Mon ami avait eu peine à achever sa
lecture. Cependant il tira de son portefeuille d'autres papiers semblables.
Mais sa gorge se serra davantage. Il renonça.
« Non, je résumerai ».
Debout, traversant la chambre à pas
pesants ou nerveux qui rythmaient ses phrases, il dit :
La chose a duré six mois. Dès que
j'eus reçu cette lettre, j'allai voir mon fils. C'étaient des livres et des
papiers qui avaient les places d'honneur dans sa chambre qui ressemblait à la
fois à une cellule de moine et à un poste d'officier. Là sa vie ne pouvait être
que celle qu'il nous avait décrite. Je voulais encore ne pas m'alarmer. Il est
inhumain de refuser aux jeunes gens le droit à la passion. Heureux ceux qui
choisissent une passion féconde. Il se dégoûterait des bandes révolutionnaires
plus vite qu'il s'était fatigué des groupements patronaux. Cette autre gourme
jetée, dans quelques années, il serait prêt à faire un mariage classique,
c'est-à-dire un mariage chrétien. C'est alors qu'il faudrait agir. J'étais averti.
Il n'était pas téméraire de pronostiquer son salut. La seule manière de veiller
présentement sur lui était de me rapprocher de Dieu. Jamais je n'avais mieux
senti mes lacunes. Nul n'est converti s'il croit l'être. C'est pourquoi,
quelquefois, je percevais un appel ; il était moins violent qu'il y a
quelques mois ; c'était comme quand un ami vient frapper à la porte d'un
malade qu'il faut éveiller, mais non en sursaut ; chaque jour on frappait
un peu plus longtemps que la veille. Désormais il n'y aurait plus d'excuse à ma
médiocrité. Puisque la moindre virgule d'un texte canonique est grosse de plus
de pensée que n'importe quel écrit profane, je n'aurais pas assez de ce qui me
restait de vie pour méditer sur ce que je savais du péché et de la grâce. Pour le
réaliser aussi.
C'est à ma femme que je demandai les
secrets par quoi ses mortifications la rendaient semblable au Maître crucifié.
Je n'eus plus de honte à la prendre pour conseiller. Je découvris le cilice
qu'elle avait su me cacher jusqu'alors. Dans mes pénitences je trouvai cette
paix du chrétien qui est tranquille de savoir qu'il n'aura jamais la paix. Si,
malgré mes suppliques, un malheur m'arrivait, je voulais être prêt à le bénir.
D'autres pouvaient attendre le ciel dans une insensible et sûre progression. La
loi commune ne s'appliquait pas à moi. Je n'avais pas seulement à monter, mais
à expier. La dette paraissait d'autant plus redoutable qu'on n'en avait fixé ni
la valeur ni l'échéance. Même si Dieu renonçait à se venger, il fallait
empêcher la filiation de mon essence. M'en souvenant, je m'excitai davantage au
jeu des macérations, et toujours j'y gagnai une plus ferme conviction qu'elles
agissaient à distance et une plus sereine assurance de la présence divine.
Toutefois, même avec Dieu, nous remplissions
mal notre maison. Ma femme était encore plus liée à l'absent, puisqu'elle
tressaillait à chaque coup de sonnette. Longuement nous rangions ses bibelots,
nous lisions de ses cahiers d'enfant, nous rêvions de fleurs à la place où il
reviendrait s'asseoir, nous cherchions des parrains pour ses enfants futurs. En
même temps nous repassions notre propre jeunesse et surtout certaines nuits
pures et délicieuses, si rares que nous n'avions pu en oublier aucun moment.
Elle essayait de croire que notre fils avait été conçu dans une de ces
nuits-là. Il me semblait, puisque rien ne se perd, que cet amour le sauverait.
Elle secouait la tête ; d'autres fautes pèsent sur lui, commises par elle
comme par moi, et, récemment, ce doute de la Providence qu'elle a partagé
jusqu'à me laisser parler pour lui d'épouse et de rentes : comme si Dieu
n'était qu'un domestique chargé d'accommoder notre confort : non, rien ne
se perd. Je disais d'un ton résigné que nous paierions, et, quand nous aurions
payé... Il faudra donner encore, répliquait-elle avec un élan de vraie
chrétienne. Croyant saisir sa pensée, j'accordais que nous étions à une époque
où tout était catastrophique. Il ne s'agit pas de l'époque, conclut-elle ;
en tout temps la catastrophe, c'est l'amour de Dieu. Je ne trouvai rien à
répondre. Mais je tressautai. Non, il était impossible que je finisse comme un
simple centre de sagesse autour duquel mon fils graviterait gentiment. Si
j'avais compris le discours à Nicodème, je devais accepter qu'une finalité
surhumaine mît entre nos deux destins un lien plus formidable. Et les ténèbres
du vendredi saint chassèrent les jolis mirages que nous avions laissé se former
devant la lampe.
Ce fut notre dernière soirée
pacifique. Désormais nos angoisses ne firent que croître. Car nous recevions de
mauvaises nouvelles de Maurice.
Imbécile qui avais voulu croire, pour
éviter quelques semaines de remords, que les vices que je lui avais
orgueilleusement transmis seraient effacés par les vertus que je n'avais pas
réussi à ôter à sa mère. Après vingt ans d'éducation de fils d'athée, mes
quelques efforts de catéchumène ne pouvaient rien pour lui. Dieu même n'aurait
pas permis un miracle qui eût ôté à notre liberté sa dignité. Ne croyez pas aux
conversions tardives et, s'il y en a une sur mille, ne la racontez pas :
cela ferait trop de plaisir aux lâches. On n'est pleinement libre qu'une ou
deux fois dans sa vie. C'est quand on arrive à la croisée des chemins. Mais si
on a mal choisi, si on parvient à la pente, si on y prend son élan, alors on
n'est plus qu'une pierre qui roule. La chute de mon enfant était maintenant
fatale. Je ne l'avais plus revu, excepté quelques instants, pendant un voyage
d'affaires qui l'amena pour une journée à Paris. Mais nous reçûmes assez
régulièrement des lettres. Dans les premières, comme dans celle que je vous ai
lue, il était enthousiaste pour l'œuvre. Dans les suivantes, il se montrait
écœuré de ses compagnons. Bientôt il ne parla plus que de la femme. Puis
l'amour éthéré devint amour ordinaire. Enfin la tyrannie qu'il subissait
l'amena à des actes... des actes que ma femme fut la première à deviner. Voici
la phrase qui l'alarma.
Feuilletant avec plus de calme le
paquet de lettres de son fils, il lut :
« ... Je ne me reconnais plus.
Il est vraiment merveilleux... » Ce n'est pas celle-là. Tant pis, vous
entendrez encore ce passage qui vous fera mieux connaître ce qu'il était. « Il
est vraiment merveilleux qu'on puisse unir à ce point l'amour d'une tâche et
l'amour d'une personne. Quand, seul, je me disais ‘tu mourras pour ta cause’, je savais que ce n'était que de la
littérature. Si c'était elle qui m'ordonnait de mourir, je sens que je lui
obéirais sans hésitation. Elle m'a déjà, pour m'éprouver, fait veiller trois
nuits de suite ou porter un message à un ami en prison, au risque de je ne sais
quoi que je ne voulais pas savoir : aucune fatigue ni aucune crainte, rien
qu'un redoublement de vigueur et de lucidité. Voilà l'influence qu'une femme
peut avoir sur un homme, quand elle est la toute pureté et qu'elle lui demande
le sacrifice ».
Et ceci, quelque temps après : « Il
est des jours où je me rappelle mon catéchisme. Alors je crains d'être en état
de péché. Je lui dis aussitôt mon scrupule. Elle se contente de me sourire et
je me blottis dans son sein. Pardonnez-moi de vous le raconter, mais je ne
crois pas lui être infidèle en vous révélant les forces dont je ne suis pas
maître. Dans son orbite je me sens capable de tout croire, de tout dire et de
tout faire... »
C'est cette phrase que je cherchais.
