vendredi 25 mars 2016

En espérant... Simone Weil, Malheur et Croix


Dans le domaine de la souffrance, le malheur est une chose à part, spécifique, irréductible. Il est tout autre chose que la simple souffrance. Il s'empare de l'âme et la marque, jusqu'au fond, d'une marque qui n'appartient qu'à lui, la marque de l'esclavage. L'esclavage tel qu'il était pratiqué dans la Rome antique est seulement la forme extrême du malheur. Les anciens, qui connaissaient bien la question, disaient : « Un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave ».
Le malheur est inséparable de la souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans la souffrance, tout ce qui n'est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d'analogue est artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable de la pensée. Même dans l'absence ou la mort d'un être aimé, la part irréductible du chagrin est quelque chose comme une douleur physique, une difficulté à respirer, un étau autour du cœur, ou un besoin inassouvi, une faim, ou le désordre presque biologique causé par la libération brutale d'une énergie jusque-là orientée par un attachement et qui n'est plus dirigée. Un chagrin qui n'est pas ramassé autour d'un tel noyau irréductible est simplement du romantisme, de la littérature. L'humiliation aussi est un état violent de tout l'être corporel, qui veut bondir sous l'outrage, mais doit se retenir, contraint par l'impuissance ou la peur.
En revanche une douleur seulement physique est très peu de chose et ne laisse aucune trace dans l'âme. Le mal aux dents en est un exemple. Quelques heures de douleur violente causée par une dent gâtée, une fois passées, ne sont plus rien.
Il en est autrement d'une souffrance physique très longue ou très fréquente. Mais une telle souffrance est souvent tout autre chose qu'une souffrance ; c'est souvent un malheur.
Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l'âme par l'atteinte ou l'appréhension immédiate de la douleur physique. Si la douleur physique est tout à fait absente, il n'y a pas malheur pour l'âme, parce que la pensée se porte vers n'importe quel autre objet. La pensée fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu'un animal fuit la mort. Il n'y a ici-bas que la douleur physique et rien d'autre qui ait la propriété d'enchaîner la pensée ; à condition qu'on assimile à la douleur physique certains phénomènes difficiles à décrire, mais corporels, qui lui sont rigoureusement équivalents. L'appréhension de la douleur physique, notamment, est de cette espèce.
Quand la pensée est contrainte par l'atteinte de la douleur physique – cette douleur fût-elle légère – de reconnaître la présence du malheur, il se produit un état aussi violent que si un condamné est contraint de regarder pendant des heures la guillotine qui va lui couper le cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet état violent. On passe à côté d'eux sans s'en apercevoir. Quel homme est capable de les discerner, si le Christ lui-même ne regarde pas par ses yeux ? On remarque seulement qu'ils ont parfois un comportement étrange, et on blâme ce comportement.
Il n'y a vraiment malheur que si l'événement qui a saisi une vie et l'a déracinée l'atteint directement ou indirectement dans toutes ses parties, sociale, psychologique, physique. Le facteur social est essentiel. Il n'y a pas vraiment malheur là où il n'y a pas sous une forme quelconque déchéance sociale ou appréhension d'une telle déchéance.
Entre le malheur et tous les chagrins qui, même s'ils sont très violents, très profonds, très durables, sont autre chose que le malheur proprement dit, il y a à la fois la continuité et la séparation d'un seuil, comme pour la température d'ébullition de l'eau. Il y a une limite au-delà de laquelle se trouve le malheur et non en deçà. Cette limite n'est pas purement objective ; toutes sortes de facteurs personnels entrent dans le compte. Un même événement peut précipiter un être humain dans le malheur et non un autre.
La grande énigme de la vie humaine, ce n'est pas la souffrance, c'est le malheur. Il n'est pas étonnant que des innocents soient tués, torturés, chassés de leurs pays, réduits à la misère ou à l'esclavage, enfermés dans des camps ou dans des cachots, puisqu'il se trouve des criminels pour accomplir ces actions. Il n'est pas étonnant non plus que la maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l'âme elle-même des innocents et de s'en emparer en maître souverain. Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.
Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n'ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu'ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n'ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n'ont aucune idée de ce que c'est. C'est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d'état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l'égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c'est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d'un mort.
Le malheur a contraint le Christ à supplier d'être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage peut-être, si Job est moins un personnage historique qu'une figure du Christ. « Il se rit du malheur des innocents ». Ce n'est pas un blasphème, c'est un cri authentique arraché à la douleur. Le Livre de Job, d'un bout à l'autre, est une pure merveille de vérité et d'authenticité. Au sujet du malheur, tout ce qui s'écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge.
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu'un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d'horreur submerge toute l'âme. Pendant cette absence il n'y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c'est que, si dans ces ténèbres où il n'y a rien à aimer, l'âme cesse d'aimer, l'absence de Dieu devient définitive. Il faut que l'âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d'elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si rame cesse d'aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l'enfer.
C'est pourquoi ceux qui précipitent dans le malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D'autre part, à une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le secours apporté aux âmes n'est efficace que s'il va jusqu'à les préparer réellement au malheur. Ce n'est pas peu de chose.
