samedi 7 décembre 2013

En rencontrant... Éloi Leclerc, Les cœurs brisés

Revenir au Dieu vivant, c'est toujours retrouver le Dieu mystérieux. En dépit des ruines accumulées sur son peuple, Yahvé règne. Mais de ce règne, aucune trace, aucun signe. La nuit est totale. « Il n'y a plus, en ce temps, ni chef, ni prophète, ni prince. Ni holocauste, ni sacrifice, ni oblation, ni encens. Ni lieu où t'offrir les prémices et trouver grâce auprès de toi... »1
Alors dans la nuit s'élève le chant du pauvre : « [...] Qu'au moins une âme brisée et un esprit humilié soient agréés de toi... Que tel soit notre sacrifice aujourd'hui devant toi... »2 « Tu ne veux pas des sacrifices que j'offrirais, tu n'accepterais pas d'holocaustes. Mon sacrifice, c'est un esprit brisé ; du cœur brisé, broyé, ô mon Dieu, tu n'as pas de mépris »3. Au cœur de cette prière, une certitude germe, une lumière filtre. Mais c'est beaucoup plus qu'une simple certitude ou un trait de lumière. C'est une rencontre inouïe. Le Dieu qui est au-dessus de toutes choses, qui n'est lié à rien, ni au Temple, ni à Jérusalem, ni à la Terre, ni à aucune institution, voici qu'il se révèle proche du « cœur brisé », mystérieusement présent à lui. Elle a jailli de l'épreuve de l'exil, cette vérité que la Bible énonce à maintes reprises : « Yahvé se tient près du cœur brisé ». Telle est l'expérience bouleversante que sont en train de faire ces hommes et ces femmes qui ont accepté d'entrer dans la nuit de Dieu.
Nous avons un écho de cette expérience dans les paroles que le prophète Isaïe met dans la bouche de Yahvé :
Ainsi parle le Très-Haut
qui habite une demeure éternelle
et dont le nom est saint :
J'habite une demeure élevée et sainte,
mais je suis également avec l'homme contrit et humble,
pour ranimer l'esprit des humbles
et les cœurs brisé.4
La demeure élevée et sainte que le Très-Haut habite, c'est son mystère propre, son être saint et impénétrable. Cette demeure est la seule qui lui convienne, la seule qui soit digne de lui, la seule à sa mesure. Personne ne peut prétendre s'élever jusqu'à cette demeure éternelle et en franchir le seuil. Mais le Dieu inaccessible fait savoir ici qu'entre lui et le « cœur brisé » toute distance est abolie. Celui qui est infiniment au-dessus est aussi mystérieusement « avec ». Yahvé habite le « cœur brisé » :
Le ciel est mon trône
et la terre est mon marchepied !
Quelle maison pourriez-vous me bâtir ?
et en quel endroit me faire résider ?
Tout cela, c'est ma main qui l'a fait,
et tout cela est à moi — oracle de Yahvé.
Mais celui sur qui je jette les yeux,
c'est le pauvre et le cœur brisé
qui tremble à ma parole ! 5
Ces paroles ne sont pas seulement un message de consolation. Elles expriment une vérité qui n'a pu être découverte que dans l'expérience de la dévastation et qui intéresse au plus haut point la révélation du Dieu vivant. Le mystère de Dieu est aussi celui de cette proximité. Il y a un lien profond et essentiel entre la révélation de Dieu dans le monde et cette expérience que la Bible désigne par ces simples mots : « le cœur brisé ». La révélation du Dieu vivant passe par cette expérience.
Parler du « cœur brisé » comme du lieu privilégié où Dieu se révèle, ce n'est pas s'enfermer dans le subjectivisme. Lorsque la Bible parle ainsi du « cœur », elle n'entend nullement exalter une certaine sentimentalité religieuse. Aucun romantisme ne saurait rendre compte de l'expérience biblique du « cœur brisé ». Aucune ferveur piétiste non plus. Il s'agit de tout autre chose.
Le « cœur », dans le langage de la Bible, désigne la réalité profonde de l'être humain, en opposition à l'apparence et au mensonge. Le « cœur » est la source secrète de nos énergies intimes et premières : « Plus que sur toute chose, veille sur ton cœur ; c'est de lui que jaillissent les sources de la vie »6. La psychologie freudienne place « Éros » au centre et à la racine de notre être psychique. La Bible aussi. Mais, pour elle, cet amour fondamental ne se réduit pas au désir possessif et agressif. Il n'est pas d'abord cela. Il y a dans l'homme, avant toute chose, une force amoureuse qui le relie au mystère de l'être. Le « cœur » est cette force originelle de communion avec tout ce qui est. Il a, de ce fait, une profondeur insondable qui l'apparente à l'amour créateur lui-même. C'est par le « cœur » que l'homme est à l'image de Dieu. Loin d'enfermer l'homme en lui-même, les forces qui habitent son « cœur » le poussent vers les autres ; elles l'ouvrent à la grande forme de la bonté et, par là, à Dieu. Il est remarquable que, pour les prophètes, revenir au « cœur » et revenir à Dieu, ce soit une seule et même démarche.7 En rejoignant son « cœur », l'homme retrouve la dimension profonde de son être, celle qui le remet en contact avec le Dieu vivant.