Ce fut elle qui décida ma femme à aller les rejoindre.
Quand je la revis, le surlendemain,
c'est à peine si je la reconnus. La haine la défigurait. Je ne pourrais vous
dire comment. Aucun trait nouveau ne creusait son visage, mais tous ses traits étaient comme
retournés : je voyais l'envers de son amour ; et, bien que ce masque
continuât à grimacer pour l'autre,
il était juste que je reçusse la leçon de son horreur. Donc la mère, du premier
coup d'œil, avait connu sa rivale. Une Russe, sans doute, bien qu'elle eût un
peu de sang tartare, bohémien ou juif, mais ni noble ni mariée, ni apôtre ni
martyre, la première aventurière venue, incapable de se passer de toilettes
voyantes et de gros bijoux, aimant plus encore à mentir jusque par le regard de
ses yeux angéliques et ayant fini par trouver un goût ardent et exclusif à son
malheureux amant. Ce n'était pas tout, mais ce fut tout ce que j'appris alors.
Quant à Maurice, il ne la voyait qu'à
travers le portrait qu'il s'était fait d'elle et qu'il nous avait décrit avec
sa coutumière sincérité. Lui qui croyait avoir tant d'expérience et de dédain
des femmes, il souffrait de l'amour pour la première fois. C'est le poison qui
met un voile rose devant les yeux et dessèche la chair jusqu'aux os. Il avait
perdu, en son allure comme en son style, son calme et son ironie. En même temps
dans la petite chapelle la division du travail avait commencé. D'autres
s'occupèrent d'études et de propagande. Le simplisme de leur logique le
déconcerta et il n'était pas préparé à la brutalité de leurs procédés. Donc il
se contenta de servir la prêtresse. D'abord il reçut ses oracles, enfin il
chauffa son lit. Pour qu'elle pût satisfaire ses fantaisies, il avait entrepris
des travaux supplémentaires les nuits qu'il ne passait pas avec elle, et même
avait accepté à son hôtel des entremises invraisemblables. Son souci des tâches
augustes l'avait abandonné aussi vite que s'il n'avait jamais vu la Russie qu'à
travers cette Russe.
De plus j'avais détruit en lui trop de
principes pour qu'il ne trouvât pas naturel ce dont elle était le but, et si
parfois des souvenirs lui prouvaient qu'il était coupable, peut-être
trouvait-il à ses avilissements quelque chose d'héroïque. Sa mère, qui venait
d'accumuler à la vue de sa maîtresse des rancœurs que sa nervosité eût dû
changer en rage, ne put, lorsqu'il entra, que l'admirer. Si imprévu qu'il se
montrât, jamais il n'avait paru si beau. C'était une statue de jeune dieu.
Quand il posa sur ses épaules
ses bras de marbre et dirigea vers elle ses yeux qui ne voyaient pas, il
répondit à son adoration par ce mot d'enfant : « Maman, tu ne sais
pas ce que c'est qu'aimer ». De moi il ne demanda aucune nouvelle.
Tel fut le récit que ma femme me fit.
Elle répéta encore : « Tu ne sais pas ce que c'est qu'aimer »,
comme une ventriloque se déchire les entrailles avec la plus aiguisée des
paroles qui puissent torturer une femme, mais l'écho en entra en tonnerre dans
mon cœur qui seul aurait dû la recevoir. Puis elle s'écarta de moi en claquant
des dents. Je m'étais incliné jusqu'à faire craquer mes reins. Par hasard nos
regards se rencontrèrent sur des billets de banque qui traînaient sur une
table. Me rappelant ses anciens larcins, je relevai les yeux pour l'interroger.
Elle secoua la tête pour répondre : non. J'insinuai qu'il devait croire
moins que jamais à la propriété. Elle leva les épaules pour corriger non par peut-être. Après quelques instants de réflexion, couvrant ses yeux
de ses mains, elle hurla : « Cela ne se peut pas », en crachant
la syllabe peut à la façon de ceux
que la neurasthénie menace, et dès lors resta immobile en regardant le reflet
de la lampe sur un vase de cuivre. Je marchai longtemps de long en large pour
susciter en moi une
décision. À la fin je feuilletai un indicateur de chemin de fer, j'ordonnai
qu'on me préparât une valise et j'y glissai un revolver.
Quand je partis... Mais ce n'est pas
mon voyage qui est intéressant. C'est ce qui, pendant que je croyais me hâter,
se passait là-bas. Je le distinguais comme si j'y assistais. J'y assistais en
effet. J'en étais même le principal acteur. Oui, c'est moi, mon hérédité, mon
éducation, mes habitudes, mes exemples, mes leçons, mes silences, mes torpeurs,
moi tout entier qui agissais dans le corps de mon enfant. Puisque sa maîtresse
l'avait envoûté, j'étais bien capable de le posséder. Qu'on ne me parle plus
des possessions du diable : l'homme suffit. En vous racontant ce qui lui
est arrivé, c'est donc de ma propre histoire que je vais vous dire la suite.
Tout cela, je l'ai appris par mon intuition de père mieux encore que par les
récits de ses voisins ou par les traces que je recueillis dans sa chambre, ses
livres de comptes, ses billets à ordre, son carnet de chèques...
Donc les ressources de son travail ne
lui suffirent bientôt plus. Il joua avec des compagnons qui jouaient moins
habilement que lui. Il emprunta à des étrangers et rendit au moment où ils
étaient trop ivres pour vérifier ses calculs de change. À d'autres il fit des
billets, qu'il réussit quelquefois à faire renouveler. Un chèque sans provision
fut payé, mais le directeur de la banque lui demanda de verser dans la semaine
les quelques mille francs qui manquaient à son compte. Alors il écouta les
offres du caissier dont il était le comptable et falsifia ses écritures. On
nomma un nouveau gérant qui prétendit tout contrôler. La caisse fut complétée
par un nouvel emprunt qu'il paya avec un plus gros chèque. Pour se rétablir il
comptait sur un gain à la roulette : il perdit. Cette fois la banque se
fâcha. Il écrivit donc à mon adresse un appel qu'il ne finit point et dont la
seule écriture révélait moins son inquiétude matérielle que l'angoisse de ne
pouvoir se changer. Pendant ces batailles, il n'avait pas eu une heure pour se
recueillir. Il s'est débattu en bon sportif qu'il était. Enfin il a été pris
par l'accélération de l'engrenage où il était entré, à son insu et au mien,
depuis des années.
Peut-être, avec notre aide, s'en
serait-il arraché, fût-ce en y laissant un membre, si une nouvelle inattendue
ne l'avait brutalement achevé.
Sa maîtresse, Monsieur, était une
ancienne espionne. Aucun gouvernement n'en voulait plus parce qu'elle les avait
tous trahis. Pour ajouter des ressources à celles que ne pouvait plus lui
fournir celui qu'elle aimait, elle venait de reprendre son ancien métier auprès
d'un petit prince de passage ; mais la hâte l'avait rendue maladroite, on
l'avait arrêtée, et un policier, que Maurice connaissait, venait de lui
apprendre qu'on allait, dans quelques heures, faire une perquisition chez lui.