Le malheur durcit et désespère parce qu'il imprime jusqu'au fond de l'âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le mal habite dans l'âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l'âme de l'innocent malheureux. Tout se passe comme si l'état de l'âme qui par essence convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et même à proportion de l'innocence des malheureux.
Si Job crie son innocence avec un accent si désespéré, c'est que lui-même n'arrive pas à y croire, c'est qu'en lui-même son âme prend le parti de ses amis. Il implore le témoignage de Dieu même, parce qu'il n'entend plus le témoignage de sa propre conscience ; ce n'est plus pour lui qu'un souvenir abstrait et mort.
La nature charnelle de l'homme lui est commune avec l'animal. Les poules se précipitent à coups de bec sur une poule blessée. C'est un phénomène aussi mécanique que la pesanteur. Tout le mépris, toute la répulsion, toute la haine que notre raison attache au crime, notre sensibilité l'attache au malheur. Excepté ceux dont le Christ occupe toute l'âme, tout le monde méprise plus ou moins les malheureux, quoique presque personne n'en ait conscience.
Cette loi de notre sensibilité vaut aussi à l'égard de nous-mêmes. Ce mépris, cette répulsion, cette haine, chez le malheureux, se tournent contre lui-même, pénètrent au centre de l'âme, et de là colorent de leur coloration empoisonnée l'univers tout entier. L'amour surnaturel, s'il a survécu, peut empêcher ce second effet de se produire, mais non pas le premier. Le premier est l'essence même du malheur ; il n'y a pas de malheur là où il ne se produit pas.
« Il a été fait malédiction pour nous ». Ce n'est pas seulement le corps du Christ, suspendu au bois, qui a été fait malédiction, c'est aussi toute son âme. De même tout innocent dans le malheur se sent maudit. Même il en est encore ainsi de ceux qui ont été dans le malheur et en ont été retirés par un changement de fortune, s'ils ont été assez profondément mordus.
Un autre effet du malheur est de rendre l'âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d'inertie. En quiconque ayant été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l'égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu'il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu'à l'empêcher de rechercher les moyens d'être délivré, parfois même jusqu'à l'empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu'il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s'il a été mordu pour toujours jusqu'au fond de l'âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s'y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d'un parasite et le dirigeait ses propres fins. Parfois cette impulsion l'emporte sur tous les mouvements de l'âme vers le bonheur. Si le malheur a pris fin par l'effet d'un bienfait, elle peut s'accompagner de haine contre le bienfaiteur ; telle est la cause de certains actes d'ingratitude sauvage apparemment inexplicables. Il est parfois facile de délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le libérer de son malheur passé. Dieu seul le peut. Encore la grâce de Dieu elle-même ne guérit-elle pas ici-bas la nature irrémédiablement blessée. Le corps glorieux du Christ portait les plaies.
On ne peut accepter l'existence du malheur qu'en le regardant comme une distance.
Dieu a créé par amour, pour l'amour. Dieu n'a pas créé autre chose que l'amour même et les moyens de l'amour. Il a créé toutes les formes de l'amour. Il a créé des êtres capables d'amour toutes les distances possibles. Lui-même est allé, parce que nul autre ne pouvait le faire, à la distance maximum, la distance infinie. Cette distance infinie entre Dieu et Dieu, déchirement suprême, douleur dont aucune autre n'approche, merveille de l'amour, c'est la crucifixion. Rien ne peut être plus loin de Dieu que ce qui a été fait malédiction.
Ce déchirement par-dessus lequel l'amour suprême met le lien de la suprême union résonne perpétuellement à travers l'univers, au fond du silence, comme deux notes séparées et fondues, comme une harmonie pure et déchirante. C'est cela la Parole de Dieu. La création tout entière n'en est que la vibration. Quand la musique humaine dans sa plus grande pureté nous perce l'âme, c'est cela que nous entendons à travers elles. Quand nous avons appris à entendre le silence, c'est cela que nous saisissons, plus distinctement, à travers lui.
Ceux qui persévèrent dans l'amour entendent cette note tout au fond de la déchéance où les a mis le malheur. À partir de ce moment ils ne peuvent plus avoir aucun doute.
Les hommes frappés de malheur sont au pied de la Croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Il ne faut pas croire que le péché soit une distance plus grande. Le péché n'est pas une distance. C'est une mauvaise orientation du regard.
Il y a, il est vrai, une liaison mystérieuse entre cette distance et une désobéissance originelle. Dès l'origine, nous dit-on, l'humanité a détourné son regard de Dieu et marché dans la mauvaise direction aussi loin qu'elle pouvait aller. C'est qu'elle pouvait alors marcher. Nous, nous sommes cloués sur place, libres seulement de nos regards, soumis à la nécessité. Un mécanisme aveugle, qui ne tient nul compte du degré de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en jette quelques-uns au pied même de la Croix. Il dépend d'eux seulement de garder ou non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses. Ce n'est pas que la Providence de Dieu soit absente. C'est par sa Providence que Dieu a voulu la nécessité comme un mécanisme aveugle.
Si le mécanisme n'était pas aveugle, il n'y aurait pas du tout de malheur. Le malheur est avant tout anonyme, il prive ceux qu'il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est indifférent, et c'est le froid de cette indifférence, un froid métallique, qui glace jusqu'au fond même de l'âme tous ceux qu'il touche. Ils ne retrouveront jamais plus la chaleur. Ils ne croiront jamais plus qu'ils sont quelqu'un.
