lundi 26 août 2013

En offrant... Jean-Hervé Nicolas, Souffrir avec le Christ

À la protestation de l'homme que la souffrance accable, révolte et désespère, Dieu ne répond pas par des explications. Il nous envoie son Fils pour souffrir avec nous, comme l'un de nous ; pour prendre sur ses épaules le fardeau de toutes nos souffrances, de notre mort, et pour en faire l'instrument de notre délivrance : « Le Christ n'est pas venu supprimer la souffrance, il n'est même pas venu l'expliquer, mais il l'a remplie de sa présence » (Claudel). Désormais, il n'y a plus à demander quel sens a la souffrance, quel sens a la mort ; il y a à leur donner un sens en souffrant dans la foi avec Jésus-Christ. Mais ceux qui ne croient pas en Jésus-Christ, qu'en sera-t-il d'eux ?
La souffrance du croyant
Comme Jésus-Christ a souffert par amour et avec amour, ainsi fait celui qui dans la foi souffre avec Jésus-Christ.
Or, l'amour de Dieu est source de joie, de la plus grande de toutes, de la joie essentielle. Le même amour qui, au ciel, fait la joie éternelle du bienheureux, brûlait son cœur sur la terre : « Sans l'avoir vu (Jésus-Christ), vous l'aimez ; sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d'une joie indicible et pleine de gloire, sûrs d'obtenir l'objet de votre foi : le salut des âmes » (I Pi. 1, 8-9). Souffrir avec le Christ, serait-ce donc ne plus souffrir ?
Sans doute l'amour de Dieu met-il déjà au cœur du croyant la joie indicible de la communion ébauchée avec les Personnes divines. Et cela ne doit pas étonner, puisque lui-même est le fruit de la croix, obtenu pour tous et pour chacun par le sacrifice sanglant de Jésus. Mais, paradoxalement, il est aussi, en cette vie, source de souffrance et donc de tristesse, puisqu'il unit et conforme le croyant à Jésus crucifié. Si l'amour est fruit de la croix du Christ, son fruit, durant la vie terrestre, est la croix du chrétien, qui éclatera en gloire et en joie dans la vie éternelle.
La foi chrétienne n'est pas une évasion hors de la douloureuse condition humaine. La souffrance en reçoit un sens nouveau, qui la rend acceptable et féconde, mais elle demeure en elle-même dure et amère. Elle reste la souffrance, elle reste la mort, les mêmes que la souffrance et la mort de tous les hommes. Le Christ n'a pas voulu que les siens soient sous ce rapport des privilégiés, n'ayant voulu pour lui-même d'autre privilège que celui d'une souffrance sans mesure et d'une mort horrible. « Le serviteur n'est pas plus grand que le maître », aimait-il à dire, et quiconque veut le suivre est invité à prendre sa croix et à marcher dans les mêmes voies que lui 1.
S'il peut arriver, dans une société chrétienne, que la profession de foi au Christ soit la source ou la condition d'avantages temporels, il arrive plus souvent que « suivre le Christ » signifie une rupture douloureuse à l'égard des autres et la renonciation à la réussite terrestre, quand ce n'est pas le risque des persécutions, de la mort même. Dans tous les cas, celui qui réellement veut être fidèle au Christ et à l'évangile est nécessairement affronté à des renoncements multiples et continus qui, pour être souvent d'ordre tout intime, n'en sont pas moins crucifiants.
Crucifiant, l'amour ne l'est pas seulement par ses exigences, il l'est en lui-même. Il serait illusoire de penser que cette joie qu'il apporte compense et abolit les sacrifices qu'il fait faire, voire ceux qu'il fait accepter. « Vous avez de la chance, vous qui croyez », dira-t-on facilement au croyant que l'épreuve accable, et on s'imaginera que la tristesse n'a plus de place dans un cœur qui se sait, ou se croit, rempli de toute la douceur de Dieu. C'est faire bon marché des innombrables confidences que nous ont laissées à ce sujet tant d'amis de Dieu. En réalité, c'est dans la foi qu'on aime ici-bas, et qu'on espère et qu'on s'unit à Dieu. Dans la foi, c'est-à-dire dans l'obscurité, dans l'inévidence, dans un sentiment poignant de l'éloignement et de l'irréalité de ce Dieu qu'on aime et en qui on place toute son espérance et sa confiance. L'expérience mystique ne fait pas déboucher au-delà de la foi. Elle est pressentiment d'une présence insaisissable, ressentie comme une absence : la seule absence dont on souffre vraiment, celle de l'être continuellement présent à sa pensée et à son cœur ; présent en sa réalité même, mais par le moyen de signes, qui le cachent et l'éloignent autant qu'ils le livrent.
Ni la joie pourtant ni la tristesse, dont l'amour de Dieu est la source simultanément au cœur de celui qui croit, ne sont exclusives des joies et des espérances de la terre. Souffrir avec Jésus-Christ, pour lui et par lui, ce n'est pas aimer la souffrance pour elle-même, ni la frustration, ni l'échec. C'est creuser en soi une inquiétude, qui empêche de mettre tout son cœur dans le désir des réussites terrestres les plus belles et de s'y reposer. Ce qui empêche du même coup de se désespérer de l'échec, comme s'il était absolu. Tendre de tout son désir et de toute sa force vers la joie, toute la joie humaine, celle que l'on trouve en Dieu et celle que le même Dieu a mise pour nous dans les créatures, et en même temps aimer la croix parce que c'est par elle qu'on trouve Jésus-Christ, en qui Dieu se donne, à chacun et au monde : cela est le difficile équilibre que la foi, de mieux en mieux à mesure qu'elle est plus profondément vécue, réalise en l'homme qui répond à l'appel du Christ.