Cette fois, l'enfant comprend. À la
fin, il pense à moi. Il m'écrit des brouillons qu'il jette au feu avec d'autres
papiers et son trouble est tel qu'il ne remarque pas que tout n'est pas
consumé. On pouvait y déchiffrer ces fins de lignes : « ... trop tard
pour reprocher... éducation que tu m'as donnée... pour toi et non pour moi.. »
ou bien : « assez réaliste pour comprendre qu'il n'y a plus... » ou enfin ces mots que
je lus à grand peine, entre des places roussies, sous des ronds de cendre
collés à des larmes : « ...accomplisse les rêves de ma foutaise de
vie... »
Ainsi pendant que dans mon train,
vers Châlons ou Bar-le-Duc, ma main se fermait sur le revolver qui devait le
débarrasser de cette femme et qu'il aurait sans doute fallu recharger plus tard
pour des femmes plus dangereuses, lui en avait en hâte acheté un autre, et il
était venu s'enfermer pour écrire ces lignes, jusqu'à ce que quelque bruit de
la rue lui eût prouvé qu'il était temps d'en finir.
Je le vois, Monsieur, je le vois
comme si j'avais été là. Ou plutôt je me rappelle l'explication que j'imaginai
le lendemain et que longtemps je crus complète. L'illusion millénaire par
laquelle il a cru se régénérer en régénérant son siècle s'est évanouie depuis
longtemps. Les raisonnements pour lesquels ses maîtres ont vécu sans aboutir à autre chose qu'aux
incohérentes critiques entre lesquelles il a en vain cherché la vérité,
disparaissent aussi. Il n'y a plus en son esprit qu'un kaléidoscope de petites
images et son cœur ne frémit que de mornes émotions. Par elles je le reprends. Sous
le ciel que j'ai laborieusement dépeuplé pour lui assurer le repos, il revoit,
dans mon rôle d'époux, ma tendresse feinte, dans mon rôle de père, mon autorité
sournoise, dans mes études une cupidité que je voulais satisfaire ; de ma
conversion imparfaite il ne tient pas compte, car il est persuadé que j'ai
travaillé moins pour Dieu que pour lui, moins pour lui que pour moi ; et
ce spectacle qui l'emprisonne lui est aussi intérieur, parce que c'est le
rappel de son hérédité. Puis à sa place apparaissent sans doute sur l'écran son
père et sa mère lisant le lendemain le journal où il est écrit qu'on l'a arrêté
comme un escroc, pour lui rappeler ce qui lui reste des notions chrétiennes que
j'avais autrefois laïcisées, l'estime des autres et l'honneur de son nom. De
nouveau la vision change : sa mère, dont il est aussi héritier, est seule,
avec un livre de prières, murmurant : « Comme je voudrais mourir ».
La pensée de la mort fait bruire alors à son oreille, avec un sens nouveau, la
prophétie dont jusqu'ici il n'avait considéré que le dernier mot : « Il
vous sera beaucoup pardonné, parce que vous allez beaucoup aimer ».
Le pardon qui descend donne une
étrange douceur à la lassitude de ses membres qui sentent qu'il leur est
désormais impossible de soulever le plus petit coin du monde, et qui
s'abandonnent à la fin comme des membres d'enfant mal élevé pour qui a été dit :
Delicta majorum immeritus lues. Vous
pourriez croire qu'il s'y ajoute le désespoir des baisers perdus. Moi, je n'y
crois pas, je n'y croirai jamais, jamais. Non, il n'a pensé qu'à son père et à
sa mère et il a voulu être victime pour eux. La preuve, c'est que sur sa table
vidée de tout ce qui aurait pu nous faire honte il a posé nos deux portraits.
Il l'a fait avec une lente vénération, car ils étaient tout à fait symétriques,
et même il avait eu soin que des fleurs du tapis fissent devant nous comme des
bouquets. Après quoi il a été chercher un crucifix ; il a dû le laisser
tomber en route, car il portait une éraflure au pied, tant est lourde la croix
à ceux qui veulent la porter jusqu'au bout ; et il l'a mise entre nos deux
images, comme elle m'était apparue en une nuit d'exception, pour qu'elle nous
unît à jamais. Puis il a dû longtemps nous regarder, afin de mettre dans
l'hésitation de cette minute l'éternité à laquelle je n'avais pas eu le temps
de lui faire croire. Ensuite...
Quand je suis arrivé là-bas, personne
ne se doutait de rien. J'ai été le premier à faire enfoncer la porte. Son corps était étendu à la
renverse, le browning bien serré dans sa main, un peu de sang à la poitrine,
les yeux ouverts, avec un reste de sourire. Le pauvre petit avait rendu le
dernier soupir debout.
Mon ami, convaincu qu'il était le
meurtrier et qu'il avait fait passer sa conviction en moi, tomba à mes pieds.
Quand je le relevai, il me regarda, puis dit : « Ah, vous êtes là ».
Je le fis asseoir et il reprit :
Quand je le relevai, il me regarda, puis dit : « Ah, vous êtes là ».
Je le fis asseoir et il reprit :
Je n'étais pas digne d'assister même
à sa dernière toilette, car il me fallait sur l'heure reprendre un train pour
lui annoncer la chose, à elle. Il ne fut pas nécessaire que j'ouvrisse la
bouche pour qu'elle comprît. J'attendis qu'elle me tuât. Elle n'eut ni une
parole, ni une larme, ni un mouvement. Évidemment, depuis plusieurs heures,
elle savait. Nous repartîmes. En wagon, elle ne pleura et ne parla pas
davantage. Se faisant toute petite dans un coin, elle regardait quelquefois
au-dessus de son épaule gauche. Seulement, au moment d'arriver, elle me demanda
si j'étais bien sûr que ce fût lui. À l'hôtel, dès qu'on ouvrit la porte de la
chambre aux rideaux tirés, avant que ses yeux éblouis de soleil eussent eu le
temps de le reconnaître, elle commanda à la religieuse de s'en aller, me
repoussa sans se retourner et s'enferma seule avec lui. Quand il nous fut
permis d'entrer, elle achevait d'arranger des fleurs avec un calme d'étrangère.
Après que la bière eût été mise en gare, nous refîmes semblablement le trajet
du retour.
À Paris, notre curé me demanda s'il
s'était suicidé vraiment. Je me rappelai les règles de l'Eglise. Mais il avait
eu des ancêtres malades ; un grand-oncle de sa mère était certainement
mort fou, et il n'était pas difficile d'établir que lui-même s'était tué dans
un accès où il n'avait plus sa liberté. Le prêtre dut se contenter de cette
vérité-mensonge et je commandai de belles funérailles.
La liturgie des morts n'est qu'un
chant d'espérance. Je l'avais compris pour la première fois à l'enterrement de
ma mère. À présent il me sembla, en entrant à l'église, que j'y trouverais de
la consolation, à défaut de pardon. C'était l'église de notre mariage. Au lieu
de prier je me souvins. Voici la place où étaient nos deux fauteuils. Peut-être
ne pensait-elle comme moi qu'à ces dalles blanches et noires. Elles
m'hypnotisaient, comme une ligne sur le sable hypnotise un coq, et deux chœurs
alternés chantaient comme si vingt ans ne les séparaient pas : « Votre
épouse sera comme une vigne féconde et vos fils comme de jeunes plants
d'olivier. — Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur, car nul
homme ne sera trouvé juste devant vous, si vous ne lui accordez vous-même la
rémission de tous ses péchés ». Puis le défilé : tant d'amis qui
entraient en jugement avec moi par leur serrement de main hésitant et leurs
condoléances ironiques ; mes beaux-parents avaient une telle honte qu'ils
n'avaient pas voulu se ranger avec la famille ; un de mes anciens
professeurs me dit : « Mon pauvre enfant, quelle épreuve pour vous
qui avez reçu des principes si différents ». Puis la marche au cimetière : la
meute ne me lâcha point ; on ne devait plus se gêner pour commenter mon
cas ; personne n'eut le courage de se mettre à mon côté ; mes yeux
regardaient sans cesse, derrière le corbillard, une fleur violette qui était
cassée et que les cahots ne parvinrent pas à détacher. Puis, là-bas, le bruit
des cordes qui se déroulèrent et du cercueil qui battit le flanc du caveau neuf
où il aurait été naturel que je fusse descendu d'abord. Puis les premiers
sanglots de la mère. Puis rien.