Le malheur n'aurait pas cette vertu sans la part de hasard qu'il enferme. Ceux qui sont persécutés pour leur foi et qui le savent, quoi qu'ils aient à souffrir, ne sont pas des malheureux. Ils tombent dans le malheur seulement si la souffrance ou la peur occupent l'âme au point de faire oublier la cause de la persécution. Les martyrs livrés aux bêtes qui entraient dans l'arène en chantant n'étaient pas des malheureux. Le Christ était un malheureux. Il n'est pas mort comme un martyr. Il est mort comme un criminel de droit commun, mélangé aux larrons, seulement un peu plus ridicule. Car le malheur est ridicule.
Il n'y a que la nécessité aveugle qui puisse jeter des hommes au point de l'extrême distance, tout à côté de la Croix. Les crimes humains qui sont la cause de la plupart des malheurs font partie de la nécessité aveugle, car les criminels ne savent pas ce qu'ils font.
Il y a deux formes de l'amitié, la rencontre et la séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes deux le même bien, le bien unique, l'amitié. Car quand deux êtres qui ne sont pas amis sont proches, il n'y a pas rencontre. Quand ils sont éloignés, il n'y a pas séparation. Enfermant le même bien, elles sont également bonnes.
Dieu se produit, se connaît soi-même parfaitement, comme nous fabriquons et connaissons misérablement des objets hors de nous. Mais avant tout Dieu est amour. Avant tout Dieu s'aime soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c'est la Trinité. Entre les termes unis par cette relation d'amour divin, il y a plus que proximité ; il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création, l'Incarnation, la Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de l'espace, la totalité du temps, interposant leur épaisseur, mettent une distance infinie entre Dieu et Dieu.
Les amants, les amis ont deux désirs. L'un de s'aimer tant qu'ils entrent l'un dans l'autre et ne fassent qu'un seul être. L'autre de s'aimer tant qu'ayant entre eux la moitié du globe terrestre leur union n'en souffre aucune diminution. Tout ce que l'homme désire vainement ici-bas est parfait et réel en Dieu. Tous ces désirs impossibles sont en nous comme une marque de notre destination, et ils sont bons pour nous dès que nous n'espérons plus les accomplir.
L'amour entre Dieu et Dieu, qui est lui-même Dieu, est ce lien à double vertu ; ce lien qui unit deux êtres au point qu'ils ne sont pas discernables et sont réellement un seul, ce lien qui s'étend par-dessus la distance et triomphe d'une séparation infinie. L'unité de Dieu où disparaît toute pluralité, l'abandon où croit se trouver le Christ sans cesser d'aimer parfaitement son Père, ce sont deux formes de la vertu divine du même Amour, qui est Dieu même.
Dieu est si essentiellement amour que l'unité, qui en un sens est sa définition même, est un simple effet de l'amour. Et à l'infinie vertu unificatrice de cet amour correspond l'infinie séparation dont elle triomphe, qui est toute la création, étalée à travers la totalité de l'espace et du temps, faite de matière mécaniquement brutale, interposée entre le Christ et son Père.
Nous autres hommes, notre misère nous donne le privilège infiniment précieux d'avoir part à cette distance placée entre le Fils et le Père. Mais cette distance n'est séparation que pour ceux qui aiment. Pour ceux qui aiment, la séparation, quoique douloureuse, est un bien, parce qu'elle est amour. La détresse même du Christ abandonné est un bien. Il ne peut pas y avoir pour nous ici-bas de plus grand bien que d'y avoir part. Dieu ici-bas ne peut pas nous être parfaitement présent, à cause de la chair. Mais il peut nous être dans l'extrême malheur presque parfaitement absent. C'est pour nous sur terre l'unique possibilité de perfection. C'est pourquoi la Croix est notre unique espoir. « Nulle forêt ne porte un tel arbre, avec cette fleur, ce feuillage et ce germe ».
Cet univers où nous vivons, dont nous sommes une parcelle, est cette distance mise par l'Amour divin entre Dieu et Dieu. Nous sommes un point dans cette distance. L'espace, le temps, et le mécanisme qui gouverne la matière, sont cette distance. Tout ce que nous nommons le mal n'est que ce mécanisme. Dieu a fait en sorte que sa grâce, quand elle pénètre au centre même d'un homme et de là illumine tout son être, lui permet, sans violer les lois de la nature, de marcher sur les eaux. Mais quand un homme se détourne de Dieu, il se livre simplement à la pesanteur. Il croit ensuite vouloir et choisir, mais il n'est qu'une chose, une pierre qui tombe. Si l'on regarde de près, d'un regard vraiment attentif, les âmes et les sociétés humaines, on voit que partout où la vertu de la lumière surnaturelle est absente, tout obéit à des lois mécaniques aussi aveugles et aussi précises que les lois de la chute des corps. Ce savoir est bienfaisant et nécessaire. Ceux que nous nommons criminels ne sont que des tuiles détachées d'un toit par le vent et tombant au hasard. Leur seule faute est le choix initial qui a fait d'eux ces tuiles.
