, des idées ; mais pour que ces vagues nous portent, il faut les écarter toujours, c'est-à-dire à tout instant dire non, ce n'est pas Dieu, Dieu est au-delà.
Comme dit saint Augustin, si tu crois connaître Dieu, c'est pour le coup que tu ne le connais pas. Prions beaucoup pour garder ce sens du mystère.
Cette conscience de l'immensité de Dieu est d'autant plus importante que je vais vous conduire peu à peu à la pauvreté et à l'humilité de Dieu. Il ne faudrait pas que les réflexions que nous allons faire sur la pauvreté et l'humilité de Dieu aboutissent à nous faire perdre de vue son immensité. Il ne faudrait pas que Dieu nous apparaisse, parce qu'il est très humble et très pauvre, plus petit qu'il n'est en réalité. Nous allons aboutir à l'immensité sans bornes d'une pauvreté et d'une humilité. Il ne faudra pas perdre de vue l'immensité, la transcendance. C'est pour cette raison que nous avons inventorié ce matin les deux premiers sommets de la révélation : le buisson ardent (Yahvé) et la révélation de la pureté blessante, fascinante, qui engendre le tremblement de la créature, le tremendum, comme disent certains philosophes. Il faut avoir un sens très aigu de cette pureté. Et sur cette réalité on ne peut que bafouiller ; impossible de faire autrement. Ce n'est pas avec des mots qu'on arrivera à avoir une idée de cette pureté de Dieu.
Dieu n'est qu'amour
Nous en arrivons maintenant au troisième sommet, indépassable. Si ce troisième sommet pouvait être dépassé, il nous faudrait attendre la religion de l'avenir. Mais la solidité de notre foi vient de ce que ce troisième sommet n'est pas et ne peut pas être dépassé. Et ce troisième sommet est la révélation de l'amour. Dieu est amour. Au chapitre quatrième de sa première épître, Jean répète par deux fois cette formule. Et il nous faut comprendre : Dieu n 'est qu'amour. Nous savons tous, depuis toujours, que Dieu est amour. Mais qu'il ne soit qu'amour, il n'est pas sûr que nous en soyons convaincus. Ce sera notre premier point.
Et voici comment je méditerai cette vérité. Si Dieu n'est qu'amour je ne dois pas dire que Dieu est tout-puissant. Puisqu'il n'est qu'amour, il n'est pas autre chose. S'il n'en va pas ainsi, ne disons pas que Dieu n'est qu'amour ; disons qu'il est tout-puissant et qu'il est aussi amour et qu'il nous aime aussi. Je vous demande avec une instance aussi forte que j'en suis capable d'être impitoyables pour ne jamais, jamais mettre en Dieu autre chose que de l'amour. Donc, il n'est pas tout-puissant ; tant pis, pour le moment, pour les conséquences. Dieu est-il grand ? Non, non et non ! Il n'est qu'amour. Dieu est-il sage ? Non, non, c'est non. Il n'est qu'amour. Je vous demande de passer impitoyablement par cette phase de négation radicale.
Dieu n'est qu'amour. Il faut comprendre par le dedans ce ne que. Car tout est dans ce ne que. Si nous biffons ce ne que, nous ne sommes plus devant Dieu, nous sommes devant Jupiter. Et ce n'est pas le moment d'adorer Jupiter. On ne l'a que trop fait, et nous le payons très cher.
Dans la prière, en vous tenant devant Dieu, faites ce petit exercice. Vous écrivez sur la gauche de votre page :
Dieu est
Puis vous placez sur la colonne de droite la liste des attributs de Dieu, comme on dit, et vous obtenez ceci :
Dieu est                      tout-puissant
                                      infini
                                      beau
                                      amour
                                      sage
                                      etc.
Puis vous biffez l'amour de la liste des attributs et vous le faites passer comme sujet. Vous avez :
L’amour est               tout-puissant
                                      infini
                                      beau
                                      amour
                                      sage
                                      etc.