Quand nous rentrâmes, elle eut
quelques jours de complet ahurissement. Dans ma propre fatigue, je me
réjouissais que la neurasthénie que j'avais cru voir commencer eût cessé
soudain. C'était donc pour moi seul qu'il avait été dit : « Vous
souffrirez comme peu d'hommes ont souffert ». De cela aussi je remerciai
la Toute Justice. En réponse, je crus ou je voulus entendre que j'étais au bout
de mes douleurs. Du moins elles étaient arrivées au degré où elles apportent
avec elles l'engourdissement. Et je m'attardais, en les préparant d'avance et
en les repassant après, à d'humbles besognes de jardinier sur sa tombe.
Pour ma femme je n'existais plus.
Quand nous nous rencontrions dans une chambre, elle se raidissait pour ne pas
me dire ce que chaque matin, en récitant le Confiteor, je me préparais à
entendre. À mes banales questions sur sa santé, elle répondait en parlant de
lui. Aux amies qui tentaient de la consoler, elle montrait les objets qui lui
avaient appartenu ; elle en recueillait partout ; à propos de chacun
d'eux elle racontait une anecdote qu'elle transformait chaque fois, et peu à
peu elle finit par croire à l'idéal qu'elle avait inventé. C'est dans sa
chambre de jeune homme qu'elle allait faire ses prières et ses macérations, de
plus en plus longues et héroïques. Un jour que je voulus la suivre, elle ferma
violemment la porte entre nous deux, et depuis lors en garda la clef. Elle
s'affaiblit, s'en aperçut, se soigna : je devinai qu'elle ne voulait lui
survivre que le temps nécessaire pour expier à sa place, ou à la mienne.
Un jour cependant que son chapelet
l'absorbait plus que de coutume et qu'en face d'elle j'essayais de faire
attention à l'Imitation, elle releva tout à coup la tête et dit : « Ne
trouves-tu pas qu'il y a longtemps que Maurice ne nous a écrit ? » Je
la regardai : elle ne voyait pas. Je la secouai : elle ne dormait
pas. Enfin elle remua la tête et me dit qu'il lui semblait qu'elle avait eu une
absence.
Je voulus d'abord croire que j'avais
mal compris. Mais ces absences se renouvelèrent. Quand elle reprenait conscience,
elle était si lasse qu'il lui était impossible de revenir tout de suite à ses
pratiques pieuses. Alors elle prenait dans la bibliothèque de l'enfant « Un
bon petit diable » ou « Le mauvais génie » ou bien elle faisait
des réussites pour avoir de ses nouvelles. Bientôt elle se lia avec des
spirites qui la feraient peut-être converser avec lui. L'esprit lui répondait
chaque fois : « Veillez et priez ». Un jour enfin il lui annonça
qu'il ne souffrait plus. « Maurice est heureux, me dit-elle ; je n'ai
plus à expier ; à ton tour ; je ne puis rien pour toi ».
Je ne vous ai pas dit tous les
incidents qui ont fait ces semaines plus longues pour moi que des années. Mais
comprenez-vous ce qui s'était passé ?
Vous vous imaginez qu'à cette époque
nous étions trois, elle dans sa bergère, moi à genoux à ses pieds, et le petit couché sous la terre. Elle, lui et
moi, ça fait bien trois, n'est-ce pas ? Arithmétique de gens qui ne voient
que les contours. Vous n'y êtes pas, mon bon Monsieur. Dans la peau de Maurice,
il y avait mon âme, plombée et enfouie, Dieu merci. Dans ma peau à moi, il y
avait l'âme de Maurice, que je ne remarquais pas encore, mais qui s'était
échappée pour ma torture, peut-être pour mon rachat. Et dans sa peau à elle il
n'y avait plus rien : elle avait fait mieux que de se dégonfler avec une
balle, elle avait totalement perdu son âme : il faut croire qu'il n'en
fallait pas moins pour permettre cet échange contre nature du père et du fils :
comprenez-vous maintenant le sens du mot sacrifice, et n'est-ce pas que c'est
terriblement simple, la communion des vivants et des morts ?
Trop simple pour que je l'admisse
d'emblée. Je voulus d'abord qu'elle guérît. Ce fut l'idée fixe hors de laquelle
rien dans ma conscience n'existait. Je consultai les plus grands psychiatres de
l'Europe. Leurs cures semblèrent quelque temps réussir. Ma femme eut des
alternatives de lucidité et d'oubli. Mais la lucidité était peut-être le pire
état, car alors elle revoyait notre passé ; et ce que je croyais en avoir
été les plus délicieux moments, les fiançailles, les nuits chastes, les
précautions pendant qu'elle portait le bébé, les maladies dont je l'avais sauvée,
mes efforts pour retrouver la foi, mes humiliations pour protéger son père,
mille petites attentions et mille grandes tendresses, tout cela ne lui
apparaissait plus que comme des raffinements de ma prédilection pour moi-même,
et, comme elle ne cherchait plus à se retenir, elle ricanait amèrement : « Non,
tu n'as jamais aimé personne, tu n'es jamais sorti de toi ».
Je me réfugiais au milieu de ses
portraits. Il me fallait un effort pour l'y reconnaître. Parfois j'avais
l'illusion de découvrir des inconnues. Voici l'œil mystique de la toute jeune
fille qui attend le fiancé parfait et lointain. Voici les paupières de la jeune
mère baissées sur le premier né merveilleux. Voici les regards de l'épouse
délaissée qui essaie de sourire au petit oiseau du photographe. Voici le visage
sans regard de la femme splendide dont les chairs travaillées m'ont un instant
reconquis. Voici la secrétaire amoureuse de l'athée. Voici l'infirmière à
l'hôpital. Voici la pénitente radieuse... Il y a un an, j'aurais pu, à force de
baisers saints, effacer les traits que le malheur avait ajoutés à ces visages
primitifs. Mais aujourd'hui il était interdit même de s'approcher d'elle à
celui qui avait causé la mort de son fils unique. Et je restais seul, comme un
sultan au milieu des souvenirs du harem qu'il aurait détruit, à l'exception
toutefois de la dernière, de la plus pure et de la plus suppliciée des
favorites.
Plus encore que de la fuir, je
souhaitais de la cacher. Si son mal devait cesser tôt ou tard, il était inutile
que nos amis le connussent. J'employai toute mon intelligence à n'inventer que
des ruses pour fermer notre porte quand je craignais une de ses crises. À ce
respect d'elle se mêlait ma propre honte. Mon miroir me montrait les yeux
fureteurs, les épaules inégales et les mains qui se dérobent des hommes
traqués. Qu'un de mes élèves prît un air condescendant pour me demander des
nouvelles de celle qu'il ne voyait plus, j'éprouvais la terreur du criminel que
le moindre frisson du moindre muscle peut livrer à un policier déguisé. Cette
torture s'ajoutait à celle de l'ascétisme et des oraisons que j'essayais encore
de pratiquer et auxquels Dieu ne répondait plus.
Le silence de Dieu. Pour qui en a
reçu l'appel il n'y a pas de pire solitude. De nouveau je me mis à douter de
Lui. La nuit obscure que je connaissais par les livres m'entoura vraiment.
C'était un gouffre où les ténèbres, si complètes qu'elles fussent, avaient
leurs variétés. Il paraît que des saints ont été tentés de la sorte. Mais je
n'ai garde de me comparer à eux. Pour moi il ne s'agissait pas d'une tentation,
mais d'une expiation. Laissez-moi vous la conter toute entière. Je n'ai plus de
raison de vous cacher ce que j'avais mérité.