Le mécanisme de la nécessité se transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans la matière brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait aveugle. Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de l'univers, hors de l'espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne peut pas y avoir d'autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu. Par sa parfaite obéissance la matière mérite d'être aimée par ceux qui aiment son Maître, comme un amant regarde avec tendresse l'aiguille qui a été maniée par une femme aimée et morte. Nous sommes avertis de cette part qu'elle mérite notre amour par la beauté du monde. Dans la beauté du monde la nécessité brute devient objet d'amour. Rien n'est beau comme la pesanteur dans les plis fugitifs des ondulations de la mer ou les plis presque éternels des montagnes.
La mer n'est pas moins belle à nos yeux parce que nous savons que parfois des bateaux sombrent. Elle en est plus belle au contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner un bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix, et non pas ce fluide parfaitement obéissant à toutes les pressions extérieures. C'est cette parfaite obéissance qui est sa beauté.
Toutes les horreurs qui se produisent en ce monde sont comme les plis imprimés aux vagues par la pesanteur. C'est pourquoi elles enferment une beauté. Parfois un poème, tel que l'Iliade, rend cette beauté sensible.
L'homme ne peut jamais sortir de l'obéissance à Dieu. Une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix offert à l'homme comme créature intelligente et libre, c'est de désirer l'obéissance ou de ne pas la désirer. S'il ne la désire pas, il obéit néanmoins, perpétuellement, en tant que chose soumise à la nécessité mécanique. S'il la désire, il reste soumis à la nécessité mécanique, mais une nécessité nouvelle s'y surajoute, une nécessité constituée par les lois propres aux choses surnaturelles. Certaines actions lui deviennent impossibles, d'autres s'accomplissent à travers lui parfois presque malgré lui.
Quand on a le sentiment que dans telle occasion on a désobéi à Dieu, cela veut dire simplement que pendant un temps on a cessé de désirer l'obéissance. Bien entendu, toutes choses égales d'ailleurs, un homme n'accomplit pas les mêmes actions selon qu'il consent ou non à l'obéissance ; de même qu'une plante, toutes choses égales d'ailleurs, ne pousse pas de la même manière selon qu'elle est dans la lumière ou dans les ténèbres. La plante n'exerce aucun contrôle, aucun choix dans l'affaire de sa propre croissance. Nous, nous sommes comme des plantes qui auraient pour unique choix de s'exposer ou non à la lumière.
Le Christ nous a proposé comme modèle la docilité de la matière en nous conseillant de regarder les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent. C'est-à-dire qu'ils ne se sont pas proposé de revêtir telle ou telle couleur, ils n'ont pas mis en mouvement leur volonté ni disposé des moyens à cette fin, ils ont reçu tout ce que la nécessité naturelle leur apportait. S'ils nous paraissent infiniment plus beaux que de riches étoffes, ce n'est pas qu'ils soient plus riches, c'est par cette docilité. Le tissu aussi est docile, mais docile à l'homme, non à Dieu. La matière n'est pas belle quand elle obéit à l'homme, seulement quand elle obéit à Dieu. Si parfois, dans une œuvre d'art, elle apparaît presque aussi belle que dans la mer, les montagnes ou les fleurs, c'est que la lumière de Dieu a empli l'artiste. Pour trouver belles des choses fabriquées par des hommes non éclairés de Dieu, il faut avoir compris avec toute l'âme que ces hommes eux-mêmes ne sont que de la matière qui obéit sans le savoir. Pour celui qui en est là, absolument tout ici-bas est parfaitement beau. En tout ce qui existe, en tout ce qui se produit, il discerne le mécanisme de la nécessité, et il savoure dans la nécessité la douceur infinie de l'obéissance. Cette obéissance des choses est pour nous, par rapport à Dieu, ce qu'est la transparence d'une vitre par rapport à la lumière. Dès que nous sentons cette obéissance de tout notre être, nous voyons Dieu.
Quand nous tenons un journal à l'envers, nous voyons les formes étranges des caractères imprimés. Quand nous le mettons à l'endroit, nous ne voyons plus les caractères, nous voyons des mots. Le passager d'un bateau pris par une tempête sent chaque secousse comme un bouleversement dans ses entrailles. Le capitaine y saisit seulement la combinaison complexe du vent, du courant, de la houle, avec la disposition du bateau, sa forme, sa voilure, son gouvernail.
Comme on apprend à lire, comme on apprend un métier, de même on apprend à sentir en toute chose, avant tout et presque uniquement, l'obéissance de l'univers à Dieu. C'est vraiment un apprentissage. Comme tout apprentissage, il demande des efforts et du temps. Pour qui est arrivé au terme, il n'y a pas plus de différence entre les choses, entre les événements, que la différence sentie par quelqu'un qui sait lire devant une même phrase reproduite plusieurs fois, écrite à l'encre rouge, à l'encre bleue, imprimée en tels, tels et tels caractères. Celui qui ne sait pas lire ne voit là que des différences. Pour qui sait lire, tout cela est équivalent, puisque la phrase est la même. Pour qui a achevé l'apprentissage, les choses et les événements partout, toujours, sont la vibration de la même parole divine infiniment douce. Cela ne veut pas dire qu'il ne souffre pas. La douleur est la coloration de certains événements. Devant une phrase écrite à l'encre rouge, celui qui sait lire et celui qui ne sait pas voient pareillement du rouge ; mais la coloration rouge n'a pas la même importance pour l'un et pour l'autre.