C'est tout. Cela paraît bien simple. Et c'est une révolution si vous voulez bien le prendre au sérieux.
Nous pouvons donc dire, dans une formule qui peut paraître un peu abstraite : L'amour n'est pas un attribut de Dieu, mais les attributs de Dieu sont les attributs de l'Amour. Le P. Congar n'a pas hésité à l'utiliser, en me citant d'ailleurs avec beaucoup de gentillesse.
Si je dis : « Dieu est tout-puissant », je pose un infini de puissance. Le résultat est ce qu'on me disait quand j'étais gamin : « Dieu est tellement puissant que, s'il le voulait, il pourrait m'anéantir et anéantir le monde ». On aboutit à une toute-puissance qui peut être une toute-puissance de destruction. Et on ajoutait « Mais il nous aime ». Donc finalement, il est très gentil. Cette conception est abominable. Il faut dire clairement : Il n'y a pas d'autre puissance en Dieu que la puissance de l'amour, un amour tout-puissant. C'est un amour dont nous n'avons pas l'expérience. Un amour tout-puissant, c'est l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même.
Qu'est-ce qu'un amour qui va au bout de lui-même ? Deux lignes s'imposent. D'abord la mort. Il n'est pas de plus grand amour que de mourir pour ceux qu'on aime. C'est cela, la puissance de Dieu. Il n'y en a pas d'autre. C'est la puissance de mourir pour ceux qu'il aime. La deuxième ligne, c'est le pardon. Le pardon est la toute-puissance de l'amour. Votre amour est-il assez puissant pour pardonner à ceux qui vont ont offensé gravement ?
Priez, je vous en supplie, recueillez-vous profondément. C'est la clé de tout. Dire : « Dieu est tout-puissant mais il nous aime » (ce mais est abominable), et dire : « Dieu n'est qu'amour et cet amour est tout-puissant », ce n'est pas la même chose. L'amour est tout-puissant, il est infini, il n'a pas de limites. C'est l'amour de Dieu qui est un océan sans rivages, sans fond. C'est l'amour qui est beau. Claudel dit quelque part : De ce qui n'est que beauté, il faut passer à ce qui est amour. Finalement, la suprême beauté est la beauté de l'amour, l'amour qui n'est qu'amour. Trente jours ne seront pas de trop pour comprendre cela, pour le creuser un peu.
Dieu n'est qu'amour. En lui, il n'y a pas la plus petite trace de repli sur soi. Dieu ne se regarde pas. Il est l'anti-Narcisse. Les grands écrivains André Gide, Paul Valéry — ont écrit des Narcisse. Narcisse est ce personnage de la mythologie qui contemple la beauté de son corps dans le miroir du lac ; il se satisfait de soi, Dieu est l'anti-Narcisse, l'absence absolue de miroir. C'est ce que l'Église nous dit en affirmant que Dieu est Trinité. Si Dieu n'était pas Trinité, il serait inévitablement narcisse, contemplateur de soi ; il se regarderait lui-même. Même un grand philosophe comme Malebranche s'y est trompé. Et Fénelon, moins philosophe, sur ce point-là avait raison. Malebranche n'évite pas un Dieu qui est recourbé sur soi, qui se complaît dans sa perfection. Non, en Dieu, il n'y a pas trace d'incurvation.