Toutes mes précautions pour isoler ma
malade furent inutiles. On finit par savoir. D'abord les visiteurs furent
nombreux. Puis la curiosité s'est satisfaite et la charité s'est lassée. Il ne
nous restait que quatre ou cinq fidèles, qui n'étaient point de nos anciens
amis. Nous jouions à de petits jeux. Entre deux parties, on conversait avec
elle comme avec une enfant. Dès qu'elle était couchée, les hommes venaient dans
mon cabinet. Pendant quelques instants, ils continuaient à me parler sur le
même ton. Je crus que j'étais fou aussi. Eh bien non, les fous, c'étaient eux.
Eux, c'est-à-dire tous ceux qui sont aujourd'hui vivants, ou croient vivre.
Pour me le prouver plus manifestement que jamais, je n'avais qu'à diriger leur
conversation vers ce qu'ils nomment les grands problèmes du jour. Bourgeois,
ouvriers, paysans, tous, dans notre monde à l'envers, sont comme des gens qui
marchent sur la tête et qui pensent avec les pieds. Réfléchissez une minute,
mes amis. On se tue à produire pour satisfaire ses besoins, les besoins accrus
font la production plus intense ; mais la production est une torture et
les besoins donnent la nausée : c'est un cercle infernal.
Aucun homme n'est heureux. Leurs
patries n'en sont pas plus fortes. Elles créent des droits de douane, leurs
voisines en font autant, voilà la guerre économique. Cependant les
métallurgistes, en même temps que des rails, savent faire des canons, et les
chimistes tirent de la même matière des colorants et des explosifs. Les
frontières économiques se haussent et se hérissent. Un beau jour une étincelle
jaillira. Ce sera une nouvelle guerre, où les gaz asphyxiants ne seront que des
engins primitifs à côté des invasions de microbes, et encore je ne parle que
des fléaux que je connais. Or pendant que l'Occident s'entretue, l'Orient
s'arme. Pendant que les gouvernements discutent, les petits s'arment. Pendant
que les hommes dorment, les femmes s'arment. Guerres mondiales, guerres
civiles, guerres familiales. Imbécile que j'étais de n'avoir vu dans le
mouvement qui nous secoue depuis trois siècles qu'une erreur de l'esprit :
c'est une gangrène totale.
Cette civilisation se meurt parce
qu'elle n'a pas compris ce que c'est que la vie. Bien plus, comme elle devine
obscurément qu'elle est indigne de vivre, elle construit tous les moyens de se
détruire. C'est tout ce qu'elle sait faire de raisonnable. La logique va lui
susciter des troubles pires que ceux du bolchevisme. Non, a dit mon fils, il
nous faut une révolution plus radicale, qui brûle les bibliothèques, qui crève
les tableaux, qui fasse sauter les usines, qui supprime les frontières en anéantissant les chemins de fer,
qui nous isole sur nos pauvres champs dans la pauvreté des ermites. Ainsi le
monde romain a été fauché pour la renaissance féodale. Une nouvelle renaissance
n'est pas impossible, puisqu'elle est nécessaire. C'est alors seulement que nos
descendants pourront recevoir à nouveau le secret du bonheur. Voilà comment je
leur parlai. Ils ne trouvèrent rien à me répondre, sinon que je prenais les
choses au tragique. Mais ce qu'il y a de tragique, c'est de l'être sans le
savoir.
Pourtant, dès que j'étais seul, dans
mon cabinet tiède, je m'efforçais de leur donner raison. Quand on souffre, on
s'attend à voir souffrir tout l'univers. Peut-être le cataclysme est-il encore
évitable. Peut-être y a-t-il parmi ces damnés plus de justes que dans Sodome et
dans Gomorrhe. Peut-être pourrons-nous comprendre nous-mêmes que les
instruments d'industrie que Dieu nous a permis d'inventer ne doivent être que
des esclaves qui, si nous en usons sagement, nous laisseront plus de loisirs
pour son service. Peut-être que la science, l'art, l'état, les fleurs, les
sources ont été, une fois pour toutes, rachetés par le sang du Calvaire. Mais
alors il faut se hâter d'exorciser la terre. C'est toi qui l'as dit, Maurice,
quel prophète surgira des abîmes pour crier : « Faites pénitence,
Paris, Moscou, Pékin, New-York, hommes, femmes, vieillards et jusqu'aux enfants
à la mamelle ». J'ai bien fait pénitence, moi, et la colère de Dieu pèse
encore sur ma tête. Mon Dieu, pourquoi avez-Vous fait l'humanité si misérable,
et quand Vous Vous en êtes aperçu, pourquoi avez-Vous craché sur l'ouvrage de
vos mains ? Mon Dieu, puisque Vous voulez qu'on Vous connaisse et qu'on
Vous aime, pourquoi Vous cachez-Vous derrière les sophismes de notre
intelligence et les fantômes de notre cœur ? Je sais ce que les
théologiens répondront : en nous donnant la liberté, Vous nous condamniez
par là même aux faux pas et aux fausses joies, à tout ce que nous appelons le
mal et qui n'est que l'envers du bien, la pénombre de votre lumière ou la sueur
de notre ascension ; pour avoir une vie sans heurt, il faudrait être un
caillou sans vie ; pour connaître Dieu parfaitement, il faudrait
s'identifier à lui ; la liberté est un trésor qu'on ne peut acheter trop
cher. C'est le meilleur argument de ma théodicée, mais pourquoi Vous êtes-Vous
exposé à ce que je Vous justifie ? Tout de même Vous pouviez inventer une
liberté d'une autre espèce, nous proposer en exemple un Messie moins douloureux
ou envelopper nos douleurs d'une grâce moins avare. C'est votre faute, mon
Dieu, si les meilleurs d'entre nous se décident à déserter cette vie et si ceux
qui sont un peu moins purs ont des heures où ils Vous renient.
Cette horreur devait arriver à ma
femme. Maintenant elle ne sortait presque jamais de ses songes. D'abord ils
furent pieux ; elle y priait pour son fils et pour son mari, en
s'abandonnant au destin des femmes qui se termine par la mort, brusque ou
lente, qu'il plaît à Dieu de choisir. Mais sa piété se corrompit comme sa
raison. Elle me dit un jour qu'elle avait beaucoup réfléchi depuis quelque
temps et qu'elle venait de comprendre que nous avions été mal rachetés ;
la preuve, c'est que du côté de Notre-Seigneur il n'est pas sorti du sang pur,
mais du sang et de l'eau : la lavasse ne nettoie pas les péchés. Donc il
reviendra. L'apocalypse l'annonce à ceux qui savent la lire. Il fallait qu'elle
m'avertît. Elle n'avait pas le droit de tout dévoiler. Mais qu'au moins je
respecte les fils des charpentiers.
Je l'écoutai avec un nouvel effroi,
qui était surtout celui de reperdre par le spectacle de son état la foi qu'elle
avait jadis contribué à me rendre par la contagion de son espérance. Est-ce que
vraiment certaines de nos fautes oubliées se cachent dans les êtres qui sont
les moins faits pour les accueillir afin d'en sortir pour nous accabler à
certains jours inévitables ? C'est à quoi je songeais en l'accompagnant
dans ses courses pour retrouver le Rédempteur réincarné. Enfin elle découvrit
les caractères du Messie en un jeune homme qui travaillait dans notre quartier.
Je crus que sa vue la consolerait. Nous allions nous asseoir sur un banc d'un
boulevard qu'il suivait en revenant de son atelier. Elle se levait et se
signait à son passage. Mais un soir elle fut singulièrement agitée. Au milieu
de la promenade elle m'annonça, comme une nouvelle apprise le matin, que
Maurice était mort. Sans qu'elle l'eût embrassé. D'un amour qui n'était pas le
sien. Son dernier regard avait été pour le Crucifix. Elle se mit alors à crier.