La souffrance de l’incroyant
Mais qu'en est-il de celui qui ne croit pas ? La souffrance peut-elle avoir pour lui un sens, une fécondité ?
Si on pense à tout ce que l'échec et les difficultés de l'existence peuvent apprendre à un homme sur le seul plan de la vie terrestre, la réponse sera aisément affirmative. Mais que dire de la souffrance qui écrase, qui bouche tout horizon terrestre ? Que dire du malheur et de la mort ?
Et d'abord, qui est l'incroyant, qui est le croyant ? L'expérience de la souffrance fait reconnaître à chaque chrétien combien peu il croit vraiment et tout ce qu'il y a en lui d'incroyance vécue. Car la foi n'est pas une connaissance théorique, elle est un engagement personnel à l'égard du Christ. Celui-là seul qui s'est ainsi engagé, et dans la mesure où il l'est, découvre et aime la croix dans les déchirements de la peine. Il peut mesurer alors l'authenticité de sa foi.
Celui au contraire qui ne professe pas la foi chrétienne, il arrive qu'au fond de lui-même, sans le savoir, sans pouvoir le dire, il croie en Jésus-Christ. Car le Sauveur ne délaisse aucun de ces hommes pour qui il est venu, pour qui il est mort. Dans la vie de chacun il se présente, par des voies souvent toutes secrètes, et à chacun il est demandé : « Crois-tu au Fils de l'homme ? » À la question : « Qui est-il, Seigneur, pour que je crois en lui ? », la réponse souvent est fort enveloppée. Elle est toutefois suffisante pour que chacun puisse, s'il le veut, dire dans le secret de son cœur : « Je crois, Seigneur ! » (Jn 9, 35-36), et, par cet acte de foi, adhérer au Christ, parfois sans le connaître, participer à sa mort et à sa résurrection 2.
Pour celui-là aussi la souffrance a un sens, encore qu'il ne soit pas capable de le connaître et de le dire. Le Christ auquel cet homme appartient sans le savoir, par une adhésion personnelle pourtant, assume cette souffrance et la fait sienne. Il la fera déboucher sur la résurrection.
La souffrance perdue est celle qui est pâtie en dehors du Christ. Même celui qui croit souffre ainsi lorsque sa foi demeure sans prise sur sa souffrance. Et sans doute y a-t-il là une infinité de degrés, entre la totale adhésion du mystique à la croix de Jésus, et la totale séparation de celui qui ne veut pas souffrir avec le Christ. Beaucoup qui se révoltent ou qui désespèrent conservent au fond d'eux-mêmes assez de foi pour s'unir d'un cœur plus ou moins généreux, plus ou moins consentant à la croix libératrice.
Et puis, une souffrance ici-bas est-elle jamais tout à fait perdue ? Certes, si elle n'est pas unie par celui qui souffre à celle du Christ, elle ne le fait pas, par elle-même, participer à la libération que le Christ en mourant et en ressuscitant a apportée au monde. Il reste qu'elle est un instrument dont le Christ se sert pour entrer dans un cœur et se faire reconnaître. Combien, dans la longue histoire de la rédemption, ont été ainsi conduits par les voies de la souffrance à s'abandonner enfin à la miséricorde et à dire le oui auquel se refusait obstinément leur cœur aveuglé par la prospérité ou par l'ambition ? La croix de Jésus ne sauve que ceux qui y consentent, mais c'est elle aussi, souvent, qui obtient d'eux ce consentement.
La souffrance inutile
Cette fécondité de la souffrance, la foi seule peut la faire percevoir et admettre : sans la foi, la souffrance est dépourvue de sens. Elle peut alors, ou bien éloigner de Dieu jusqu'à le nier, ou bien, au contraire, conduire à confesser, dans l'obscurité et les larmes, l'amour de Dieu.
Mais n'est-il pas des souffrances que la foi elle-même doit renoncer à rattacher à l'amour de Dieu et à l'œuvre du salut ? Des souffrances décidément inutiles, et par là-mêmes odieuses, dont on ne peut en aucune façon comprendre que l'amour de Dieu les envoie ou seulement les permet : les souffrances de l'enfant.
« Non, mon père, fait dire Camus à Rieux, l'incroyant, dans La Peste, je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés »3. La souffrance des enfants n'est pas seulement l'occasion fréquente des blasphèmes de l'incroyant ; elle fait scandale pour le croyant, au sens étymologique du mot : elle est une pierre d'achoppement. « Quand on en vient aux souffrances des enfants, confesse saint Augustin, j'éprouve, crois-moi, de grandes angoisses, et ne trouve absolument rien à répondre »4.
Spontanément, on recourt à la pensée des compensations surabondantes que Dieu leur réserve dans l'au-delà. Mais la question reste entière, car on ne voit pas le rapport qui existe entre leurs souffrances ici-bas, qui ne peuvent aucunement les faire mériter ou expier, qui sont seulement subies, et cette gloire qui, de toute façon leur a été méritée par le Christ.
Se demander dans quelle intention Dieu envoie la souffrance à l'enfant, c'est s'engager dans un problème insoluble. Mais c'est un faux problème. La souffrance de l'enfant ne résulte pas d'une intention directe de Dieu à son égard, mais de tout l'ensemble des forces cosmiques, et aussi des libertés créées, qui s'exercent sur lui aveuglément, et parfois le meurtrissent jusqu'à l'écraser. Qu'il soit soumis, lui, personne faite à l'image de Dieu et appelée à la vie éternelle, à cette pression aveugle du cosmos, c'est la condition humaine, à laquelle il participe du fait qu'il est un être humain.