N'oubliez pas que nous sommes sur terre pour vivre de la vie même de Dieu. Il ne s'agit pas de connaître Dieu pour le connaître ; nous avons à vivre de sa vie éternellement. Il faudra donc que nous en arrivions à cette pureté absolue de l'amour qui n'est qu'amour. C'est par rapport à cela qu'il nous faudra examiner notre péché dans quelques jours. C'est par rapport à cela qu'il y a un péché originel. Autrement, il n'y a plus rien à comprendre dans le christianisme. Je ne pourrai entrer en Dieu que lorsque le plus petit atome d'incurvation, de regard sur moi-même, sera brûlé. Le feu du purgatoire est cela, ce qui brûle tout mouvement de regard sur soi, de narcissisme. Et le bonheur de Dieu est d'être sans miroir. Dieu n'est qu'amour. Je redis ma formule : L'amour n'est pas un attribut de Dieu parmi les autres, mais tous les attributs de Dieu, ce sont les attributs de l'amour. Si on prenait l'image de l'amour charnel, l'infini de l'amour de Dieu est une étreinte qui ferait sauter toutes les cages thoraciques. La puissance infinie de l'étreinte d'amour. Et c'est ce Dieu-là qui est présent au fond de nous-mêmes. Tout autre Dieu est une idole, un Jupiter.
C'est l'amour qui nous crée
Deuxième point. C'est ce Dieu-là qui nous crée. C'est l'amour qui nous crée. L'homme est créé, et cette création est pour l'Alliance.
Tirons-en les conséquences : si c'est l'amour qui nous crée, il est évident que la création n'est pas une fabrication. Il faut insister sur ce point parce que, à l'heure actuelle, il est la pierre de touche de l'athéisme. C'est exactement sur ce point que le christianisme est attaqué par les athées intelligents : ils ne peuvent pas avaler la création, parce que, disent-ils, s'il y a un Dieu créateur, il n'est pas possible que l'homme soit libre ; et, si l'homme n'est pas libre, il n'est pas. Et pour qu'il soit libre, il faut qu'il ne soit pas prévenu par un créateur. On tient ce raisonnement parce qu'on s'imagine la création comme une fabrication. Jean-Paul Sartre, qui n'est pas le premier venu parmi les philosophes, prend la comparaison de l'artisan qui fabrique un coupe-papier. Il dit qu'il ne peut pas concevoir Dieu comme un artisan. Moi non plus. On fabrique uniquement des objets, et non pas des libertés. L'amour ne fabrique rien. Nous ne sommes pas des poupées entre les mains de Dieu. Il nous faut en tirer peu à peu les conséquences, qui sont considérables.
L'amour crée des libertés. Donc nous évacuons impitoyablement l'idée de fabrication. Les savants n'ont pas tort quand ils disent que le monde n'a pas besoin d'un fabricant. Si Monod n'avait dit que cela, je serais d'accord avec lui.
Restez bien dans la ligne spirituelle. Ne faites pas de philosophie, ce n'est pas le moment. Mais, dans la ligne spirituelle, essayez de comprendre que l'amour ne peut pas fabriquer du tout fait. Dieu ne peut vouloir qu'une chose, c'est que nous nous fassions nous-mêmes. Dieu crée des créateurs. Dans un dialogue, un prêtre et un communiste se renvoyaient sans fin la balle :
— C'est Dieu qui crée le monde, disait le premier.
— C'est le monde qui se crée lui-même, répliquait le second.
Je suis intervenu en disant qu'à mon avis ils avaient tort ou, plutôt, raison tous les deux : c'est Dieu qui crée et c'est le monde qui se crée ; les deux sont vrais. Dieu crée le monde capable de se créer lui-même. Dieu crée des créateurs. Nous sommes essentiellement des créatures créatrices. Créature bien sûr, car l'homme est créé : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre... » Mais il nous crée nous créant nous-mêmes.