Mais l'homme peut détourner son « cœur » de son orientation première. « Le cœur, écrit Pascal, aime l'être universel naturellement, et soi-même naturellement, selon qu'il s'y adonne ; et il se durcit contre l'un ou l'autre, à son choix... »8 Le drame est là. L'homme peut se choisir soi-même d'une façon exclusive et absolue. Il s'érige alors en centre du monde, ramenant toutes choses à la mesure de ses désirs et de ses ambitions. Du coup, il se ferme non seulement aux autres mais à sa propre profondeur : à cette part sainte et réservée de son être, qui le relie au mystère de l'être et à Dieu même. Le « cœur » s'obscurcit ; il devient un puits d'ombre. C'est le temps des idoles. Et le temps des idoles est toujours celui de l'exil. L'homme vit loin de son être véritable et de ses racines profondes. Il n'habite plus son « cœur ». Il erre sur une terre étrangère, au service de dieux étrangers 9. Il s'est vidé de sa propre substance. Les paroles les plus profondes sur cet état d'aliénation ont été dites par le prophète Jérémie : « À la poursuite de la Vanité, ils sont devenus vanité »10.
On comprend dès lors que, pour les prophètes, revenir à Yahvé et revenir au « cœur » ne fassent qu'un. L'homme n'existe et ne se trouve vraiment que dans le mouvement qui l'ouvre à Celui qui est. Il n'est chez soi que dans cette ouverture. Là il acquiert toute sa taille. Là seulement il respire un air natal.
Mais ce retour au « cœur » ne va pas sans une sorte d'effraction. Le petit monde dans lequel l'homme s'est enfermé doit éclater. Peu importe d'où viennent les coups de boutoir. Une brèche est faite finalement dans nos murs. Et nous voilà arrachés à notre sécurité, livrés à la réalité entière et sauvage. « La Ville est prise », le Temple détruit. Ici commence l'expérience du « cœur brisé ». C'est tout d'abord le sentiment d'un grand vide. L'homme ne trouve plus rien en quoi s'assurer. Plus de terre ferme. Seulement la houle et la nuit. « Mon cœur en moi est brisé, s'écrie Jérémie, je tremble de tous mes membres, je suis pareil à un homme ivre, à quelqu'un que le vin a dompté, à cause de Yahvé et de ses paroles saintes »11.
Cette dévastation jette l'âme dans une angoisse sans fond. Ce n'est là toutefois qu'un premier aspect de l'expérience du « cœur brisé ». Yahvé dit : « Je vais les mettre dans l'angoisse pour qu'ils me trouvent »12. Le « cœur brisé » s'ouvre à l'ouragan ; il consent à être dépouillé de tout ce qui l'abritait, à perdre toutes ses assurances. Il accepte l'effondrement du monde religieux qui était le sien. Il ne sait plus d'avance qui est Dieu et quelles sont ses voies. Il ne dit pas : « Dieu est mort », mais simplement : « Je ne le connais pas encore ». Cet aveu de pauvreté et de non-savoir le conduit à la grande adoration. Le « cœur brisé » laisse Dieu être Dieu. Ce qui paraissait un abîme de désolation devient alors le lieu privilégié où l'homme est à nouveau saisi par le mystère de Dieu.
Cette relation nouvelle qui s'établit, au plus profond de l'existence, entre Dieu et le « cœur brisé », ne détruit pas pour autant la solitude de celui-ci. Si, dans cette expérience, l'homme laisse Dieu être Dieu, Dieu de son côté laisse l'homme être homme. Il n'intervient pas en sa faveur ; il ne le tire pas d'affaire ; il ne lui donne aucune garantie de puissance ou de bonheur. Il n'est vraiment avec lui qu'en l'abandonnant à sa solitude et à sa nuit.
Mais alors, que veulent donc dire, au juste, ces paroles : « Yahvé se tient près du cœur brisé » ?
Ce qui se laisse percevoir de Dieu, dans cette expérience, c'est paradoxalement, en premier lieu, son éloignement infini, sa transcendance : « Haut est le ciel au-dessus de la terre, aussi hautes sont mes voies au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées »13. Le « cœur brisé » mesure toute la distance qui le sépare de Yahvé. Il le fait à travers la conscience douloureuse de son péché et l'aveu sincère de sa faute : il est un cœur contrit. Toutefois cette conscience douloureuse n'est pas première ; elle est la conséquence d'une révélation plus profonde ; elle reflète la perception déchirante de la sainteté de Dieu, de son innocence infinie. Le « cœur brisé » est d'abord cela : un cœur ébloui par la sainteté de Yahvé. Ébloui et blessé. « Malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures »14. A l'origine, il y a le rayonnement de la sainteté de Dieu sur l'âme. Et, par un choc en retour, se manifestent en tout son jour le péché et la misère de l'homme. Alors, devant cette double révélation, celle de la sainteté de Dieu et celle de son péché, l'âme est secouée à la fois d'un frisson d'amour et d'horreur. Le cœur se brise.