Quand un apprenti se blesse ou bien se plaint de fatigue, les ouvriers, les paysans, ont cette belle parole : « C'est le métier qui rentre dans le corps ». Chaque fois que nous subissons une douleur, nous pouvons nous dire avec vérité que c'est l'univers, l'ordre du monde, la beauté du monde, l'obéissance de la création à Dieu qui nous entrent dans le corps. Dès lors, comment ne bénirions-nous pas avec la plus tendre reconnaissance l'Amour qui nous envoie ce don ?
La joie et la douleur sont des dons également précieux, qu'il faut savourer l'un et l'autre intégralement, chacun dans sa pureté, sans chercher à les mélanger. Par la joie la beauté du monde pénètre dans notre âme. Par la douleur elle nous entre dans le corps. Avec la joie seule, nous ne pourrions pas plus devenir amis de Dieu que l'on ne devient capitaine seulement en étudiant des manuels de navigation. Le corps a part dans tout apprentissage. Au niveau de la sensibilité physique, la douleur seule est un contact avec cette nécessité qui constitue l'ordre du monde ; car le plaisir n'enferme pas l'impression d'une nécessité. C'est une partie plus élevée de la sensibilité qui est capable de sentir la nécessité dans la joie, et cela seulement par l'intermédiaire du sentiment du beau. Pour que notre être devienne un jour sensible tout entier, de part en part, à cette obéissance qui est la substance de la matière, pour que se forme en nous ce sens nouveau qui permet d'entendre l'univers comme étant la vibration de la parole de Dieu, la vertu transformatrice de la douleur et celle de la joie sont également indispensables. Il faut ouvrir à l'une et à l'autre, quand l'une ou l'autre se présente, le centre même de l'âme, comme on ouvre sa porte aux messagers de celui qu'on aime. Qu'importe à une amante que le messager soit poli ou brutal, s'il lui tend un message ?
Mais le malheur n'est pas la douleur. Le malheur est bien autre chose qu'un procédé pédagogique de Dieu.
L'infinité de l'espace et du temps nous sépare de Dieu. Comment le chercherions-nous ? Comment irions-nous vers lui ? Quand même nous marcherions tout au long des siècles, nous ne ferions pas autre chose que tourner autour de la terre. Même en avion, nous ne pourrions pas faire autre chose. Nous sommes hors d'état d'avancer verticalement. Nous ne pouvons pas faire un pas vers les cieux. Dieu traverse l'univers et vient jusqu'à nous.
Par-dessus l'infinité de l'espace et du temps, l'amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à son heure. Nous avons le pouvoir de consentir à l'accueillir ou de refuser. Si nous restons sourds il revient et revient encore comme un mendiant, mais aussi, comme un mendiant, un jour, ne revient plus. Si nous consentons, Dieu met en nous une petite graine et s'en va. À partir de ce moment, Dieu n'a plus rien à faire ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne pas regretter le consentement que nous avons accordé, le oui nuptial. Ce n'est pas aussi facile qu'il semble, car la croissance de la graine en nous est douloureuse. De plus, du fait même que nous acceptons cette croissance, nous ne pouvons nous empêcher de détruire ce qui la gênerait, d'arracher des mauvaises herbes, de couper du chiendent ; et malheureusement ce chiendent fait partie de notre chair même, de sorte que ces soins de jardinier sont une opération violente. Néanmoins la graine, somme toute, croît toute seule. Un jour vient où l'âme appartient à Dieu, où non seulement elle consent à l'amour, mais où vraiment, effectivement, elle aime. Il faut alors à son tour qu'elle traverse l'univers pour aller à Dieu. L'âme n'aime pas comme une créature d'un amour créé. Cet amour en elle est divin, incréé, car c'est l'amour de Dieu pour Dieu qui passe à travers elle. Dieu seul est capable d'aimer Dieu. Nous pouvons seulement consentir à perdre nos sentiments propres pour laisser passage en notre âme à cet amour. C'est cela se nier soi-même. Nous ne sommes créés que pour ce consentement.
L'Amour divin a traversé l'infinité de l'espace et du temps pour aller de Dieu à nous. Mais comment peut-il refaire le trajet en sens inverse quand il part d'une créature finie ? Quand la graine d'amour divin déposée en nous a grandi, est devenue un arbre, comment pouvons-nous, nous qui la portons, la rapporter à son origine, faire en sens inverse le voyage qu'a fait Dieu vers nous, traverser la distance infinie ?
Cela semble impossible, mais il y a un moyen. Ce moyen, nous le connaissons bien. Nous savons bien à la ressemblance de quoi est fait cet arbre qui a poussé en nous, cet arbre si beau, où les oiseaux du ciel se posent. Nous savons quel est le plus beau de tous les arbres. « Nulle forêt n'en porte un pareil ». Quelque chose d'encore un peu plus affreux qu'une potence, voilà le plus beau des arbres. C'est cet arbre dont Dieu a mis la graine en nous, sans que nous sachions quelle était cette graine. Si nous avions su, nous n'aurions pas dit oui au premier moment. C'est cet arbre qui a poussé en nous, qui est devenu indéracinable. Seule une trahison peut le déraciner.