Pourtant sa souffrance ne peut pas ne pas avoir un sens, aussi, dans sa destinée personnelle, et ce sens ne peut pas être lié à un bon usage de la souffrance, dont il est totalement incapable. Mais la souffrance humaine a un sens, plus profond encore que celui-là : elle conforme l'homme racheté à Jésus-Christ.
Les hommes sont inclus dans le Christ et, d'une certaine manière, ils ont tous été crucifiés et sont morts en lui, avec lui. Leur propre souffrance et leur mort corporelle réalisent physiquement cette solidarité avec le Christ dont provient leur salut. C'est le Christ qui continue à souffrir et à mourir en ses membres jusqu'à la fin des siècles : « Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt. 25, 40).
Mais, dira-t-on, pour qu'il en soit ainsi, ne faut-il pas que celui qui souffre ait conscience de cette solidarité et l'accepte ? Qu'il fasse sienne volontairement (même si c'est d'une manière tout implicite) la souffrance du Christ ? Cela est vrai s'il s'agit d'un adulte. Car un adulte doit prendre personnellement position à l'égard du Christ, et ne peut être libéré par lui que s'il accepte librement son amour. Mais pour l'enfant, incapable de tout acte personnel, incapable de se refuser, la solidarité foncière de tous les hommes avec le Christ joue d'elle-même. C'est elle qui lui permet d'être baptisé dans le Christ, sans un acte de foi personnel, mais comme enveloppé et porté par la foi de l'Église. C'est elle aussi qui confère à sa souffrance un sens christique, que lui-même ne saurait lui donner, mais que le Christ lui-même lui donne mystérieusement.
Peut-être pourrait-on trouver là l'amorce d'une solution au problème si obscur des possibilités de salut offertes aux enfants qui meurent sans baptême. Si la mort même les configure à Jésus-Christ, ne serait-elle pas pour eux, à l'instar et en suppléance du baptême, le moyen de grâce par lequel la croix de Jésus les libère eux aussi du péché et les sauve ? 5
On pourrait alors sans réticence aucune entrevoir dans cette douloureuse nuit qu'est la souffrance et la mort des enfants, la lumière transfigurante de la gloire qui les attend et qui compensera surabondamment leur martyre. Non que cette gloire soit le fruit de leurs souffrances, mais elle est le fruit de la croix du Christ qui se continue en eux, comme elle se continue en tous les hommes consentants. La solidarité en humanité explique suffisamment qu'ils souffrent ; la solidarité en Jésus-Christ fait entrer leur souffrance dans le dessein divin de sauver les hommes par amour.
La souffrance nocive
Toute souffrance, pourtant, n'est pas utilisable pour le salut de celui qui souffre. Il en est, au contraire, qui manifestement compromettent ce salut, et parfois si gravement qu'elles le rendent terriblement problématique. Car l'homme est un : à travers son être social, à travers son corps, à travers son psychisme, l'âme même est atteinte par les facteurs de destruction. Atteinte au foyer même de la personnalité, à ce point où se prennent les options décisives. Une hérédité chargée, une enfance malheureuse, une éducation faussée et tous les accidents qui peuvent troubler le développement normal d'une personnalité, certaines malformations congénitales, des conditions de vie injustes et inhumaines, tout cela joue un rôle dans le refus du Christ et de sa grâce. Une misère trop grande rend la vertu difficile, parfois presque impossible : n'est-elle pas alors la souffrance nocive, celle qui, loin de servir à la libération, même spirituelle, même intemporelle de l'homme, l'asservit jusque dans son esprit, ferme sur lui la prison du péché ? Et cela vaut aussi de la misère physique et de la misère psychique. Doit-on s'arrêter à l'idée insoutenable, et qui serait un démenti à l'évangile, que cette sorte de réprobation terrestre qu'est l'indigence (sous toutes ses formes) serait l'image et comme le signe avant-coureur de la réprobation éternelle ? À Dieu ne plaise !
Dieu est puissant pour sauver, et de cette souffrance même qui dégrade il peut faire, d'une manière trop mystérieuse pour qu'il soit possible le plus souvent de le percevoir, même de le deviner, un moyen de grâce et de salut. Le pauvre, même amer, même révolté, même blasphémateur, demeure sur la terre l'image du Christ. Il est aussi l'image de l'humanité à laquelle le Christ a été envoyé et pour laquelle il est mort. À ce double titre il appelle sur lui, indiciblement, la miséricorde. Et, certes, il peut la refuser, car lui aussi est libre et ne peut être sauvé que dans la liberté. Mais il ne doit pas être facile de résister jusqu'au bout à la « prodigieuse compassion de Dieu »6 !
Pour Son Corps qui est l’Église (Col. I, 24)
Dire que la foi seule donne à la souffrance son sens n'est pas réserver pour les seuls croyants la fécondité de la croix. C'est toute la souffrance du monde que le Christ d'abord, et avec lui tous ceux qui lui sont unis font déboucher sur la libération définitive de tout mal dans la vie éternelle. Nul ne croit pour soi tout seul, car le Christ appelle tous les hommes, et c'est l'humanité qui, par la voix de chacun, répond à son appel. Nul non plus ne souffre chrétiennement pour soi seul. Avec le Christ, le croyant, à la mesure de sa foi, prend sur lui toute la peine du monde et l'offre. Si, comme saint Paul, « il achève en sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ », c'est, comme lui encore, pour son corps, pour l'Église, et, par elle, pour le monde auquel elle est envoyée (Col. I, 24). Aucune souffrance n'est inutile, étant ainsi offerte, à chaque génération, par l'Église, et la bénédiction de ce sacrifice retombe sur celui-là même qui ne sait pas, qui ne veut pas souffrir avec le Christ, sous forme d'un appel toujours plus insistant, que tous entendent dans les profondeurs de leur esprit, et auquel beaucoup finissent un jour par répondre. Pour tous ceux-là se réalisera la merveilleuse promesse : « Le Seigneur Yahveh essuiera les larmes de tous les visages » (Is. 25, 8 ; Apoc. 7, 17 et 21, 4).