Est-ce que je sentais combien elle haïssait celui qui le lui avait pris, celui
qui dit à sa mère qu'il n'y avait rien de commun entre lui et elle, celui qui
l'abandonna à douze ans pour discuter dans le temple, celui qui, tout petit,
commençait ses crimes en laissant massacrer les saints innocents ? Puis,
tout à coup : « Le voilà ». Sans que j'eusse le temps de me
rendre compte de ce qu'elle préparait, elle tira de son sac un petit objet et
fit feu sur le charpentier qui passait en sifflant.
Bien qu'elle eût mal visé, on m'ordonna de
la faire enfermer.
J'ai dû la conduire à l'asile. On
prit les précautions ordinaires pour la décider à entrer en voiture, mais elle
se rappela ce qu'elle avait fait et ne résista point. Elle murmura seulement
que ce n'était pas tout à fait sa faute : c'était la faute d'Ève. On la
mit dans une cellule de furieux. Elle la trouva confortable pour un tombeau et
n'osa pas encore réclamer les bibelots de son fils dont elle ne se sentait plus
digne. Je crus assister à un second enterrement. Ceux qui m'en éloignèrent ne
savaient quelles consolations me donner. Je me rappelai le Père Surin qui, pour
avoir guéri des possédées, avait été possédé lui-même. C'est le comble du
renoncement que de prendre les péchés des autres.
Ce soir-là je ne voulus pas revenir
dans notre maison qui n'était plus que ma maison. Mieux valait entrer dans le
premier hôtel venu. Dès que je m'y trouvai, j'eus le désespoir de Judas. Non,
Dieu n'existe pas. Examinons son œuvre avec la loupe du diable. Qu'on lise des
journaux ou qu'on regarde dans la rue, on ne découvre que politique
d'imbéciles, jugements de fous, frénésies de monstres, batailles de brutes,
cris d'ivrognes ; l'histoire confirme mon expérience en la multipliant par
des millions ; au-dessus de nous ne plane ni puissance, ni sagesse, ni
amour ; du sol au ciel il n'y a que chaos, et l'homme est le chaos
suprême. Les religions endorment sans guérir, et les sages sont les
antichrétiens qui essaient de mettre un peu de confort ou de plaisir sur la
planète. J'enviai la malade d'avoir eu l'illusion de détruire le Christ. Tous
les blasphèmes que j'avais entendus dans ma vie, je les fis miens. Puis je
mesurai la solidité des rideaux pour me pendre. Mais Judas avait eu plus de
courage que moi.
C'est que j'espérais encore la
sauver. S'il fallait une merveille, je la ferais. Je me remis à pratiquer la
religion à laquelle il me semblait que je ne croyais plus. Ou plutôt je jeûnai,
je veillai, je passai par toutes les rigueurs qu'elle m'avait récemment
apprises ; je me vêtis même de son cilice et je me roulai aux pieds de
notre lit en cherchant à retrouver dans cette nouvelle union la douloureuse
joie des souvenirs. Mais malgré l'âpreté de mes gestes, cette nouvelle magie
resta inefficace. Je n'éprouvai qu'un délaissement d'impénitent et peut-être un
avant-goût d'enfer. Une seule fois je crus sentir un semblant de douceur aux
brûlures de mes plaies et une voix à peine perceptible me dit : « Doute
de moi, si tu veux, je n'ai jamais douté de toi ». Je bondis comme quand
on entend le premier craquement d'une table qu'on essaie de faire tourner. Ce
jour-là il me parut que l'impossible était aisé et je courus chez elle après
avoir cueilli des fleurs sur la tombe de notre fils.
C'est de la part de mon fils,
devina-t-elle avant que j'eusse parlé : qu'on le remercie comme il
convient. Elle se mit à chanter d'une voix plus pure qu'aux plus beaux jours de
sa jeunesse : « Magnificat
anima mea Dominum... » ; c'est en baissant sa belle nuque qu'elle
murmura : « Quia respexit
humilitatem ancillæ suæ... » ; et nul n'eût pu penser que son
horrible don était vain quand elle se redressa comme en extase pour crier :
« Ecce enim ex hoc beatam me dicent
omnes generationes ». À coup sûr il peut tomber dans les âmes les plus
sombres des clartés dont les étrangers ne sont pas témoins : aujourd'hui
elle voit le ciel, elle va retrouver la raison, elle est guérie : j'allais
me jeter dans ses bras. Mais soudain son visage se crispa, ses mains
s'agitèrent et, d'une voix de vieille qui n'avait jamais été la sienne, elle
conclut : « Y a pas de Bon Dieu », avec un rire qui s'étouffa
sur les murs de la cellule. Au même moment elle m'aperçut : « Quel
est cet individu ? cria-t-elle : il n'y a ici que d'honnêtes gens :
allez chercher... »
Il me fallut m'enfuir. Je me dirigeai
vers la tombe. Là le doute me reprit. Il s'alimenta aux plus forts arguments
que j'eusse encore formulés. À quoi servent, dans le plan divin, les existences
manquées, comme celle de ma femme, celle de mon fils, celles des générations
qui ont subi la guerre ou qui ont établi l'irréligion parmi nous ? Qu'un
Dieu nous châtiât de temps en temps, je l'acceptais encore, je n'admettais pas
qu'il nous anéantît avant notre tâche faite. Tant de noms d'enfants sur les
pierres font un livre qui le condamne. S'il y avait un maître du monde, il ne
faudrait pas l'appeler l'ange du mal, mais la bête d'impuissance, c'est-à-dire
le hasard. Non, j'avais beau me rappeler les traces de la Providence ici-bas,
ces avortements détruisaient l'ensemble et me soulevaient le cœur de mépris. « Y
a pas de Bon Dieu », ricanais-je. Mais aussitôt un céleste magnificat me
prosternait sous le silence des ifs. Par ma faute seule j'étais aveugle. Chargé
de crimes auxquels s'ajoutait l'hypocrisie de l'honnête homme, je ne devais pas
m'étonner qu'un signe m'eût été refusé.
Et surtout, pensai-je, est-ce à
l'homme, mon Dieu, à Vous demander des comptes ? Même si nous sommes faits
à votre image, notre logique est trop incomplète et trop incertaine pour que
Vous Vous y conformiez. Si je comprenais vos voies, je serais Dieu comme Vous.
Quand Vous avez voulu éprouver Abraham, Vous avez attendu qu'il eût levé le
couteau sur Isaac pour lui déclarer votre alliance. Le dernier mot doit être
celui de Job : « J'ai parlé sans intelligence de choses qui me
dépassent et que je ne connais pas ». Si Vous êtes la Toute Puissance, je
n'ai qu'à trembler, et si Vous êtes le Tout Amour, je dois trembler davantage.
C'est parce que je persiste à chercher dans l'individu sa propre fin que je
m'étonne que certaines générations servent de litières à d'autres. Peut-être
était-il nécessaire que ces deux graines périssent pour germer en moi, et
moi-même je suis peut-être l'instrument de quelqu'un de vos desseins que
d'autres achèveront sans que je le sache davantage. Il ne contredit pas la
sociologie, ce dernier mot du christianisme, suspendu entre le vertige et
l'extase : « Se perdre pour se retrouver ». Maintenant cette
parole me frappe avec l'accent de mon fils. Quelque chose s'exhale du triple
cercueil. Mais je n'ai pas la force de profiter de son élan. La grâce doit être
impuissante devant certains péchés. Les miens ont défié toute miséricorde.