Là ne s'arrête pas, cependant, l'expérience du « cœur brisé ». Au plus profond du mystère de Dieu, tel qu'il se révèle ici, il y a le souci de l'homme perdu, le mouvement pathétique du Dieu saint vers l'homme pécheur. Yahvé ne se réjouit pas de la mort du pécheur. Au contraire, il le veut vivant, sauvé, saint lui aussi. « Du cœur qui est brisé, broyé, tu n'as pas de mépris »15. À son peuple exilé qu'il compare à l'épouse abandonnée, Yahvé déclare : « Un court instant, je t'avais délaissée, mais ému d'une immense pitié, je te rassemblerai. Dans un débordement de fureur, un instant, je t'avais caché ma face. Mais dans un amour éternel j'ai pitié de toi... »16
Ainsi, pour le « cœur brisé », l'émotion sainte et profonde, le frémissement sacré ne sont pas d'abord dans l'homme. Ils sont en Dieu lui-même : dans le souci qu'il a de l'homme perdu et qui le porte à se communiquer à lui. Le « cœur brisé » découvre le Dieu vivant. La vie de Dieu, dans son acception biblique, est irréductible à quelque chose de rationnel. Elle ne se laisse ni rationaliser ni moraliser. Yahvé est le Vivant par excellence. Il n'a rien d'un principe abstrait. En lui joue l'émotion profonde : l'émotion créatrice et aussi celle qui le met en mouvement vers l'homme perdu : la grande pitié de Dieu. Yahvé est esprit, certes. Mais c'est un Esprit « pathétique »17.
Ce Dieu-là n'a rien d'olympien. Il ne plane pas au-dessus de l'homme et de son histoire, dans une indifférence sereine. Il est en souci de l'homme. Il est l'au-delà au cœur même de l'existence humaine la plus humble, la plus dégradée. Il l'est comme une force de libération, comme un appel au renouveau, comme une source de rêve et de création, comme une inquiétude aussi et une blessure. C'est ainsi qu'il est présent au « cœur brisé ».
Le « cœur brisé » est cette brèche intime par où quelque chose de nouveau peut encore arriver. Il est une ouverture au Dieu vivant et imprévisible : au Dieu qui vient.
Combien sont-ils parmi les déportés à faire cette expérience ? Il est difficile de le dire. Les pionniers sont toujours le petit nombre. Et il y a des aventures qui ne peuvent être menées à bien que dans la solitude. « J'aime les adorateurs inconnus au monde, et aux prophètes mêmes »18, écrit Pascal.
Mais il arrive que les adorateurs inconnus aient aussi leur prophète qui parle en leur nom. La grande vision rapportée par le prophète Ézéchiel n'est-elle pas l'expression symbolique, haute en couleur, de ce qui est en train de se révéler dans la nuit au cœur d'Israël ? Se promenant un jour sur les bords du fleuve, Ézéchiel voit accourir vers lui, sous la forme d'un ouragan, la Gloire de Yahvé dans sa toute-puissance 19. Cette Gloire que le prophète Isaïe avait contemplée jadis dans le Temple de Jérusalem, au milieu des fastes liturgiques, voici qu'elle se déchaîne ici, à ciel ouvert, en terre païenne, en exil, loin du Temple et de Jérusalem ! Et avec quelle fougue et quelle liberté ! Elle va et vient, comme bon lui semble, avec une pleine souveraineté. À son char sont attelés quatre êtres fantastiques qui ramassent en eux toutes les forces de la création en même temps qu'ils symbolisent les grandes divinités babyloniennes. Yahvé règne, sans rival. Il est l'Unique. Sa Gloire ignore manifestement les frontières. Elle est partout chez elle. Elle n'est liée à rien. Mais elle se tient là où des hommes et des femmes cheminent humblement, loin de leur patrie, le « cœur brisé ».
Elle se laisse rencontrer dans l'ouragan. C'est ainsi que Yahvé habite le « cœur brisé » : comme une tempête.
Éloi Leclerc, in Le peuple de Dieu dans la nuit (DDB)

1. Daniel, III, 38, 39.
2. Id., III, 39, 40.
3. Psaumes, LI, 18-19.
4. Isaïe, LVII, 15.
5. Id., LXVI, 1-2.
6. Proverbes, IV, 23.
7. Isaïe, XLVI, 8-9.
8. Pascal, Pensées, Brunschvicg, 277.
9. Jérémie, V, 19.
10. Id., II, 5.
11. Id., XXIII, 9.
12. Id., X, 18.
13. Isaïe, LV, 9.
14. Id., VI, 5.
15. Psaumes, LI, 19.
16. Isaïe, LIV, 7-8.
17. Cf. A. Neher, L'essence du prophétisme, Paris, 1972, p. 94.
18. Pascal, Pensées, Brunschvicg, 788.
19. Ézéchiel, I, 1-28.