* * *
Si le mal fait problème dans un monde dépendant totalement, en son être et en son devenir, de Dieu, qui est la Bonté même, qui est le contraire du mal il est bien autre chose qu'un problème. Un problème excitant l'esprit à chercher des solutions, le déroutant par les difficultés que tout essai de solution soulève à son tour, mais qu'on pourrait tenir devant soi et loin de soi, dans une tranquille objectivité. Il concerne, en sa plus intime subjectivité, celui qui cherche à le résoudre, et le met en question. Car le mal est en nous, il est de nous, il s'introduit au cœur de nos relations avec Dieu : comment pourrions-nous réfléchir sur lui sans nous engager personnellement dans une telle réflexion ? Et celle-ci pourrait-elle être indépendante de cet engagement ?
Aussi bien, le mal ne comporte-t-il pas d'explication claire, qui pourrait s'imposer universellement à la raison. Nous avons bien conscience que cette étude, si grand qu'ait été notre souci de la conduire méthodiquement et d'en justifier rationnellement les démarches, dépend toute d'une option primordiale : l'acceptation de Dieu comme Dieu, c'est‑à-dire comme le Créateur qui n'a de comptes à rendre à personne, mais qui est Père aussi, et dont toutes les démarches à l'égard de sa créature sont inspirées par l'amour. Cet amour n'est pas tellement manifeste qu'il ne puisse être nié, et toute la réflexion sur le mal, sur sa présence envahissante dans le monde, sur sa signification ne pourrait qu'être profondément marquée par cette négation. Cet amour pourtant s'est fait connaître par assez de signes dont le moindre n'est pas l'écho qu'il éveille en notre propre cœur — pour qu'on puisse y croire profondément et accepter ses incompréhensibles silences.
Une telle acceptation laisse l'esprit anxieux et l'âme douloureuse. Si parfois cette anxiété et cette douleur s'expriment en un sentiment de révolte, il n'est pas dit que cette révolte soit toujours un refus de Dieu et de son amour. Elle peut être le refus d'une certaine image de Dieu, où est exalté son pouvoir au détriment de son respect de l'homme : « La protestation de Job, son refus d'accepter une domination qui exclut tout dialogue entre Dieu et l'homme fut un témoignage négatif de la vraie nature de cette domination. Le reproche de Job est une louange qui exalte Dieu davantage, qui pénètre plus loin dans son mystère, ne voulant pas s'arrêter sur l’idéal que l'on se fait de sa domination. C'est une théologie qui vise plus haut que les théodicées maladroites, dont les discours des amis de Job sont le prototype »7.
Puissions-nous, dans ce petit livre, avoir maintenu notre réflexion au niveau de cette théologie, et avoir fait soupçonner que si l'amour de Dieu se cache de façon déconcertante dans les épaisseurs d'un monde hostile et meurtrissant, c'est lui qui secrètement nous conduit et qu'il se révélera un jour pour l'apaisement définitif de ceux qui, dans la nuit et dans les larmes, se seront obstinés à croire en lui : « Nous avons cru à l'amour ! »
Jean-Hervé Nicolas, in L’amour de Dieu et la peine des hommes

1. Cf. J.-C. BARREAUX, Comment parler de la foi aujourd'hui, dans La foi aujourd'hui (ouvrage collectif), Paris, Table Ronde, 1968, 142-150, p. 149 : <, Le chrétien qui croit au Christ et sait que Jésus a partagé la souffrance humaine et la mort, sait qu'il y a un sens mystérieux, que cela débouche sur quelque chose. Il souffre autant que les autres, il est autant perdu que les autres, il est autant scandalisé que les autres, mais il y a une issue.
2. Nous avons longuement étudié ces formes occultes d'adhésion au Christ Sauveur, dans Les profondeurs de la Grâce, pp. 477-486.
3. La peste, Pléiade, p. 1395.
4. Saint AUGUSTIN, Lettre 166 (à saint Jérôme), cité par J.-Ch. DIDIER, Faut-il baptiser les petits enfants ? La réponse de la Tradition, Paris, Cerf, 1967, p. 177.
5. Nous avons proposé et tâché de justifier cette hypothèse dans notre livre Les profondeurs de la Grâce, pp. 490-503.
6. BERNANOS, La joie, Pléiade, p. 682.