C'est fini. À mon âge, ce n'est que mon vieux père que je puis prendre pour
modèle. Mourir pour mourir, j'aime mieux finir dans son gâtisme. Il remplacera
le désespoir des derniers jours par des visions de cabaret. Ma fin ne sera que
la dissolution d'un rêve. D'un doigt lourd, je traçai mon propre nom sur la
pierre et je songeai à une date que ma bonne chance rendrait prochaine.
Pour la dixième fois je reconnus que
ma femme était incurable. Tout le système nerveux était atteint. Quelques mois
à peine de survie moins que bestiale. Mieux vaudrait l'achever tout de suite.
Ce serait la première fois que j'accomplirais un meurtre de bienfaisance.
D'abord cette pensée me fit horreur. Puis je m'y accoutumai. Enfin elle se
transforma en désir irrésistible. Il y a longtemps que, sans en avoir
conscience, je l'avais tuée : à notre nuit de noces, puis quand j'avais
corrompu sa chair, puis quand je lui avais ôté ses croyances, puis quand je lui
avais arraché son fils. Ce n'est pas Dieu qui l'avait frappée, mais moi seul.
Il était temps de prendre mes responsabilités. En l'achevant, je n'achèverais
que mon pharisaïsme. Déjà, à son côté, je remuais le poison. Je lui tournais le
dos, pour qu'elle ne remarquât pas mon tremblement ou pour ne pas voir les
poches sous ses yeux et sa lèvre qui commençait à pendre. Tout à l'heure, elle
aurait la beauté des morts. Seule cette image m'accompagnerait en prison.
C'était mon devoir. « Je suis le docteur, Madame, qui viens vous soulager ».
Elle répondit d'une voix hébétée : « Docteur, je ne veux pas être
soulagée ». Puis elle ajouta : « C'est bien plus amusant de
souffrir ». Ah, l'accent qu'elle mit sur le mot « amusant » !
C'est ainsi que sainte Catherine a dû recevoir l'anneau mystique. Il fallut ce
cri pour m'arrêter.
Oui, ce doit être amusant. C'est la
seule manière de faire en soi le vide pour recevoir l'ouragan céleste. Je
voulus en faire plus résolument l'expérience. Désormais je ne fis plus payer
aucune consultation. Je donnai mes habits à des pauvres. Pour d'autres je
vendis des meubles. Toute ma fortune finit par fondre en aumônes. Des cadeaux
de mariage furent dispersés à des orphelinats, où je sus qu'ils avaient un jour
servi à jouer la comédie. La timbale de baptême de mon fils alla à un hospice
de vieillards qui ne surent jamais qu'ils buvaient le verre d'eau donné au nom
de Jésus-Christ. Tout cela n'était que de la parodie de sacrifice. Toutefois,
si vains que me parussent mes efforts, la douleur qui les accompagnait n'était
que l'angoisse d'une métamorphose. Je devais frémir comme une jeune fille dont
un inconnu a demandé la main et qui ne pleure que les mièvres bonheurs de sa
jeunesse recluse. Il paraît que mes yeux creux brillaient d'espoir. De nouveau
la question des fins dernières, que seule j'avais crue susceptible d'occuper ma
vieillesse, avait cessé de m'intéresser. C'était de tout autre chose que de
finir qu'il s'agissait. J'aspirais à une nouvelle vie qui serait d'autant mieux
une vie qu'elle serait plus nouvelle. Cinquante ans n'auraient peut-être pas
été trop pour préparer ces mois qui ne seraient jamais aussi remplis que
l'heure d'un martyr.
Si je continuai d'aller d'elle à lui,
c'était surtout pour deviner quelle espèce de renoncement Dieu attendait de moi
en vue de cette renaissance. Mes visites à l'asile étaient plus vaines que mes
visites au cimetière. La veille des jours que je m'étais fixés, je commençais à
craindre de n'y trouver qu'une diminution de mon respect et par mes essais
d'oraison je préparais mes yeux à voir au delà des apparences. Mais quand je
l'aperçus une fois dans le jardin où on lui permettait maintenant de se
promener, l'hésitation de son approche remplit le paysage d'une majesté que je
ne lui avais jamais connue. C'était la neuvième béatitude. Je m'agenouillai à
son passage : « Vous feriez bien mieux, dit-elle, de m'aider ;
il y a quelqu'un que j'embarrasse ici-bas, et il m'est impossible de trouver ma
tombe ». Elle s'éloigna comme une âme traînant sa robe et je me redressai,
les poumons gonflés, le cou tendu, ayant dans la bouche le goût d'une chose
amère qui achevait de pourrir et ému d'un pressentiment inexplicable.
Il me fallait pourtant expliquer
pourquoi, bien qu'abattu par le doute, j'avais, de plus en plus fréquemment, de
ces sursauts. Or, par hasard, je relus les restes à demi brûlés des phrases
écrites par mon fils au moment de mourir. J'osais rarement les tirer de leur
coffret, de peur de les faire tomber en cendre. C'est pourquoi je n'avais pas
retenu l'orthographe. Aujourd'hui je remarquai un s à la fin du premier mot de « ...accomplisses les rêves de ma
foutaise de vie ». Ainsi je devais lire : « il faut que tu
accomplisses... » ou même « je disparais pour que tu accomplisses... ».
Une nouvelle version de son suicide se présentait. Ce policier lui avait
annoncé une perquisition ; il aurait eu le temps de détruire les papiers
dangereux ; ce n'était pas pour échapper au déshonneur qu'il s'était tué :
il était mort du désaccord entre l'immense idéal qu'il avait su construire et
les forces incertaines que je lui avais données, c'est-à-dire de l'obscur
besoin de transmettre ses jeunes aspirations au père qu'il aimait assez
follement pour lui prêter plus de jeunesse qu'à lui-même. Si j'étais resté si
longtemps sans le deviner, c'est que j'étais aveuglé de désespoir. Mais
aujourd'hui je me sentais léger pour quelque action que je cherchais à
connaître en répétant les mouvements qui pouvaient en être le prélude. Tout à
coup je m'aperçus que c'étaient des gestes familiers de Maurice. En même temps
la ville m'apparut comme à travers ses yeux : sous les vêtements de joie
je vis flamber les misères des hommes et la boue du trottoir étincelait de
larmes : une nouvelle forme s'ébauchait pour organiser ce chaos. Jusqu'à
mes lèvres qui proféraient les paroles dont il avait été naguère obsédé : « Tout
refondre... la philosophie... la morale... l'Europe... ô père, je sais que
comme moi tu es marqué ». Avant ce jour j'étais certain que l'enfant était
en moi. À présent je l'y sentais.
Je n'y sentais que lui. Cette
substitution m'assurait une vieillesse ardente. J'avais le droit, même le
devoir, de faire des projets d'avenir. Il se peut que, devenu veuf, j'entre
dans un couvent. Si insolente qu'elle fût, l'idée se fixa. Mes semblables ont
besoin de violences. Aujourd'hui les folies seules sont raisonnables. Du reste
Maurice était parvenu à élargir mon intelligence ; il avait dû aussi
échauffer mon cœur ; rien ne m'attachait au monde : je ne serais à
l'aise que dans la bure ou dans quelque vêtement analogue dont l'inconnu me
ravissait. Oui, à quel autre service pouvais-je me mettre, et ma destinée
n'était-elle pas, après avoir été purifié par tant d'épreuves, de devenir le
prédicateur ou le confesseur qui tenterait de ramener à Dieu tous les petits
qu'il avait scandalisés ? On ne se rachète qu'en en rachetant d'autres.
Sur le champ j'essayai mon ardeur avec un ami rencontré. C'était un de ces
positivistes que tout le monde croyait irréductible. À la dernière poignée de
main, je sentis le trouble que je lui avais communiqué, et moi-même je n'étais
pas moins troublé de mon pouvoir. En vérité, c'est dans un limon comme le mien
qu'ont été modelés les apôtres. Da quod
jubes et jube quod vis.