Quand on frappe avec un marteau sur un clou, le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la pointe, sans que rien s'en perde, quoiqu'elle ne soit qu'un point. Si le marteau et la tête du clou étaient infiniment grands, tout se passerait encore de même. La pointe du clou transmettrait au point sur lequel elle est appliquée ce choc infini.
L'extrême malheur, qui est à la fois douleur physique, détresse de l'âme et dégradation sociale, constitue ce clou. La pointe est appliquée au centre même de l'âme. La tête du clou est toute la nécessité éparse à travers la totalité de l'espace et du temps.
Le malheur est une merveille de la technique divine. C'est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l'âme d'une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre.
L'homme à qui pareille chose arrive n'a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu'on épingle vivant sur un album. Mais il peut à travers l'horreur continuer à vouloir aimer. Il n'y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait presque dire aucune difficulté ; car la douleur la plus grande, tant qu'elle est en deçà de l'évanouissement, ne touche pas ce point de l'âme qui consent à une bonne orientation.
Il faut seulement savoir que l'amour est une orientation et non pas un état d'âme. Si on l'ignore on tombe dans le désespoir dès la première atteinte du malheur.
Celui dont l'âme reste orientée vers Dieu pendant qu'elle est percée d'un clou se trouve cloué sur le centre même de l'univers. C'est le vrai centre, qui n'est pas au milieu, qui est hors de l'espace et du temps, qui est Dieu. Selon une dimension qui n'appartient pas à l'espace, qui n'est pas le temps, qui est une tout autre dimension, ce clou a percé un trou à travers la création, à travers l'épaisseur de l'écran qui sépare l'âme de Dieu.
Par cette dimension merveilleuse, l'âme peut, sans quitter le lieu et l'instant où se trouve le corps auquel elle est liée, traverser la totalité de l'espace et du temps et parvenir devant la présence même de Dieu.
Elle se trouve à l'intersection de la création et du Créateur. Ce point d'intersection, c'est celui du croisement des branches de la Croix.
Saint Paul songeait peut-être à des choses de ce genre quand il disait : « Soyez enracinés dans l'amour, afin d'être capables de saisir ce que sont la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, et de connaître ce qui passe toute connaissance, l'amour du Christ ».
Pour être en cas d'extrême malheur cloué sur la croix même du Christ, il faut porter en son âme, au moment où le malheur survient, non pas seulement la graine divine, mais l'arbre de vie déjà formé.
Autrement on a le choix entre les croix qui étaient de part et d'autre de celle du Christ.
On ressemble au mauvais larron quand on cherche une consolation dans le mépris et la haine des compagnons d'infortune. C'est là l'effet le plus commun du véritable malheur. C'était le cas dans l'esclavage à Rome. Ceux qui s'étonnent quand ils aperçoivent un tel état d'esprit chez les malheureux y tomberaient presque tous eux-mêmes si le malheur les touchait.
Pour ressembler au bon larron, il suffit de se rendre compte que, dans quelque degré de malheur qu'on soit plongé, on a mérité au moins cela. Car avant d'être réduit à l'impuissance par le malheur, on s'est certainement rendu complice par lâcheté, inertie, indifférence ou ignorance coupable, de crimes qui ont mis d'autres êtres dans un malheur au moins aussi grand. Sans doute on ne pouvait généralement pas empêcher ces crimes, mais on pouvait dire qu'on les blâmait. On a omis de le faire, ou même on les a approuvés, ou du moins on a laissé dire autour de soi qu'on les approuvait. Le malheur qu'on subit n'est pas en stricte justice un châtiment trop grand pour cette complicité. On n'a pas le droit d'avoir compassion de soi-même. On sait qu'au moins une fois un être parfaitement innocent a souffert un malheur pire ; il vaut mieux diriger la compassion vers lui à travers les siècles.
Chacun peut et doit se dire cela, car il y a des choses tellement atroces dans nos institutions et nos mœurs que nul ne peut légitimement se croire absous de cette complicité diffuse. Certainement chacun s'est rendu coupable au moins d'indifférence criminelle.
Mais en plus chaque homme a le droit de désirer avoir part à la Croix même du Christ. Nous avons un droit illimité de demander à Dieu tout ce qui est bien. Ce n'est pas dans de telles demandes qu'il convient d'être humble ou modéré.
Il ne faut pas désirer le malheur ; cela est contre nature ; c'est une perversion ; et surtout le malheur est par essence ce qu'on subit malgré soi. Si on n'est pas plongé dedans, on peut seulement désirer qu'au cas où il surviendrait il constitue une participation à la Croix du Christ.
Mais ce qui est en fait perpétuellement présent, ce que par suite il est toujours permis d'aimer, c'est la possibilité du malheur. Les trois faces de notre être y sont toujours exposées. Notre chair est fragile ; n'importe quel morceau de matière en mouvement peut la percer, la déchirer, l'écraser ou encore fausser pour toujours un des rouages intérieurs. Notre âme est vulnérable, sujette à des dépressions sans causes, pitoyablement dépendante de toutes sortes de choses et d'êtres eux-mêmes fragiles ou capricieux. Notre personne sociale, dont dépend presque le sentiment de notre existence, est constamment et entièrement exposée à tous les hasards. Le centre même de notre être est lié à ces trois choses par des fibres telles qu'il en sent toutes les blessures un peu graves jusqu'à saigner lui-même. Surtout tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence elle-même, tant nous avons pour substance l'illusion.