7. V. LOSSKY, À l'image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Aubier, 1967, pp. 210-211.

jeudi 22 août 2013

En brocardant... Philippe Muray, De l'art contemporain

Les défenseurs de l'art contemporain traitent de haut ses détracteurs, un peu à la façon dont, il y a quelques années, on a vu l'« élite » fustiger des masses réticentes, quand il s'agissait de faire voter celles-ci pour Maastricht sous le knout médiatique et les rafales d'insultes des « intellectuels » éclairés. La même arrogance, détrempée de bonne conscience et de dévotion superstitieuse envers un « nouveau » toujours présenté comme inéluctablement gagnant, se retrouve dans les deux cas : ce qui est reproché au public, c'est de ne pas vouloir comprendre où se place son intérêt. Le plus comique étant que, dans les deux cas aussi, c'est la classe « supérieure » qui est à l'avant-garde, et les masses que l'on traite de réactionnaires. Ici encore, comme partout ailleurs dans cette société hyperfestive qui se révèle comme le développement à l'infini du principe antique de la Fête des fous, l'anarchiste est couronné, l'« anticonformiste » s'exhibe doré sur tranche, les « déviants » se reconnaissent à ce qu'ils sont institutionnels, l'« exilé du dedans » occupe le haut du panier de crabes. Et c'est lui aussi, ce « rebelle » de profession, qui ne cesse d'opprimer le citoyen de base et de lui donner des leçons de savoir-vivre, d'esthétique ou de morale. Pour la première fois, les dominateurs sont ceux qui parlent la langue de la transgression parce qu'ils veulent conserver ce qui est et qu'ils croient que ce qui a pu être vrai (la victoire perpétuellement remportée par l'innovation sur la tradition) le sera encore demain. Pour la première fois aussi, la transgression est le moyen essentiel de la domination. On pourrait même dire que l'univers de la transgression a pris la place de celui de la production : le consommateur y est méprisé et surveillé comme le travailleur était méprisé et surveillé dans l'ancien univers. Ses goûts régressifs sont stigmatisés, sa rééducation forcée est en cours d'accomplissement.
Les défenseurs de l'art contemporain n'oublient jamais de se présenter comme des persécutés : non seulement ils doivent faire face à la baisse des subventions, à la crise du marché de l'art, et même aux prémices d'une « déréglementation », mais en plus ils sont en butte, comme gémissait Le Monde dit « des livres » il y a quelques mois, aux « dénonciations péremptoires » des antimodernistes : c'est vraiment trop de malheur et d'ingratitude. Dieu merci, ils ont l'avenir pour eux puisque Picasso et Matisse, paraît-il, « continuent d'exaspérer les bien-pensants » ; ce qui est, on l'avouera, une consolation et même une excellente nouvelle : il subsisterait donc d'autres bien-pensants que les défenseurs de l'art contemporain.
Ici encore, il s'agit de faire croire à la poursuite d'une histoire au moment même où l'insubstantialité de celle-ci devient flagrante. Insister, à l'inverse, sur l'hypothèse de la fin de l'art, ce n'est pas se réjouir de cette fin, encore moins faire preuve de nihilisme esthétique ; c'est étudier la manière dont se referme ce qui n'a peut-être été qu'une période entre deux parenthèses ; et percevoir les cris d'orfraie de ceux qui se retrouvent coincés au moment de cette fermeture comme s'ils avaient laissé traîner leurs doigts dans un portillon automatique. La disparition de l'art est un événement qui attend son sens, mais on peut douter qu'il le trouve jamais. Évoquer cette fin comme une éventualité sérieuse ne signifie pas qu'aucun individu, dorénavant, ne se dira plus artiste ; ni même qu'il n' y aura pas encore dans l'avenir de grands artistes. L'hypothèse de la fin de l'art ne concerne que l'hypothèse de la fin de l'histoire de l'art, c'est-à-dire le moment où les dernières possibilités de l'art ont été épuisées, et l'ont été par les artistes eux-mêmes (Picasso, Duchamp) ; et  ne se pose donc plus, du point de vue des artistes, que la redoutable question de la désirabilité de l'art en tant que survivance, inscrite désormais dans une tout autre histoire encore inconsciente.
Si cette fin est vraie, vouloir que l'art continue, et le vouloir à coups d'anathèmes contre ceux qui mettent en doute sa nécessité aujourd'hui en les traitant de conservateurs ou de réactionnaires, est la plus efficace manière de se priver d'une ultime possibilité : celle de penser cette fin, donc d'avoir encore un contact, par la méditation, avec le secret de cette histoire. Avec Picasso comme avec Duchamp, mais aussi avec tous ceux qui, bien avant les détracteurs actuels de l'art, avaient calmement signé son acte de décès : je pense à Baudelaire parlant à Manet de la « décrépitude » de la peinture ; à Hegel concluant que l'art est « une chose du passé » (quelque chose qui ne peut plus affirmer aucune « nécessité effective ») ; aux situationnistes qui avaient repéré très tôt la malfaisante existence du « dadaïsme d'État » ; à Debord qui constatait en 1985 que « depuis 1954 on n'a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt ». Mais je repense surtout à Nietzsche et à sa féroce prophétie d'Aurore : « L'art des artistes doit un jour disparaître, entièrement absorbé dans le besoin de fête des hommes : l'artiste retiré à l'écart et exposant ses œuvres aura disparu ». La civilisation du festif sans rivages est précisément l'époque de la dissolution de l'art et des artistes, irradiés par l'impératif d'épanouissement généralisé. L'hyperfestif est le moment du dépassement fatal et absolu de l'art. Tout le monde doit s'éclater. Tout le monde doit être artiste. Tout le monde doit être tout le monde. La fête est ce qui donne congé au concret, et chacun se doit d'être à même, comme le décrétait, dès 1981, l'ex-ministre Jack Lang, postillonneur numérique, tout frémissant d'inanité souriante, de développer sans relâche ses « capacités d'inventer et de créer ». Phrase sombrement imbécile à laquelle Kafka, dans l'ultime chapitre deL'Amérique où apparaît ce « Grand Théâtre de la Nature » d'Oklahoma grâce auquel tous les êtres sont destinés à s'épanouir dans un monde de compréhension réciproque, de légitimation créative, d'épanouissement festif, d'exercice du libre arbitre et de droit au bonheur, semble avoir donné par avance un admirable écho comique. « Rêvez-vous de devenir artiste ? questionne une affiche que lit Karl, le personnage principal du roman. Venez ! Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place ». Des commentateurs bien pauvrement avisés ont cru pouvoir donner de cet épisode une interprétation mystique ou utopique ; alors qu'il s'agit de quelque chose de bien plus effroyablement réel, mais qui n'a trouvé sa vraie figure qu'avec Lang, et avec les épouvantables penseurs de l'art contemporain ; et qui ne pouvait la trouver que lorsque la civilisation serait enfin descendue jusqu'à ces caves.