Mais faire de moi un de vos
ministres, c'eût été un plus grand miracle que de ressusciter Lazare. Pourquoi
pas ? m'écriai-je, Vous avez bien ressuscité mon fils. Est-ce donc que
j'aimais Jésus ? Lui qui avait été sans père à sa naissance, sans mère
depuis l'âge où Il était resté au temple parmi les docteurs, sans amis quand,
errant par la Galilée, Il avait prévu la trahison à Gethsémani de ceux qui
L'avaient contemplé au Thabor, et qui sur la croix avait pris pour frères la
totalité des hommes. Il était encore vivant, bien qu'invisible, mais le
disciple bien-aimé ne Le voyait pas davantage quand, après la Cène que je puis
renouveler tous les jours, il reposait sur sa poitrine. Quel autre aimerais-je,
maintenant que tous m'avaient quitté, ou plutôt qui n'aimerais-je pas, s'Il ne
me quittait plus ? Ne sachant plus rire, tout plaisir me paraissait
lugubre. Mon évangile s'ouvrait de lui-même à la passion. Certains matins, le
miracle de l'hostie sanglante s'accomplissait dans ma bouche. Ivre de son
parfum, je chérissais le Torturé de me torturer comme Lui. Ma plus grande
souffrance était même de n'avoir pas été présent au drame du Calvaire, comme le
cyrénéen, comme le centurion, ou plutôt comme le bon larron, qui fut l'élu de
la dernière heure, la seule qui compta depuis le péché originel. M'est-il donc
défendu, pour L'aller retrouver, de marcher sur je ne sais quels flots ?
Et quand je L'aurai rejoint, n'emploiera-t-Il pas mon ardeur à des œuvres
devant lesquelles auraient tremblé les héros d'autrefois ? La douleur
n'est qu'un nom que les lâches donnent à la joie des forts. Des valeurs
nouvelles créent de nouveaux bonheurs. Autour de moi s'épanouissait un
extraordinaire printemps qui ne sentait que le paradis. Vivre, vivre, vivre
enfin.
Mais cette
ardeur naissante provoqua le dernier sursaut du vieil homme ou du vieil ennemi.
Afin de le rendre plus efficace, il me conduisit dans une église. C'était le
soir. Le porte-clefs m'y enferma sans y prendre garde. Pour lutter contre le
froid et le sommeil je dus battre le pavé. Dans cette intimité, si forcée
qu'elle était presque sacrilège, il me sembla que le Bien-Aimé ne m'avait paru
si doux que parce que j'avais paré son image de mes propres abandons. Je
travaillai à chasser l'illusion, à la manière d'un fou qui devine qu'il fait une
folie. Pourtant mon cœur brûlait davantage dans ma poitrine et autour de mon
front rôdaient des langues de feu. Je me débattis davantage contre la menace de
cet incendie. J'ai nié les certitudes des athées, c'est assez pour une vie. Sur
ma table rase, d'autres bâtiront la maison du Seigneur. On sait ce que l'œuvre
a coûté aux saints. Moi je suis à bout. Je ne veux pas être l'élu. Ce n'est pas
pour rire que Vous aimez. Seigneur, préservez-moi de votre colère, mais plus
encore de votre prédilection. À cette prière je joignis les imprécations de
Simon Pierre : « Non, je ne connais pas cet homme ». Toute la
nuit, je bravai le Tout-Puissant en lançant mes cris de haine, qui n'étaient
que des cris de peur, vers les oiseaux nocturnes qui ont horreur de l'encens et
restent prisonniers des voûtes. À la fin je me laissai tomber sur la dalle sous
laquelle quelque saint reposait. Lorsque, m'étant réveillé, l'autel m'apparut
dans son éblouissement véritable, j'éprouvai un sentiment qui m'était si
nouveau que je ne pus tout de suite lui donner son nom. Seulement je me souvins
de paroles méconnues. La joie parfaite ne réside pas dans le don des sciences,
des langues, des prophéties ou
des miracles ; mais quand, frappant à une porte, on vous laissera dans la
neige, sans pain, battu jusqu'aux plaies, traité d'imposteur, et que,
comprenant que c'est justice, vous le supporterez pour l'amour du Christ qui
attendait votre consentement pour toucher les cœurs à votre place, alors, ô mon
fils, ô fou, ô sage, ô misérable, ô bienheureux, vous connaîtrez la joie
parfaite. C'était l'heure froide qui précède l'aurore. Les oiseaux allaient
chanter sur les labeurs humains. Mes pareils allaient faire des gestes
d'automates dont il fallait qu'on les délivrât. La seule terreur qui demeurât en
moi était celle de résister. Je ne demandais plus d'être ôté du monde, mais
d'être gardé du mal. Comme mon fils avait disparu en moi, j'allais recommencer
en mes frères. Joie, joie de pleurs, joie de sang, joie du don total et
créateur, c'est tout ce que je pouvais crier désormais vers Celui qui a dit :
« Je suis la voie, la vérité et la vie ».
C'est la semaine dernière que cela se
passa. Sans doute il me manque la plénitude de ce que vos théologiens appellent
la grâce. Ni vous ni moi n'en sommes maîtres. Dieu ne se conquiert pas, Il se
donne. On ne se livre pas à Lui, Il vous saisit. Le premier Il a appelé ses
disciples. Je Le suivrais comme eux, s'Il me faisait un signe. Il doit être
bien près de moi, puisque je mets tant de violence à L'éloigner. Tu ne me
repousserais pas, si Je ne t'avais déjà élu. Dans cette dernière nuit obscure,
je crois apercevoir enfin les grands traits de ma destinée : la justice me châtiant par une double mort, mais
aussi la miséricorde transformant ces morts en la seule vraie vie. Mon
existence résume le péché originel et la rédemption générale. Mon nom est felix culpa. Que le reste du plan de
Dieu me demeure caché et que sa volonté soit faite.
Je ne sais quel besoin m'a poussé à
vous raconter mon histoire. Il me semble toutefois qu'il sera bon que vous la
redisiez à votre tour. Il faut qu'on connaisse la rigueur de mon témoignage. Ne
me nommez pas seulement, non parce que quoi que ce soit puisse me peiner
encore, mais à cause
d'elle et de lui. Il est vrai que leurs noms ont été imprimés dans les
journaux. Faites donc comme il vous plaira.
Ayant parlé, il se leva et resta
immobile. Je sentais qu'il n'osait m'embrasser. Je m'approchai et lui baisai
les mains.
Puis je l'entendis descendre
l'escalier et fermer la porte. Pendant quelques instants, je distinguai sa
silhouette dans la brume du trottoir. D'abord il s'éloigna en hésitant, puis
son pas parut plus décidé, enfin il se redressa en écartant les bras et il
disparut dans la nuit. Autour de lui montaient de l'ombre tous les appels des
malheureux qui rient ou qui souffrent, mais dont les rires sont plus implorants
que les cris, et qui n'ont crucifié leur Sauveur que parce que, sans le savoir, ils avaient faim
et soif de sa chair et de son sang. En réponse à la rumeur de la ville, vers l'homme qui venait de me quitter un appel d'une autre espèce me parut
descendre. Peut-être au coin d'une rue a-t-il enfin entendu derrière lui :
« Quitte tes filets et suis-moi ». À ces mots doux comme une caresse et
irrésistibles comme la tempête, il a encore voulu se boucher les oreilles, mais
tout de même il s'est arrêté, il s'est retourné, il a rebroussé chemin, et à lu
plaie que portait au côté le passant qui lui avait parlé il a enfin reconnu
Celui dont il est écrit qu'Il viendra comme un voleur.
Joseph
Wilbois, in L'homme qui ressuscita d'entre les vivants