jeudi 6 décembre 2018

En entr'ouvrant... Louis de Broglie, Bergson et la Mécanique quantique



Nous n'avons pas l'intention d'analyser, ni de discuter ici l'ensemble de la doctrine philosophique à laquelle reste attaché le nom d'Henri Bergson. Nous n'aurions ni le temps, ni le désir de soumettre à la critique les thèses si nombreuses et si variées que, depuis son Essai sur les données immédiates de la conscience jusqu'à La pensée et le mouvant, Bergson a progressivement développées autour de quelques idées centrales. Ces thèses ont été passionnément discutées, ce qui prouvait d'ailleurs leur caractère de profonde originalité ; elles ont fait l'objet de nombreuses critiques dont assurément un grand nombre étaient, du moins en partie, justifiées. Dans les livres de Bergson fréquentes sont les suggestions brillantes qui, à la réflexion, apparaissent comme fragiles ou exagérément paradoxales ; trop d'opinions qui réclameraient une solide démonstration s'appuient seulement sur quelques belles, mais imprécises images évoquées en un style admirable qui parfois dissimule sous la beauté de la forme la faiblesse de l'argumentation. Néanmoins, ces réserves faites, on doit reconnaître que dans l'ensemble l'œuvre est puissante : il est impossible de la parcourir sans éprouver, presque à chaque page, l'impression qu'elle nous fait apercevoir une foule de questions sous des aspects nouveaux, qu'elle entr'ouvre constamment devant nous des fenêtres par lesquelles nous apercevons, comme dans un éclair, des horizons insoupçonnés.
Personnellement, dès notre prime jeunesse, nous avions été frappé par les idées si profondément originales de Bergson sur le temps, la durée et le mouvement. Plus récemment, feuilletant à nouveau ces pages célèbres et réfléchissant aux progrès accomplis par la science depuis le temps déjà lointain où nous les lisions pour la première fois, nous avons été frappé par l'analogie de certaines conceptions nouvelles de la Physique contemporaine avec quelques-unes des fulgurantes intuitions du philosophe de la Durée. Et nous étions d'autant plus étonné de ce fait que la plupart de ces intuitions se trouvent déjà exprimées dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience, le premier des ouvrages d'Henri Bergson qui est aussi peut-être le plus remarquable, du moins à notre point de vue ; cet Essai, qui fut la thèse de Doctorat de son auteur, date en effet de 1889 et est par suite antérieur de près de quarante ans aux idées de MM. Bohr et Heisenberg sur l'interprétation physique de la Mécanique ondulatoire.
Sans aucun doute, on pousserait les choses beaucoup trop loin si l'on affirmait qu'on trouve chez Bergson, formellement énoncés, certains principes de la Physique des Quanta : on ne peut identifier les énoncés précis des théories quantiques avec les intuitions profondes, mais souvent vagues et fuyantes, du célèbre penseur. Des analogies existent cependant et c'est elles que. nous voudrions dans le présent exposé dégager le plus nettement possible, sans nous laisser aller toutefois à solliciter les textes du philosophe dans le sens qui nous intéresse, car c'est là évidemment le principal danger d'une recherche de ce genre.
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Toute sa vie, Bergson a été obsédé par l'idée que notre intelligence se fait une fausse représentation de la nature réelle du temps. Préoccupée avant tout de noter des coïncidences plutôt que d'observer le temps qui s'écoule, elle substituerait inconsciemment à la durée réelle un schéma géométrique, celui d'un temps homogène conçu comme une sorte de continu à une dimension. Ce faisant, si l'on en croit Bergson, elle refuse de regarder en face la véritable nature de la durée concrète qui serait progrès véritable, création de formes nouvelles et invention continue. Nous ne voulons pas discuter la conception Bergsonnienne de la durée concrète, mais on peut accorder à son auteur que la science a bien en effet toujours admis, presque sans discussion, la possibilité de représenter le temps comme une simple variable, repérable le long d'une ligne, comme une dimension de l'espace et que, par là même, elle s'est condamnée à ne plus pouvoir bien comprendre pourquoi le temps et l'espace se présentent à nous dans notre expérience vécue sous des aspects si différents, pourquoi, en particulier, le temps s'écoule toujours dans le même sens, alors que toute dimension de l'espace peut être indifféremment parcourue dans les deux sens. Notre intelligence projette en quelque sorte la succession des événements sur un axe homogène et ne veut plus voir dans l'écoulement du temps qu'un déplacement le long de cet axe. Il est fort possible, en effet, qu'en schématisant ainsi à l'excès, elle laisse échapper certaines propriétés essentielles du temps réel.