Le magma de la Culture absorbe l'art et les artistes comme il a tout absorbé, dans un système infini de consommation mutuelle, d'interactivité, de communication, de créativité et de spontanéité où les dernières significations disparaissent. Tout se dissout dans l'effervescence de la fête, c'est-à-dire dans l'étalage d'une « fierté » unanime d'où les individualités sont euphoriquement abolies. Ici comme ailleurs, Homo festivus s'en donne à cœur joie ; mais ici plus qu'ailleurs, et bien que nul ne doute de ses bonnes intentions démocratiques, il se croit en droit de revendiquer encore un privilège hérité des temps héroïques : celui d'être considéré, malgré tout, comme un grand homme, comme un individu supérieur, un mage, un éclaireur de masses, un phare de l'humanité. Illusion d'ancien régime, et même abus flagrant, qui ne font que rendre encore un peu plus confuse cette affaire esthétique.
Les représentants de l'« élite savante » ne savent pas grand-chose, hormis qu'il serait dangereux de laisser poser la question de l'art contemporain en termes d'histoire, au risque de voir prises au sérieux l'inconvenance de Hegel, la brutalité de Nietzsche ou la lucidité de Baudelaire. C'est pourquoi la plupart de ceux qui ont débattu récemment de l'art contemporain ont soigneusement laissé de côté l'éventualité de la fin de l'art. Comme ils ne disposent d'aucune théorie pour rendre compte de cette fin, ils dépensent toute leur vie à la mettre en doute. Ce dont ils ne peuvent donner aucune explication, ils ne veulent absolument pas que d'autres en parlent. Ils nient ce qu'ils ne peuvent comprendre. Et ils traitent de tous les noms ceux qui ont eu le malheur d'en déchiffrer plus qu'eux. Leur obscurantisme triomphant est très particulier. Il est l'exact ennemi de la liberté.
Toute cette querelle postiche s'est déroulée dans l'atmosphère d'euphorie anhistorique et de complicité dans la dénégation du réel qui sont spécifiques de l'ère hyperfestive. Les champions de l'art actuel ont épuisé leurs dernières cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d'être aussi obtus que les spectateurs du siècle passé lorsqu'ils riaient de Monet ou de Cézanne, et s'opposaient à l'érection du Balzac de Rodin. Ils n'ont fait que poursuivre une opération de chantage et d'intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes d'autrefois (de l'époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un sens), s'ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où ils devaient être, c'est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour l'émancipation, c'est que ceux qui s'occupent des avant-gardes d'aujourd'hui sont d'abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide, émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l'art contemporain mènent une nouvelle guerre de l'opium pour faire accepter comme œuvres d'art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes et des femmes qui ne s'intitulent artistes que par désœuvrement. Mais toute cette propagande est dirigée vers un public dont la réticence croît. Ce sont des tentatives de transplants ; et, comme telles, elles sont menacées par des rejets massifs.
Il n'y a, évidemment, pas de haine de l'art 1. Il y en a bien moins, en tout cas, chez ceux qui contestent l'art contemporain dans sa pertinence même que chez ceux qui veulent absolument faire semblant de croire que l'art de la période posthistorique est encore de l'art. Qui veut la mort de ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de leur misère, hormis le plus froid des monstres froids d'aujourd'hui, l'État, dont le soutien culturel a été l'un des spectacles les plus obscènes qu'il y ait eu à subir depuis une vingtaine d'années ? Personne. Et on souhaite encore moins leur martyre. On désirerait seulement qu'ils cessent de se dire artistes, comme avaient pu l'être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période historique ; et qu'ils arrêtent de s'affirmer leurs héritiers (on connaît le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »). Pour désigner leurs activités dans l'Espace Art, on ne saurait trop leur conseiller de trouver des mots nouveaux. L'inimitable style dans lequel ont été proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les inspirer : on les verrait assez bien s'intitulant agents d'ambiance symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité est qu'ils n'entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu'on n'avait aucun espoir d'hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d'artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses « trente glorieuses », où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de l'« exclusion » et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.
Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C'est toujours quand on sort de l'Histoire qu'on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au présent une apparence d'éternité. Dans le jargon de notre temps, l'art contemporain sera loué parce qu'il est « éclectique et hybride », ou parce qu'il « met en œuvre un pluralisme impur ». Ce qui signifie qu'il a d'emblée son label indispensable, multiculturel et métisseur. Devenu une sorte de médecine parallèle, au même titre que la phytothérapie, l'homéopathie, l'acupuncture, l'auriculothérapie, la lithothérapie, l'aromathérapie ou l'herbalisme, l'art vante les vertus miraculeuses de ses plantes médicinales dans le traitement ou la prévention des maladies sociales. À partir de là, qui oserait jeter un regard critique ou désinvolte sur les chromos néo-sulpiciens qu'il peut prodiguer ? D'autant que ces chromos revendiquent, tout en restant chromos, un statut d'œuvres révolutionnaires : ils veulent se faire accepter en même tempscomme des « provocations » et comme des bienfaits. Ils entendent être reçus par le public à la fois comme des « chocs » et des médications. Il y a quelques mois, Libération questionnait des artistes : « De quoi, de qui vous sentez-vous contemporain ? » leur demandait-on. « Du multiculturalisme, de la victoire de la gauche aux élections, des sans-papiers », leur a répondu un de ces bons apôtres. « De mes collègues, aborigènes ou non », a répliqué un autre. « De la famille du monde », a renchéri un troisième. Autant de boniments qui rendent presque rafraîchissants, a posteriori, l'engagement prolétarien du peintre réaliste-socialiste Fougeron et ses tableaux sombrement militants qui représentaient des accidentés du travail. Autant de professions de foi, surtout, qu'il suffit d'imaginer dans la bouche de Rubens, Cézanne, Renoir, Vélasquez ou Delacroix pour se rouler par terre.