La création est si peu une fabrication qu'elle est un regard d'amour. Dans la méditation essayons d'imaginer un regard d'amour, suscitateur d'existences. Imaginer, car il faut éviter à tout prix de faire de la philosophie, nous sommes dans le spirituel, dans notre relation avec Dieu. Vous pouvez penser au regard d'amour que nous pouvons poser, nous, sur de pauvres enfants qui n'ont jamais été aimés. Et comment en regardant avec amour un pauvre gamin mal aimé nous pouvons le recréer. Le blouson noir, le gangster, la pauvre fille... Pensez à des vies qui sont en direction du néant ; une existence sans valeur est un néant d'existence. Imaginez le gangster pur. Les journaux en sont pleins. Ils brisent les glaces partout, ils crèvent les pneus... Je les regarde avec amour, je m'intéresse à eux, je les recrée, je les retourne vers l'existence. Le P. Oraison, Jean-Claude Barreau, des prêtres de la paroisse et des laïcs avaient organisé, autrefois à Paris, à Saint-Séverin, des repas pour les blousons noirs du quartier. Ce qui était prodigieux, c'était la stupéfaction de ces gosses de voir qu'on les aimait. On les retournait vers l'existence. La création est une suscitation d'existence, non pas à partir d'un semi-néant comme celui des blousons noirs, mais à partir du néant. Là est le mystère profond.
Dans ma vie, j'ai eu la chance d'avoir un maître, c'est une grâce. Un maître qui était en même temps un père et un ami, les trois ne faisant qu'un. Cet homme ne m'a jamais donné un ordre, ni même un conseil, sinon en passant. Mais il existait avec moi. Et le fait d'être avec lui suscitait en moi, jour après jour, le désir d'une existence meilleure, plus haute, plus noble, d'une meilleure culture... Son existence avec moi suscitait en moi une existence plus haute. Il était une contagion d'existence vraie, une contagion de grandeur d'existence. C'est en ce sens-là qu'il nous faut penser Dieu créateur. C'est tout le contraire d'une fabrication. Quand je donne cet exemple à des parents, certains me disent qu'ils le comprennent : « Il faudrait que je crée mes enfants capables de se créer eux-mêmes ».
Il nous faudra respecter Dieu parce que lui nous respecte totalement. Dieu ne donne pas de coup de pouce. Vous pensez peut-être au problème du mal ; il y a des raz de marée... Voudriez-vous d'un Dieu qui donne des coups de pouce, d'un Dieu interventionniste ?
Vous ne voudriez pas d'un Dieu magicien qui dit au volcan de la Réunion : « Hé, halte. Pas d'éruption ! ». En créant, Dieu prend le risque du mal et de la souffrance. L'homme se crée lui-même, le monde se crée lui-même. Puisqu'il faut que l'homme se crée lui-même, il tâtonnera.
Il faut aller plus loin. Je dis : L'acte créateur est l'acte par lequel Dieu s'efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont pas lui. La création c'est l'effacement de Dieu. Dieu est tout et il s'efface pour n'être pas tout. Il est volonté de s'effacer. C'est son être même. Cela est très difficile à penser, certes ; mais si l'amour n'est pas cela, que serait l'amour ? Il ne peut pas être de la domination. Dieu ne va pas créer pour s'exhiber. Nous parlons de la gloire de Dieu, de glorifier Dieu : « Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ». Mais qu'est-ce à dire ? Il faudra le creuser peu à peu. Marcel Proust, qui apprécie beaucoup la musique de Wagner, dit quelque part : Dans cette musique il y a tout de même quelque chose qui ressemble à la volonté de s'exhiber. Dans Mozart, jamais. Voilà qui figure ici-bas l'acte créateur comme effacement.
L'amour différencie et unifie
Nous avons parlé de l'immensité de Dieu, ce matin. C'est l'immensité de l'amour qui s'efface pour que d'autres libertés surgissent. Pour le dire autrement : l'amour différencie et unifie.
Pour aimer il faut qu'il y ait un autre, une différenciation. L'amour dit d'abord : je veux que l'autre soit, je veux que tu sois. Et des conséquences seront à tirer, en matière sociale par exemple : je veux que l'ouvrier soit, que le paysan soit, que les pays sous-développés soient, c'est-à-dire qu'ils aient une existence vraiment humaine. Je veux que l'autre soit et soit autre que moi. « Je veux que tu sois », est le premier mot de l'amour. L'amour différencie.