Si notre représentation du temps est peut-être exagérément schématisée, n'en serait-il pas de même aussi de notre représentation de l'espace ? Pour nous représenter la localisation des objets dans l'espace, nous les projetons également sur un cadre homogène à trois dimensions qui est l’espace géométrique conçu abstraitement. En procédant ainsi, ne risquons-nous pas encore de méconnaître certains caractères essentiels de l'espace concret ? Cette question, Bergson dans ses écrits l'a beaucoup moins souvent abordée que la question analogue relative au temps. Tandis qu'il n'est pas un de ses ouvrages où l'on ne retrouve, reprise un grand nombre de fois, l'idée d'une opposition profonde de la durée concrète telle qu'il l'imagine et du temps homogène et abstrait que la science emploie, c'est seulement dans quelques passages, notamment au chapitre IV de Matière et Mémoire, qu'il a opposé l'espace abstrait et la durée concrète. « Nous tendons, nous dit-il, au-dessous de la continuité des qualités sensibles, qui est l'étendue concrète, un filet aux mailles indéfiniment déformables et indéfiniment décroissantes : ce substrat simplement conçu, ce schème tout idéal de la divisibilité abstraite et indéfinie, est l'espace homogène... Espace homogène et temps homogène ne sont donc ni des propriétés des choses, ni des conditions essentielles de notre faculté de connaître : ils expriment sous une forme abstraite le double travail de solidification et de division que nous faisons subir à la continuité mouvante du réel pour nous y assurer des points d'appui, pour nous y fixer des centres d'opération »1. Insistant sur ce point, il dit encore qu'on peut voir l'origine de toutes les difficultés relatives au temps et à l'espace « non plus dans cette durée et cette étendue qui appartiennent effectivement aux choses et se manifestent immédiatement à l'esprit, mais dans l'espace et dans le temps homogènes que nous tendons au-dessous d'elle pour diviser le continu, fixer le devenir et fournir à notre activité des points d'application ». Plus loin, résumant sa pensée, il conclut : « Ce qui est donné, ce qui est réel, c'est quelque. chose d'intermédiaire entre l’étendue divisée et l'inétendu pur : c'est ce qu'on peut appeler l'extensif. L'extension est la qualité la plus apparente de la perception. C'est en la consolidant, en la subdivisant au moyen d'un espace abstrait tendu par nous au-dessous d'elle que nous constituons l'étendue multiple et indéfiniment divisible »2. Nous avons cité ces textes, peut-être moins connus que ceux relatifs à la durée, pour montrer que la philosophie de Bergson devait le conduire, et l'ont en fait parfois conduit, à considérer la représentation de l'étendue par l'espace géométrique homogène comme ayant, au moins en partie, le caractère fallacieux qu'avait à ses yeux la représentation de la durée par le temps homogène des mathématiciens et des physiciens.
Il se peut donc que notre représentation de l'étendue par l'espace géométrique homogène soit trop schématique et qu'elle ait le tort de pulvériser l'extension du monde matériel en une simple juxtaposition de localisations dans un cadre abstrait. Néanmoins, et c'est probablement la raison pour laquelle Bergson a beaucoup plus insisté sur le cas de la durée que sur celui de l'étendue, la représentation de l'écoulement du temps par le déplacement le long d'un axe homogène implique un abandon beaucoup plus complet de plusieurs des propriétés les plus incontestables de la réalité vécue. Rien ne nous empêche dans cette représentation abstraite de supposer que nous puissions remonter le cours du temps, contrairement à la propriété la plus certaine de la durée réelle. Rien ne s'oppose non plus, comme Bergson l'a très bien noté (à la page 365 de l'Évolution créatrice), à ce que nous supposions le flux du temps s'opérant avec une vitesse infinie de telle sorte que toute l'histoire passée, présente et future de l'univers se trouve instantanément étalée devant nous. C'est bien à une telle représentation, au fond contraire à toutes les données de notre expérience vécue, qu'est parvenue la théorie de la relativité lorsqu'elle nous a invités à figurer l'ensemble des événements passés, présents et futurs dans le cadre d'un continu abstrait à quatre dimensions, l'espace-temps. D'après elle, chaque observateur découvrirait successivement les événements contenus dans l'espace-temps : à chaque instant de son temps propre, il pourrait regarder comme simultanés tous ceux de ces événements qui sont localisés dans une certaine section plane à trois dimensions de l'espace-temps et, au fur et à mesure que s'écoulerait son temps propre, cette section balayerait progressivement l'espace-temps tout entier. Ainsi, d'après cet audacieux schéma, tout l'ensemble des événements serait en quelque sorte donné a priori : ce ne serait que par une sorte d'infirmité de nos moyens de percevoir que nous les découvririons successivement au cours de notre durée propre. Une telle vision purement statique de l'univers qui exclut toute nouveauté et toute spontanéité, Bergson l'a toujours rejetée avec la plus grande énergie. « Si le temps, dit-il, s'étendant ainsi en espace et la succession devenant juxtaposition, la science n'a rien à changer à ce qu'elle nous dit, c'est que dans ce qu'elle nous disait elle ne tenait compte ni de la succession dans ce qu'elle a de spécifique, ni de la durée dans ce qu'elle a de fluent. Elle n'a aucun signe pour exprimer de la succession et de la durée ce qui frappe notre conscience. Une telle représentation ne s'applique pas plus au devenir dans ce qu'il a de mouvant que les ponts jetés de loin en loin sur le fleuve ne suivent l'eau qui coule sous leurs arches »3.