Il n'y a plus de différence entre le discours des artistes, celui de l'élite éclairée et ceux de la classe politique. Ici aussi, la fusion s'est opérée, la division sexuelle s'est effacée, les discriminants ont disparu, tout est noyé dans une même interminable et pitoyable homélie sur la nécessité de la tolérance, l'abjection du racisme, la suavité de la liberté d'expression, l'aplatissement devant les « valeurs » d'un temps démoli. Il n'y a pas de différence non plus entre les artistes et ce qui représente aujourd'hui l'extrémisme festif le plus antipathique. C'est ainsi que dans Beaux-Arts, magasin de confiserie de la bonne conscience d'avant-garde en déconfiture, on peut découvrir les liens bouleversants que les « arts visuels » entretiennent avec le crétinisme festivissime de la « culture techno » ; laquelle, nous dit-on, et c'est très rassurant, « construit les modes de vie de demain ». Cette union de deux « arts » aussi immangeables l'un que l'autre, mais tous deux rigoureusement citoyens, ne peut que réjouir le connaisseur : ils étaient faits pour se marier. On leur souhaite d'être heureux, et de finir leurs jours ensemble, à condition que ce soit le plus vite possible.
Par la récitation d'un catéchisme qui ne coûte rien, les belles âmes renouvellent sans cesse leur droit à évoluer dans les sphères supérieures. L'art contemporain est aussi un charity-business. La représentation que la société hyperfestive se donne de son unité passe par l'exhibition d'un tissu social déchiré. Ces déchirements exhibés sont des blessures qui doivent être soignées. Ces blessures justifient la défense de plus en plus fébrile de certains phénomènes supposés capables de les cicatriser : le sport qui favorise l'intégration et résorbe la violence, la musique comme langage universel, l'art contemporain qui n'a plus pour légitimation que de combattre les « fractures ». À la faveur de ces croisades, Homo festivus consolide toutes les dénégations par lesquelles il règne (dénégation du non-monde, dénégation de la fin de l'Histoire, dénégation de l'ensemble des différences encore existantes malgré tout). Cette société qui ne connaît pas son nom, et qui ne sait plus du tout où elle va, se dépêche d'assigner des missions à ce qu'elle juge indispensable de conserver. Ce qu'elle n'est plus en mesure de faire, elle exige que certaines instances s'en occupent à sa place. Ainsi l'art se retrouve-t-il en charge du travail caritatif et des émois compassionnels. On lui demande d'être en lutte, lui aussi, comme tout le monde (en lutte contre le sida, contre la fracture sociale, etc.). Quelque chose d'imperceptible et de fragile l'avait jusque-là protégé de se voir assigner une pareille mission. Cette protection tenait tout entière dans la distinction, acceptée par presque tous, entre le réel et le symbolique, ou entre l'œuvre et l'existence. Parmi les « manifestations des temps modernes » (la technique, la science, le dépouillement des dieux, etc.), Heidegger rangeait l'entrée de l'art dans l'horizon de l'esthétique ; et désignait comme une nouveauté que l'art passe désormais pour une expression de la vie humaine. Mais c'est plutôt comme interprètes de tout le pathos de la vie quotidienne que les artistes se présentent aujourd'hui. On aurait encore fait bien rire n'importe quel amateur des années soixante-dix si on lui avait raconté que l'art aurait un jour pour devoir d'assumer le chaos de la détresse sociale. Les modernistes actuels, qui s'attribuent sans consulter personne la qualité de continuateurs des deux ou trois dernières générations de véritables modernistes, s'empressent d'oublierau nom de quelle négativité radicale et amorale les réalisations de la modernité d'alors étaient célébrées. Pour ne prendre qu'un exemple, il est amusant de rappeler ce que Barthes, en 1973, dans Le Plaisir du texte, avait la franchise de dire à propos de « ces productions de l'art contemporain, qui épuisent leur nécessité aussitôt qu'on les a vues (car les voir, c'est immédiatement comprendre à quelle fin destructive elles sont exposées : il n'y a plus en elles aucune durée contemplative ou délectative) ». Ces mots sont déjà vieux de vingt-cinq ans, et si l'on veut mesurer le désastre que tentent de conserver les modernistes actuels quand ils défendent l'art contemporain contre les méchantes attaques des réactionnaires, il suffit de les comparer avec les déclarations de l'ultramoderniste Douste-Blazy, ex-ministre de la Culture aujourd'hui passé par profits et pertes, mais qui brilla un instant de tous ses feux de paille quand il défendait l'art en tant que minorité persécutée : « Nous devons aider les créateurs parce que c'est la seule réponse collective et individuelle que nous puissions apporter aujourd'hui au désarroi social » 2 C'est à lui aussi que l'on doit ce rapprochement fulgurant et mémorable, lors d'une télésoirée de lutte contre le sida : « Il faut aujourd'hui de nouveaux alliés à la médecine, ce sont les valeurs de culture et de civilisation ». Dans le même registre édifiant, je ne sais plus quel chroniqueur du Monde évoquait ces « musiciens, acteurs, metteurs en scène, chorégraphes, danseurs, écrivains, plasticiens, qui n'ont de cesse de décrire, de dénoncer et de combattre toutes les "fractures" de l'activité des hommes — les inégalités sociales évidemment, mais aussi le repli sur soi, la violence, la résurgence des nationalismes et des intégrismes, les conflits armés, les famines —, autant de souffrances qui sont l'essence même de la création artistique dans un pays démocratique ». Plus récemment, on a pu lire dans Le Nouvel Observateur le panégyrique d'une chorégraphe qui a donné « une nouvelle preuve de son engagement en s'installant dans une HLM » de la banlieue de Lyon. Elle y a loué vingt-huit logements destinés à accueillir un Centre chorégraphique. Son objectif ? « Contribuer à faire revivre la cité par la danse ». Mais il est bien évident que c'est le contraire, et que tout ce qu'elle essaie de faire revivre, c'est son art mort, la danse, en lui transfusant un peu du sang frais des cités en difficulté. Le nouveau réalisme-dolorisme se veut l'ami de toutes les détresses et on ne saurait l'en blâmer. L'hyperfestif inclut l'humanitaire et le caritatif ; et l'art ne peut s'en écarter s'il veut continuer à se donner l'illusion de perdurer. Il n'aura plus, de toute façon, que cette illusion.