Mais il différencie pour unir. Je veux que tu sois, mais je t'aime tellement que je ne veux plus que tu sois une autre. C'est paradoxal et ne peut se comprendre que dans l'amour. L'homme dit à la femme : « Je veux que tu sois et que tu sois autre — sinon nous serions dans l'homosexualité. Mais en même temps que je te veux autre, je ne veux pas que tu sois une autre. Tu es plus moi que moi-même. Je t'aime ». Dire : Je t'aime veut dire : Tu es plus moi que moi ; je te transporte à l'intérieur de moi-même. Tu es mon centre. Je me centre sur toi. Voilà ce qu'il faut expliquer aux fiancés ; ils peuvent comprendre ce qu'est l'amour à ce moment de leur vie où ils en ont une expérience intense. Je veux que tu sois une autre, mais une autre qui est devenue mon centre et je suis tout entier centré sur toi. C'est le mystère de la Trinité. Le Père est centré sur le Fils, le Fils est centré sur le Père. Le vrai centre du Père, c'est le Fils ; le vrai centre du Fils, c'est le Père. Et l'Esprit est ce mouvement par lequel ils se centrent l'un sur l'autre. Quand Dieu crée, comment voulez-vous qu'il fasse autrement. Il nous veut autres, il nous crée, mais pour l'Alliance. C'est-à-dire : il nous crée pour épouser l'humanité. Dieu épouse l'humanité.
Le risque de la Croix
Dans ces conditions-là, la Croix est au cœur même de l'acte créateur. Il n'y a pas d'abord une création, puis ensuite un péché... Le P. Ganne, en s'inspirant du Canard Enchaîné, appelle cela le coup du divin plombier. Dieu avait fabriqué une tuyauterie qui devait marcher ; c'est le paradis terrestre. Adam a démoli la tuyauterie. Alors le fabricant suprême a dit : On va envoyer le Fils, il va réparer ça. Et suprême merveille — mirabilius reformasti, comme disait autrefois la prière de l'offertoire —, c'est mieux qu'avant ! C'est effroyable, une caricature du christianisme. Hélas à peine une caricature de ce qu'on me faisait apprendre quand j'avais quinze ans.
Quand Dieu crée, il prend le risque de la Croix. Elle est au cœur de l'acte créateur. L'amour qui est tout-puissant va jusqu'au bout de lui-même. Et qu'est l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même ? Il va jusqu'à la mort. Vous allez me dire : Pour pouvoir mourir, Dieu s'incarne. Oui et non. La mort du Christ, qui va jusqu'au bout de l'amour en tant qu'homme, nous révèle que – et là on est obligé de bafouiller – la vie de Dieu éternellement est de mourir d'amour. Dieu ne meurt pas, ce n'est pas une cessation d'existence. Mais sa vie éternelle, c'est ce que nous ne pouvons traduire autrement que par la mort. Je dirais qu'il y a une agonie éternelle de Dieu, une agonie qui est son bonheur même, le bonheur d'aimer.
Le bonheur de Dieu n'est quand même pas celui d'un grand bourgeois, agrandi aux dimensions de l'infini. Mais celui de l'amour qui n'est qu'amour. Dieu est à la fois la pureté du petit enfant – l'éternelle enfance de Dieu, comme dit Claudel quand il raconte sa conversion – et en même temps l'agonie. Nous ne pouvons pas nous représenter ce mystère.
« Qui me voit, voit le Père », dit Jésus (Jn 14,9). Eh bien ! Seigneur Jésus, quand je te vois à genoux aux pieds des apôtres, en train de leur laver les pieds, j'en conclus que, éternellement, en Dieu, celui que les philosophes appellent l'Être, il y a un mystérieux lavement des pieds. C'est-à-dire que l'amour qui est la vie de Dieu est de telle nature qu'humainement il ne peut se traduire que par le lavement des pieds. Et, lorsque je vois le Christ sur la Croix, je l'entends qui me dit : « Qui me voit, voit le Père ». Donc, il y a éternellement en Dieu, mystérieusement bien entendu, quelque chose qui ne peut humainement se traduire que par la Croix. Une mort, un certain poids de l'amour, un poids dans les relations des trois Personnes entre elles, qui est ce que nous appellerons plus tard la pauvreté de Dieu et son humilité.