Laissons de côté les belles images dont le charme peut être trompeur, laissons de côté ce qui peut prêter à contestation dans la conception Bergsonienne de la durée : il n'en reste pas moins vrai que la représentation schématique du temps employée par la science classique et poussée à ses extrêmes conséquences par la théorie de la Relativité peut être un schéma commode, mais fallacieux, qui nous masque une partie du caractère véritable de l'écoulement des choses. Et, nous l'avons vu, même pour l'étendue, il n'est pas en somme certain qu'elle puisse se laisser entièrement décrire par des localisations dans le cadre homogène de l'espace géométrique.
Bergson a tenté de tirer à lui, si l'on peut dire, la théorie de la relativité et de montrer qu'elle n'est pas en contradiction avec les idées qui lui étaient chères. Il a été ainsi conduit à écrire le moins bon de ses livres Durée et simultanéité, ouvrage qui a été justement critiqué parce qu'il semble bien que son auteur ait mal compris le véritable sens des conceptions d'Einstein et de ses continuateurs. À vrai dire, la Physique relativiste apparaît bien comme étant en opposition flagrante avec les vues de Bergson, précisément parce qu'elle pousse à l'extrême limite la spatialisation du temps et la géométrisation de l'espace, parce qu'elle est à ce point de vue le couronnement final de la Physique classique. Mais la Physique relativiste n'est pas le dernier mot de la science, car il n'y a jamais de dernier mot en matière de progrès scientifique : malgré les indéniables et admirables clartés qu'elle nous a apportées sur bien des questions, la théorie de la Relativité n'a aucunement réussi à interpréter les phénomènes où les quanta interviennent et pour y parvenir, il a fallu, on le sait, développer des théories plus étranges encore que celle de la Relativité. Il est aujourd'hui certain que les théories quantiques pénètrent dans des couches beaucoup plus profondes de la réalité que toutes les théories antérieures. La théorie de la Relativité elle-même ne nous apparaît plus que comme une vue macroscopique et statistique des phénomènes : elle décrit les choses en gros et globalement et ne descend pas assez profondément dans la description détaillée des processus élémentaires pour nous y faire apercevoir les discontinuités quantiques. C'est la Physique quantique, dont la forme la plus avancée est la Mécanique ondulatoire, qui est parvenue à nous faire pénétrer dans les mystères de ces processus élémentaires et à tenir compte des discontinuités liées à l'existence du quantum d'Action. La question se pose alors de savoir si cette Physique nouvelle ne serait pas mieux en accord que la doctrine relativiste avec certaines des idées de Bergson. C'est là une question que nous examinerons plus loin.
Avant de l'aborder, il nous faut d'abord rappeler comment Bergson a critiqué la notion habituelle de mouvement. À cette critique, il a consacré un nombre considérable de pages semées à travers ces divers ouvrages. Son idée essentielle paraît avoir été qu'en décrivant le mouvement d'un point comme une suite continue de positions successivement atteintes au cours du temps, la science commet une erreur profonde parce qu'elle laisse échapper ainsi ce qui est l'essentiel du mouvement : la mobilité, le dynamisme. La variable t des mécaniciens classiques qui sert à repérer les instants de passage du mobile aux divers points de sa trajectoire peut être conçue comme se déroulant infiniment vite sans que rien soit changé aux coïncidences prévues : toute la trajectoire se trouve alors spatialisée et c'est bien ainsi que l'imaginent les Relativistes de stricte observance dans leur espace-temps quand ils évoquent la ligne d'univers d'un mobile. Mais Bergson n'a jamais admis ce point de vue qui selon lui, enlève à la durée son caractère concret et en quelque sorte créateur. Et plus d'une fois, dans sa critique de l'image classique du mouvement, il a appelé à son aide les arguments de Zénon d'Élée, arguments grâce auxquels le philosophe antique a si curieusement cherché à faire entrevoir tout le mystère qui se cache sous la notion apparemment simple de mouvement. Le plus frappant de ces arguments est à notre sens celui de la Flèche qui, selon Zénon, ne peut à aucun instant de son vol occuper une position vraiment déterminée puisque, si elle occupait une telle position, elle serait immobile. Commentant cette subtile remarque de l'Eléate, Bergson écrit : « Le passage est un mouvement et l'arrêt une immobilité. Quand je vois le mobile passer en un point, je conçois sans doute qu'il puisse s'y arrêter et, lors même qu'il ne s'y arrête pas, j'incline à considérer son passage comme un repos infiniment court. Tout point de l'espace étant nécessairement fixe, j'ai bien de la peine à ne pas attribuer au mobile lui-même l'immobilité du point avec lequel il coïncide. Comment un progrès coïnciderait-il avec une chose, un mouvement avec une immobilité ? »4  Aussi le philosophe de la Durée garde-t-il une méfiance invincible à l'égard de la représentation du mouvement par le déplacement d'un point sur une trajectoire. Il voit là une description illusoire. « Au fond, dit-il, l'illusion vient de ce que le mouvement, une fois effectué, a déposé le long de son trajet une trajectoire immobile sur laquelle on peut compter autant d'immobilités qu'on voudra. De là, on conclut que le mouvement s'effectuant dépose à chaque instant au-dessous de lui une position avec laquelle il coïncidait ».