Le retournement de l'art (qui n'avait sa finalité que dans la négation et qui n'évoluait que par elle) en organisme de bienfaisance, en agent des droits de l'homme, quand ce n'est pas en héros anti-spectaculaire (il existe des professionnels du « subversif » et du « dérangeant » qui avancent l'argument que l'art moderne est contre les médias, que l'arsenal d'images et de techniques qui le compose est un rempart contre la bêtise spectaculaire), représente un effacement bien plus fatal et mortel que toutes les attaques qu'il a pu subir. L'Histoire, c'est-à-dire le processus de « la transformation de la nature en homme » (Marx), n'a pas toujours existé. Il n'y a aucune garantie que la négativité qui est à sa source, et qui en est restée le moteur si longtemps, soit immortelle. Cette négativité n'est inépuisable, et inépuisablement créatrice, que tant que subsiste chez l'humain la peur de rechuter, sans elle, dans l'animalité. Il est probable que l'art, dans son déroulement historique, procède tout entier de cette terreur. Les œuvres des grands peintres à travers les siècles sont les voix de cette angoisse : elles sont la négativité même se transformant en qualité. Mais quand cette négativité ne trouve plus où s'illustrer, quand les grands affrontements (les « guerres à mort pour la reconnaissance ») ont disparu, quand la réalisation de l'égalité, la recherche de la satisfaction des besoins et la quête de la sécurité sont devenues les soucis uniques du vivant, le moins qu'on puisse dire est que cela ne crée pas un milieu très favorable pour la poursuite de la création artistique. Nietzsche était persuadé que toute grande création procédait du désir de se faire connaître comme supérieur aux autres. Si la négation disparaît (« l'action niant le donné »), alors les hommes retrouvent l'animalité (une animalité toute nouvelle) ; et l'art comme réalisation de la négativité devient en effet une chose du passé.
Le seul exercice critique possible, alors, le seul usage libre de la négativité se ramène peut-être à constater et à étudier cette situation de l'extérieur. Ce qu'essaient d'interdire, bien entendu, les défenseurs de l'art. Eux qui s'affirment préoccupés par le destin de l'art vivant sont maintenant les pires ennemis de toute pensée critique, donc vivante. Ils sont devenus les conservateurs d'une survivance qui a même oublié qu'elle avait été vivante quand elle était négation. C'est en ne s'apercevant pas qu'ils ont changé d'époque, de vocabulaire et de système de références qu'ils trahissent encore le mieux ce qu'ils prétendent sauvegarder. Leur style lui-même n'est plus que celui du consentement le plus servile. Comme le dit encore un plumitif de Beaux-Arts : « Nous vivons une époque formidable et d'une créativité inouïe. Et ceci n'est que le début d'une longue aventure ». Leur langue morte n'est plus que celle de la ratification et de l'acquiescement ; celle des esclaves enchaînés et satisfaits de l'être.
Mais il en va de l'art comme il en a été, naguère, de l'existence de Dieu : dès le moment où cette existence est problématisée, tout est déjà fini et la cause est perdue ; même le sens commun l'a abandonnée.
Philippe Muray, in Essais (Les Belles Lettres)
Mars 1998

1. Allusion au livre de Philippe Dagen, La Haine de l'art (Grasset, octobré 1997), dans lequel le critique duMonde s'en prenait aux critiques de l'art contemporain émises par Marc Fumaroli, Jean Baudrillard, Jean Clair, Philippe Domecq, et en particulier à ces deux derniers contre lesquels Le Monde et Art Presss'étaient mobilisés dans les mois précédents. Voir infra, p. 218-219. (N.d.É.).
2. À quelques mois de là, et comme pour permettre de vérifier que l'unification des territoires du crétinisme n'est pas un mythe, l'insoutenable Trautmann, ministre des Stéréotypes. faisait comme il se doit l'éloge de l'art contemporain parce qu'« il participe à la notion de citoyenneté ». On ne saurait mieux dire. Et elle poursuivait : « L'art contemporain est un art qui innove, déstabilise, subvertit les formes esthétiques généralement acceptées. » Ce qui, dans tout cela, ne risque en tout cas pas d'être déstabilisé ni subverti, ce sont les lieux communs, les clichés et les poncifs de la modernité, une fois de plus radotés avec une aussi adipeuse platitude (novembre 1998).