Cette fragilité presque infinie, on n'y pense pas quand tout va à peu près bien. Mais rien ne force à ne pas y penser. On peut continuellement la regarder, et continuellement en remercier Dieu. Non seulement remercier pour la fragilité elle-même, mais aussi pour cette faiblesse plus intime qui transporte cette fragilité au centre même de l'être. Car c'est cette faiblesse qui rend possible, éventuellement, l'opération qui nous clouerait au centre même de la Croix.
Nous pouvons penser à cette fragilité, avec amour et reconnaissance, à l'occasion de n'importe quelle souffrance grande ou petite. Nous pouvons y penser dans les moments à peu prés indifférents. Nous pouvons y penser à l'occasion de toutes les joies. On ne le devrait pas si cette pensée était de nature à troubler ou diminuer la joie. Mais il n'en est pas ainsi. La joie en devient seulement d'une douceur plus pénétrante et plus poignante, comme la fragilité des fleurs de cerisiers en accroît la beauté.
Si l'on dispose ainsi la pensée, au bout d'un certain temps la Croix du Christ doit devenir la substance même de la vie. C'est cela sans doute que le Christ a voulu dire quand il conseillait à ses amis de porter chaque jour leur croix, et non pas, comme on semble croire aujourd'hui, la simple résignation aux petits ennuis de chaque jour, que l'on nomme parfois des croix, par un abus de langage presque sacrilège. Il n'y a qu'une croix, c'est la totalité de la nécessité qui emplit l'infinité du temps et de l'espace, et qui peut, en certaines circonstances, se concentrer sur l'atome qu'est chacun de nous et le pulvériser totalement. Porter sa croix, c'est porter la connaissance qu'on est entièrement soumis à cette nécessité aveugle, dans toutes les parties de l'être, sauf un point si secret de l'âme que la conscience ne l'atteint pas. Si cruellement qu'un homme souffre, si une partie de son être est intacte, et s'il n'a pas pleinement conscience qu'elle a échappé par hasard et reste à tout moment exposée aux coups du hasard, il n'a aucune part à la Croix. Il en est ainsi surtout si la partie de l'être demeurée intacte, ou du moins plus ou moins épargnée, est la partie sociale. C'est pourquoi la maladie est d'un usage nul si l'esprit de pauvreté, dans sa perfection, ne s'y ajoute pas. Un homme parfaitement heureux peut en même temps pleinement jouir du bonheur et porter sa croix, s'il a réellement, concrètement et à tout moment la connaissance de la possibilité du malheur.
Mais il ne suffit pas de connaître cette possibilité, il faut l'aimer. Il faut aimer tendrement la dureté de cette nécessité qui est comme une médaille à double face, la face tournée vers nous étant domination, la face tournée vers Dieu étant obéissance. Il faut la serrer dans nos bras, même si elle nous présente ses pointes et qu'en l'étreignant nous les fassions entrer dans notre chair. Quiconque aime est heureux, dans l'absence, de serrer jusqu'à le faire pénétrer dans la chair un objet appartenant à l'être aimé. Nous savons que cet univers est un objet appartenant à Dieu. Nous devons remercier Dieu du fond du cœur de nous avoir donné pour souveraine absolue la nécessité, son esclave insensée, aveugle et parfaitement obéissante. Elle nous mène avec le fouet. Mais étant soumis ici-bas à sa tyrannie, il suffit que nous choisissions Dieu pour notre trésor, que nous mettions en Dieu notre cœur ; et dès maintenant nous verrons l'autre face de cette tyrannie, la face qui est pure obéissance. Nous sommes les esclaves de la nécessité, mais nous sommes aussi les fils de son Maître. Quoi qu'elle nous ordonne, nous devons aimer le spectacle de sa docilité, nous qui sommes les enfants de la maison. Toutes les fois qu'elle ne fait pas ce que nous voulons, qu'elle nous force à subir ce que nous ne voulons pas, il nous est donné par l'amour de passer à travers elle et de voir la face d'obéissance qu'elle montre à Dieu. Heureux ceux qui ont souvent cette précieuse occasion.
La douleur physique intense et longue a cet unique avantage, que notre sensibilité est faite de manière à ne pas pouvoir l'accepter. Nous pouvons nous habituer, nous complaire, nous adapter à n'importe quoi sauf à cela, et nous nous adaptons pour avoir l'illusion de la puissance, pour croire que nous commandons. Nous jouons à nous imaginer que nous avons choisi ce qui nous est imposé. Quand un être humain est transformé à ses propres yeux en une sorte de bête à peu près paralysée et tout à fait répugnante, il ne peut plus avoir cette illusion. C'est mieux encore si cette transformation s'est accomplie par la volonté des hommes, par l'effet d'une réprobation sociale, à condition que ce soit un acte d'oppression en quelque sorte anonyme et non pas une persécution honorable. La partie charnelle de notre âme n'est sensible à la nécessité que comme contrainte, et n'est sensible à la contrainte que comme douleur physique. C'est la même vérité qui pénètre dans la sensibilité charnelle par la douleur physique, dans l'intelligence par la démonstration mathématique, et dans la faculté d'amour par la beauté. Aussi Job, une fois le voile de chair déchiré par le malheur, voit-il à nu la beauté du monde. La beauté du monde apparaît quand on reconnaît la nécessité comme substance de l'univers, et l'obéissance à un Amour parfaitement sage comme substance de la nécessité. Cet univers dont nous sommes un fragment n'a pas d'autre être que d'être obéissant.