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Sans insister davantage sur l'exposé des idées essentielles de Bergson sur la durée et sur le mouvement, idées qui ont été bien souvent analysées, abordons maintenant la question qui fait l'objet principal de cet article : existe-t-il quelque analogie entre la critique Bergsonienne de l'idée de mouvement et les conceptions des théories quantiques contemporaines ? Il semble bien que la réponse doive être affirmative.
Un des résultats capitaux du développement de la nouvelle Mécanique ondulatoire et quantique a été de montrer l'impossibilité d'attribuer simultanément à un corpuscule élémentaire un état de mouvement bien défini et une position entièrement déterminée. L'existence du quantum d'Action dont la grandeur est mesurée par la constante de Planck, s'oppose à toute détermination simultanée et parfaitement précise des coordonnées qui fixent la position du corpuscule et des grandeurs, telles qu'énergie et quantité de mouvement, qui spécifient son état dynamique. En d'autres termes, il est impossible de connaître en même temps avec précision l'aspect dynamique des processus élémentaires et leur localisation dans l'espace et cette impossibilité s'exprime quantitativement par les fameuses relations d'incertitude d'Heisenberg. Certes, il est toujours possible par une mesure appropriée de déterminer la position dans l'espace d'une entité physique élémentaire, mais cette mesure qui projette en quelque sorte l'entité élémentaire en un point du cadre fixe de notre espace géométrique la prive, peut-on dire, de toute mobilité et nous laisse dans l'ignorance complète de son mouvement. Inversement une autre sorte de mesure peut nous permettre de fixer l'aspect dynamique de l'entité physique en lui attribuant une énergie et une quantité de mouvement déterminées, mais alors, ayant précisé sa mobilité, nous ignorerons tout de sa localisation dans l'espace. Des cas intermédiaires peuvent se présenter où nous arriverons à connaître partiellement à la fois l'aspect géométrique et l'aspect dynamique, mais cette connaissance partielle de chacun des deux aspects est toujours limitée et reste soumise aux incertitudes d'Heisenberg. Tout ceci est vrai à l'échelle microscopique des atomes et des particules élémentaires. Par contre, si l'on fait seulement des observations macroscopiques à grande échelle, les incertitudes expérimentales et l'imperfection de nos sens peuvent nous donner l'illusion de connaître simultanément la position et le mouvement d'un corpuscule ; alors, nous pourrons lui attribuer une trajectoire sur laquelle, à chaque instant, il possédera une certaine vitesse, mais ce ne sera là qu'une image approximative et, si nous pouvons analyser plus finement les choses en mesurant avec plus de précision les positions, nous ne pourrons plus saisir qu'une suite de localisations entre lesquelles le mouvement nous échappera.
L'analogie de ces idées avec celles de Bergson paraît réelle et l'on peut même dire que, si la critique Bergsonienne du mouvement a ici péché par quelque endroit, ce serait plutôt par excès de prudence. Elle conserve en effet, comme le montrent entre antres les citations faites à la fin du dernier paragraphe, l'idée d'une trajectoire décrite par le mobile et elle a dès lors quelque peine à expliquer que le mouvement dans son dynamisme ne coïncide pas avec le déplacement géométrique le long de la trajectoire. Mais, avec les idées quantiques, quand on regarde les choses à une échelle assez fine, il n'y a pas de trajectoire assignable au mobile, car on ne peut jamais déterminer par une série de mesures nécessairement discontinues que quelques positions instantanées de l'entité physique en progression et chacune de ces déterminations implique un renoncement total à saisir en même temps l'état de mouvement. Toujours guidé par Zénon d'Élée, Bergson paraît avoir pressenti ce point quand il a écrit : « Il n'y a dans l'espace que des parties d'espace et en quelque point que l'on considère le mobile, on n'obtiendra qu'une position »5. Il aurait pu dire en empruntant le langage des théories quantiques : « Si l'on cherche à localiser le mobile, par une mesure ou une observation, en un point de l'espace, on n'obtiendra qu'une position et l'état de mouvement échappera complètement ». Mais il écrivait les lignes qui viennent d'être citées en 1889, près de quarante ans avant l'apparition dans la science des incertitudes d'Heisenberg !