J'emprunte à l'abbé Zundel cette belle expression : « Dieu est à une distance infinie de lui-même ». Réfléchissez bien à cette phrasé. Moi, je ne suis pas à une distance infinie de moi-même, je suis très près de moi, tellement que je colle à moi. On dit parfois de quelqu'un : « Il est près de ses sous ». Nous sommes près de notre avoir et aussi de notre être. On est près de soi. Dieu est à une distance infinie de lui-même ; pas de danger qu'il se regarde lui-même.
L'amour n'est pas une petite affaire.
Conclusion
Il est bien évident que Dieu nous donne à nous-mêmes quand il nous crée. Il veut que nous soyons libres. Il y a notre moi préfabriqué qui est notre sexe, notre hérédité... Mais ce moi préfabriqué est le point de départ. À partir de ce point de départ, je dois devenir, à mon tour, origine de moi-même. Il faut que je me crée origine de moi-même à partir de ce moi préfabriqué qui me donne mon départ.
S'il en est ainsi, je ne vois plus ce que peuvent m'objecter les philosophes. Certes, on ne peut obliger personne à croire, la foi est libre ; on peut toujours nier Dieu. Mais je dis que, tel qu'il se révèle, Dieu n'est certainement pas aliénant et que je puis croire en un tel Dieu en gardant toute ma dignité d'homme et en espérant vraiment être un homme au sens le plus fort du mot.
Tout en méditant cela, priez beaucoup, rectifiez votre relation personnelle avec Dieu. Ce n'est pas une petite affaire d'être en relation de tous les instants avec un tel Dieu. Et c'est précisément parce qu'ils ont eu de tout cela un sentiment puissant que les mystiques ont connu ces extases..., ce que nous lisons dans une vie de sainte Thérèse ou de sainte Catherine de Sienne.
Créature créatrice. À partir d'un moi préfabriqué, devenir origine de moi-même. Agrandir la distance entre moi-même et moi-même, c'est-à-dire ne pas me regarder le nombril, ne pas être près de mes sous ni de mon avoir, quel qu'il soit, ni de ma réputation, ni de rien... Éternellement ce sera ma vie d'être à une distance infinie de moi-même. C'est cela, la vie éternelle, la béatitude. C'est cela que nous espérons.
Il faut savoir ce que l'on dit quand on affirme que l'on espère le bonheur éternel. Ce n'est pas le bonheur d'un bourgeois possesseur de beaucoup de biens ; s'il en était ainsi, ce serait effroyable et il y en aurait des arguments contre la foi qui nous laisseraient sans réponse. Non, ce que j'espère c'est d'aimer comme Dieu aime. Et, dès maintenant, la grâce qui m'est donnée, que je reçois dans l'eucharistie et dans tous les sacrements, est la grâce d'aimer comme Dieu aime. Elle se heurte à mon égoïsme, d'où le combat. Une phrase de Fénelon va très loin : « Parmi tous les dons que Dieu nous fait, le plus grand don est le don de l'amour que nous devons avoir pour lui ». C'est lui qui nous donne d'aimer comme il aime et comme nous devons aimer.
Ne vous étonnez pas si ces choses n'entrent pas du premier coup. Il y en a pour des heures et des heures de méditation. Ce n'est pas en trois quarts d'heure ou une heure que la révolution peut se faire au centre de l'âme. Mais nous serions en porte-à-faux au départ si nous ne mettions pas les points sur les i. Réfléchissez à tout cela très clairement, commencez par le méditer. Nous poursuivrons dans cette ligne tout au long de la retraite.
François Varillon, in Vivre le christianisme (Centurion)


1. Exercices spirituels donnés au Châtelard les 2 et 3 août 1972.