Une page plus loin, il dit encore : « Bref, il y a deux choses à distinguer dans le mouvement, l'espace parcouru et l'acte par lequel on le parcourt, les positions successives et la synthèse de ces positions... Mais ici un phénomène d'endosmose se produit, un mélange entre la sensation purement intensive de mobilité et la représentation extensive de l'espace parcouru ». Au point de vue de la Mécanique ondulatoire, cette manière de parler ne nous paraît pas tout à fait satisfaisante.
Ce qu'il faudrait dire, c'est qu'une entité physique élémentaire peut être tour à tour représentée par le concept de corpuscule, c'est-à-dire en somme de point bien localisé dans l'espace géométrique, et par le concept d'onde, l'onde représentant en Mécanique ondulatoire le mouvement à l'état pur sans aucune localisation spatiale. Ainsi la Mécanique ondulatoire, en jouant sur deux images opposées, parvient-elle à séparer la mobilité de la localisation et elle considère que ces deux images ne peuvent jamais être simultanément employées dans toute leur précision, car c'est là le contenu des incertitudes d'Heisenberg. Du même coup, remarquons-le en passant, s'obscurcit dans le domaine microscopique la notion classique de vitesse liée à la description continue d'une trajectoire. C'est seulement dans la limite de l'expérience macroscopique, dont la précision est limitée, qu'il peut y avoir emploi simultané des deux images, connaissance approchée des localisations et des mouvements justifiant à titre d'approximation l'usage de la notion de trajectoire. C'est dans le macroscopique, donc dans le domaine des perceptions usuelles des hommes, que peut s'opérer ce mélange de l'idée de mobilité et de celle d'espace parcouru dont parle Bergson dans le texte que nous avons cité plus haut.
Dans un autre passage de l'Essai sur les données immédiates de la conscience, nous relevons encore la phrase suivante : « Or, dans l'analyse du mouvement varié comme dans celle du mouvement uniforme, il n'est question que d'espaces une fois parcourus et de positions simultanées une fois atteintes. Nous étions donc fondés à dire que, si la Mécanique ne retient du temps que la simultanéité, elle ne retient du mouvement lui-même que l'immobilité »6. Cette affirmation peut être vraie de la Mécanique classique qui ne sait représenter le mouvement que par des positions successives sur une courbe continue, mais elle nous paraît beaucoup moins exacte pour la Mécanique ondulatoire, qui, elle, sait représenter la mobilité sans aucune préoccupation de localisation par l'image analytique de l'onde plane monochromatique. En Mécanique ondulatoire, localisation précise et mobilité pure peuvent se rencontrer tour à tour, étant d'après cette nouvelle doctrine et selon le mot de M. Bohr des aspects complémentaires de la réalité.
Les exemples que nous venons de citer montrent que certaines phrases de Bergson seraient à modifier assez profondément si l'on voulait rendre plus précise l'analogie entre les conceptions du philosophe et les nouvelles théories des physiciens, mais dans le texte même de ses livres, l'analogie apparaît par moments assez clairement. Ainsi, quand, à l'heure actuelle, un professeur de Mécanique ondulatoire veut expliquer à ses élèves comment l'onde plane monochromatique représente le mouvement rectiligne et uniforme d'un corpuscule, il doit commencer son exposé en disant : « Considérons un corpuscule animé d'un état de mouvement parfaitement bien défini, c'est-à-dire correspondant à une énergie et à une quantité de mouvement exactement connues et faisons complètement abstraction de la position du corpuscule dans l'espace : cet état de mouvement sans localisation est décrit en Mécanique ondulatoire par la propagation d'une onde plane monochromatique... » Et maintenant écoutons Bergson : « Attachez-vous au mouvement en vous dégageant de l'espace divisible qui le sous-tend pour n'en plus considérer que la mobilité ! »7  N'y a-t-il pas entre l'enseignement du savant et l'exclamation du philosophe une indéniable analogie ?
Et comment ne pas penser au corpuscule de la Mécanique ondulatoire qui se trouve représenté par une onde étendue à toute une région de l'espace et qui, non localisé, peut manifester sa présence en tout point de celte région quand on lit dans l'Évolution créatrice : « Comme le schrapnell éclatant avant de toucher terre couvre d'un indivisible danger la zone d'explosion, ainsi la flèche qui va de A en B déploie d'un seul coup son indivisible mobilité »8.
Continuons notre parallèle. D'après les nouvelles conceptions de la Physique, quand une expérience ou une observation a permis de définir l'état d'un corpuscule à un instant t, avec toute la précision que permettent les incertitudes d'Heisenberg, la Mécanique ondulatoire est en état d'annoncer quelles seront les localisations possibles du corpuscule à un instant ultérieur t, et leurs probabilités respectives ; mais elle ne peut en général faire de prévisions certaines et c'est en substituant ainsi aux prévisions certaines de l'ancienne Mécanique de simples probabilités portant sur diverses possibilités que la Mécanique quantique se trouve renoncer au déterminisme rigoureux de la Physique classique. Si maintenant, à l'instant t, postérieur à t, une expérience ou une observation nous permet de localiser exactement le corpuscule, la situation change complètement pour nous, puisque c'est une des possibilités, et aucune autre, qui se réalise. Ainsi, dans les théories quantiques, beaucoup plus que dans les théories classiques, le temps paraît apporter, en s'écoulant, des éléments nouveaux et imprévisibles. Or ce sont les mots mêmes qui viennent sous la plume de Bergson quand il écrit : « Plus j'approfondis ce point, plus il m'apparaît que, si l'avenir est condamné à succéder au présent au lieu d'être donné à côté de lui, c'est qu'il n'est pas tout à fait déterminé au temps présent et si le temps occupé par cette succession est autre chose qu'un nombre, c'est qu'il s'y crée sans cesse, de l'imprévisible et du nouveau »9.
Si Bergson avait pu étudier en détail les théories quantiques, il eut sans doute constaté avec joie que dans l'image qu'elles nous offrent de l'évolution du monde physique, elle nous montre à chaque instant la nature comme hésitant entre plusieurs possibilités et il eut sans doute répété, comme dans La Pensée et le Mouvant que « le temps est cette hésitation même ou qu'il n'est rien »10.
On a parfois fait aux affirmations d'Heisenberg sur les incertitudes quantiques l'objection suivante : « Considérons un corpuscule qui se meut en dehors de tout champ ; déterminons par deux mesures successives d'abord sa position exacte à un instant t1, puis sa position exacte B à un instant postérieur t2, ce qui est possible même en tenant compte des incertitudes d'Heisenberg. Nous pourrons alors admettre tout naturellement que le corpuscule, a décrit d'un mouvement rectiligne et uniforme pendant l'intervalle de temps t2 - t1, le segment de droite AB avec la vitesse AB/( t- t1) connaît donc ainsi la trajectoire du corpuscule, pendant cet intervalle de temps et aussi sa vitesse, ce qui est  contraire à l'impossibilité postulée par Heisenberg de connaître à la fois la localisation et le mouvement ». À cela, on a répondu à juste titre que la trajectoire rectiligne AB n'est attribuable au mobile qu'après coup, quand il s'est manifesté au point B, et que par suite cette trajectoire ne pouvait aucunement être prévue à l'instant t1, où l'on ne connaissait encore que la position A. De plus, c'est une  hypothèse en somme arbitraire d'admettre que le corpuscule, parce que l'on a saisi successivement sa présence en A puis en B, a réellement décrit la droite AB en coïncidant progressivement avec tous ses points. Cette argumentation est assez curieuse à comparer avec celle que Bergson a développée, avec une habileté peut-être parfois exagérément subtile, dans les pages 134 et suivantes de l'Essai sur les données immédiates de la conscience à propos de la question si controversée du libre arbitre. À la page 139 notamment, on peut lire :
Le temps n'est pas une ligne sur laquelle on repasse. Certes, une fois qu'il est écoulé, nous avons le droit de nous en représenter les moments successifs comme extérieurs les uns aux autres et de penser ainsi à une ligne qui traverse l'espace ; mais il demeure entendu que cette ligne symbolise non pas le temps qui s'écoule, mais le temps écoulé. C'est ce que défenseurs et partisans du libre arbitre oublient également — les premiers quand ils affirment et les autres quand ils nient la possibilité d'agir autrement qu'on a fait. Les premiers raisonnent ainsi : « Le chemin n'a pas encore été tracé, donc il peut prendre une direction quelconque » à quoi l'on répondra : « Vous oubliez qu'on ne peut parler de chemin qu'une fois l'action accomplie, mais alors il aura été tracé ».
Les autres disent : « Le chemin a été tracé ainsi : donc sa direction possible n'était pas quelconque, mais bien cette direction même » à quoi l'on répliquera : « Avant que le chemin fut tracé, il n'y avait pas de directions possibles ou impossibles par la raison fort simple qu'il ne pouvait être question de chemin »...
La question étudiée par Bergson dans ce passage n'est évidemment pas identique au problème de Mécanique ondulatoire que nous citions plus haut, mais en opérant dans le texte de Bergson quelques transformations, on pourrait l'adapter à ce problème et le rapprochement des deux arguments deviendrait alors très suggestif.
Pour achever ces comparaisons, nous citerons le texte suivant qu'on pouvait lire récemment dans un travail présenté à la Faculté des Sciences de Paris : « En Physique quantique, si l'on se place à l'état t1 les événements de l'intervalle t1  t2 seront décrits par des prévisions incertaines ; si l'on se place à l'instant t2 les événements de l'intervalle t1  t2 seront décrits par des mesures effectuées et par leurs résultats. En raison de l'indéterminisme, le futur de maintenant apparaît comme distinct du passé qui sera... Le futur de maintenant est beaucoup plus riche en possibilités que le passé qui sera »11. Ce résumé très exact de la position actuelle de la Physique quantique ne dégage-t-il pas un certain parfum de Bergsonisme ?
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D'autres passages encore des œuvres de Bergson sont intéressants à comparer aux conceptions nouvelles des théories quantiques.
On sait qu'en Mécanique ondulatoire 12, il est en général impossible, quand on a affaire à un ensemble de particules de même nature physique, d'attribuer à chacune une individualité permettant, par exemple, de lui affecter une numérotation permanente. La raison profonde en est que, des particules de la même espèce physique ayant des propriétés identiques, ne peuvent être distinguées entre elles que par leur position différente dans l'espace : or, en Mécanique ondulatoire, on ne peut pas en général attribuer aux particules des positions bien définies dans l'espace et ces particules peuvent se trouver dans toute une région étendue de l'espace. Si leurs régions de présence possible empiètent ou se recouvrent, ce qui arrivera le plus souvent, comment pourrait-on encore suivre leur individualité ? Aussi la Mécanique ondulatoire a-t-elle renoncé à individualiser les particules et à suivre l'évolution de chacune d'elles séparément au cours du temps : elle ne peut plus que considérer les nombres globaux de particules de même nature et les variations de ces nombres. Et encore ces nombres globaux ne sont-ils effectivement constatables que si de  nouvelles observations, en isolant et localisant les diverses particules, permettent de les compter.
Ainsi est apparu clairement en Physique quantique combien toute possibilité de dénombrement est liée à la localisation dans l'espace et pourquoi chaque fois que la localisation dans l'espace s'estompe ou disparaît, il devient impossible d'attribuer à des unités semblables une numérotation permanente. Or, Bergson, dès le temps déjà lointain où il écrivit son Essai sur les données immédiates de la conscience, paraît avoir entrevu quelques-unes de ces idées fondamentales. On le constatera en relisant les curieuses pages 13 qu'il a consacrées dans ce livre à la multiplicité numérique et à l'espace. Ainsi il écrit : « Nous disons donc que l'idée de nombre implique l'intuition simple d'une multiplicité de parties ou d'unités absolument semblables les unes aux autres. Et pourtant, il faut bien qu'elles se distinguent par quelque endroit puisqu'elles ne se confondent pas en une seule. Supposons tous les moutons d'un troupeau identiques entre eux : ils diffèrent au moins par la place qu'ils occupent dans l'espace, sinon ils ne formeraient pas un troupeau »14. De là à dire que, si la localisation des moutons était impossible, on ne pourrait les distinguer, il n'y a qu'un pas et si on le franchit, on parvient à l'idée d'indiscernabilité des particules identiques introduite par la Mécanique ondulatoire.
En Mécanique ondulatoire, la possibilité pour deux particules de se trouver au même point de l'espace conduit à atténuer la vieille notion de l'impénétrabilité de la matière. Cette notion s'obscurcit donc en même temps que devient impossible la numérotation permanente des particules. Et ce fait peut être rapproché d'une pensée profonde de Bergson : « Poser l'impénétrabilité de la matière, c'est donc simplement reconnaître la solidarité des notions de nombre et d'espace : c'est énoncer une propriété du nombre plutôt que de la matière »15.
L'une des notions essentielles qui se sont introduites dans les théories quantiques dès leur début est celle d'états stationnaires. Selon Bohr, les édifices de l'échelle atomique sont susceptibles d'états stationnaires ou quantifiés qui ne comportent aucune évolution dans le temps et sont comme placés en dehors de la durée. Mais ces systèmes quantifiés sont aussi susceptibles de passer par une transition brusque d'un état stationnaire à un autre et c'est par la succession de ces transitions brusques, dont la Physique quantique parvient aujourd'hui à calculer les probabilités, que s'effectue l'évolution du monde matériel envisagée à l'échelle microscopique. De ces conclusions des théories modernes, on peut peut-être rapprocher la phrase suivante de l'Évolution créatrice : « Disons seulement que l'intelligence se représente le devenir comme une série d’états dont chacun est homogène avec lui-même et paraît ne pas changer »16, ainsi que les passages du même ouvrage où il décrit le caractère kaléidoscopique de notre connaissance des choses, bien qu'assurément l'analogie soit ici plus vague.
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Nous ne voulons pas poursuivre plus loin ces comparaisons, la pensée subtile et souvent fuyante du philosophe étant très difficile à comparer aux énoncés précis des théories scientifiques. Les rapprochements que nous avons cru apercevoir entre ceux-ci et celle-là ne portent d'ailleurs que sur certaines des idées nouvelles, si variées et parfois si paradoxales, que Bergson s'est plu à soutenir au cours de ses ouvrages. Mais ces idées, celles relatives au temps, à la durée, au mouvement, sont au cœur même de la doctrine : c'est elles qui ont servi de bases de départ à la pensée du philosophe, c'est vers elles qu'elle est toujours revenue sous des formes diverses.
Il eût été très curieux de connaître l'opinion de Bergson sur les aspects philosophiques des théories contemporaines de la Physique, de voir comment son esprit eût réagi en face d'une évolution scientifique qui semble, nous avons cherché à le montrer, conduire à des conclusions présentant quelques analogies, avec certaines des affirmations qui lui étaient chères. Malheureusement, quand les théories quantiques ont commencé à prendre leur figure actuelle, Bergson était déjà âgé et en mauvaise santé : il n'a sans doute pas pu les approfondir assez pour chercher à en utiliser les résultats dans ces investigations philosophiques. Cependant, dans son dernier ouvrage La pensée et le mouvant, il a fait allusion à ces théories dans une note en bas de page 1 dont voici le texte : « On peut donc, et même on doit, parler encore de déterminisme physique lors même qu'on postule avec la Physique la plus récente l'indéterminisme des phénomènes élémentaires dont se compose le fait physique. Car ce fait physique 17 est perçu par nous comme soumis à un déterminisme inflexible et se distingue radicalement par là des actes que nous accomplissons quand nous nous sentons libres. Ainsi que nous le suggérons ci-dessus, on peut se demander si ce n'est pas précisément pour couler la matière dans ce déterminisme, pour obtenir dans les phénomènes qui nous intéressent une régularité de succession nous permettant d'agir sur eux, que notre perception s'arrête à un certain degré particulier de condensation des phénomènes élémentaires »18. Curieuse suggestion suivant laquelle les êtres vivants auraient nécessairement une perception « macroscopique », parce que dans le macroscopique seulement règne le déterminisme apparent qui rend possible leur action sur les choses. Combien, en lisant ce texte isolé, on se prend à regretter que le grand philosophe n'ait pas pu parcourir de son regard perçant les horizons imprévus de la nouvelle Physique !  19
Louis de Broglie, in Physique et microphysique (1947)

1. Matière et Mémoire, p. 234-235.
2. Matière et Mémoire, p. 274.
3. Évolution créatrice, p. 366.
4. Matière et Mémoire, p. 207.
5. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 84.
6. Essai sur les données immédiates de la conscience, p.90.
7. Matière et Mémoire, p. 232.
8. Évolution créatrice, p. 364.
9. Évolution créatrice, p. 367.
10. La Pensée et le Mouvant, p.101.
11. Diplôme d'études supérieures de Mile Pasturaud.
12. Voir l'article de l'auteur Individualité et interaction dans le monde physique. R. M. M. t. XLIX, 1937, p. 353 (ou le volume Continu et Discontinu, p. 117).
13. Pages 57 à 67.
14. Essai sur les données immédiates de la conscience p. 58.
15. Essai, p. 67.
16. Évolution créatrice, p. 177.
17. Nous ajouteri0ns « macroscopique ».
18. La Pensée et le Mouvant, p.61.
19. D'autres ressemblances entre les idées de Bergson et celles de la Physique moderne pourraient encore être signalées. M. André George a bien voulu attirer mon attention sur certaines analogies entre les conceptions de Bergson sur la causalité et la distinction entre causalité forte et causalité faible que nous avions nous-même introduite, il y a quelques années, à la lumière des idées quantiques (voir notamment Continu et Discontinu, page 64). Ainsi, parlant de la causalité faible, Bergson écrit à la page 161 de l'Essai : « Si donc on se décide à concevoir sous cette seconde forme la relation causale, on peut affirmer a priori qu'il n'y aura plus entre la cause et l'effet un rapport de détermination nécessaire, car l'effet ne sera plus donné dans la cause. Il n'y résidera qu'à l'état de possible et comme une représentation confuse qui ne sera peut-être pas suivie de l'action correspondante ». L'analogie avec la conception probabiliste, de la relation causale telle qu'elle est conçue par l'actuelle Physique des Quanta est évidente.