La joie sensible a une vertu analogue à celle de la douleur physique quand elle est si vive, si pure, quand elle dépasse tellement l'attente, que nous nous reconnaissons aussitôt incapables de nous procurer nous-mêmes rien de semblable ou de nous en assurer la possession. De telles joies ont toujours la beauté pour essence. La joie pure et la douleur pure sont deux aspects de la même vérité infiniment précieuse. Heureusement, car grâce à cela on a le droit de souhaiter à ceux qu'on aime la joie plutôt que la douleur.
La Trinité et la Croix sont les deux pôles du christianisme, les deux vérités essentielles, l'une joie parfaite, l'autre parfait malheur. La connaissance de l'une et de l'autre et de leur mystérieuse unité est indispensable, mais ici-bas nous sommes placés par la condition humaine infiniment loin de la Trinité, au pied même de la Croix. La Croix est notre patrie.
La connaissance du malheur est la clef du christianisme. Mais cette connaissance est impossible. C’est impossible de connaître le malheur sans l'avoir traversé. Car la pensée répugne tellement au malheur qu'elle est aussi incapable de se porter volontairement à le concevoir qu'un animal, sauf exception, est incapable de suicide. Elle ne le connaît que par contrainte. Il est impossible de croire sans y être contraint par l'expérience que tout ce qu'on a dans l'âme, toutes les pensées, tous les sentiments, toutes les attitudes à l'égard des idées, des hommes et de l'univers, et surtout l'attitude la plus intime de l'être envers lui-même, tout cela est entièrement à la merci des circonstances. Même si on le reconnaît théoriquement, ce qui est déjà très rare, on ne le croit pas avec toute l'âme. Le croire avec toute l'âme, c'est cela que le Christ appelait non pas, comme on traduit d'ordinaire, renoncement ou abnégation, mais se nier soi-même, et c'est la condition pour mériter d'être son disciple. Mais quand on est dans le malheur ou qu'on l'a traversé, on ne croit pas davantage à cette vérité, on pourrait presque dire qu'on y croit encore moins. Car la pensée ne peut jamais vraiment être contrainte, elle a toujours licence de se dérober par le mensonge. La pensée placée par la contrainte des circonstances en face du malheur fuit dans le mensonge avec la promptitude de l'animal menacé de mort et devant qui s'ouvre un refuge. Parfois, dans sa terreur, elle s'enfonce dans le mensonge très profondément ; aussi arrive-t-il souvent que ceux qui sont ou qui ont été dans le malheur aient contracté le mensonge comme un vice, au point quelquefois d'avoir perdu en toute chose jusqu'au sens même de la vérité. On a tort de les en blâmer. Le mensonge est tellement lié au malheur que le Christ a vaincu le monde du seul fait qu'étant la Vérité, il est resté la Vérité jusqu'au fond même de l'extrême malheur. La pensée est contrainte de fuir l'aspect du malheur par un instinct de conservation infiniment plus essentiel à notre être que celui qui nous écarte de la mort charnelle ; il est relativement facile de s'exposer à celle-ci quand, par l'effet des circonstances ou les jeux de l'imagination, elle ne se présente pas sous l'aspect du malheur. On ne peut regarder le malheur en face et de tout près avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l'âme par amour de la vérité. C'est cette mort de l'âme dont parle Platon quand il disait « philosopher, c'est apprendre à mourir », qui était symbolisée dans les initiations des mystères antiques, qui est représentée par le baptême. Il ne s'agit pas en réalité pour l'âme de mourir, mais simplement de reconnaître la vérité qu'elle est une chose morte, une chose analogue à la matière. Elle n'a pas à devenir de l'eau ; elle est de l'eau ; ce que nous croyons être notre moi est un produit aussi fugitif et aussi automatique des circonstances extérieures que la forme d'une vague de la mer.
Il faut seulement savoir cela, le savoir jusqu'au fond de soi-même. Mais Dieu seul a cette connaissance de l'homme, et ici-bas ceux qui ont été engendrés d'en haut. Car on ne peut pas accepter cette mort de l’âme si on n'a pas en plus de la vie illusoire de l'âme une autre vie ; si on n'a pas son trésor et son cœur hors de soi ; non seulement hors de sa personne, mais hors de toutes ses pensées, hors de tous ses sentiments, au-delà de tout ce qui est connaissable, aux mains de notre Père qui est dans le secret. Ceux qui sont ainsi, on peut dire qu'ils ont été engendrés à partir de l'eau et de l'Esprit. Car ils ne sont plus autre chose qu'une double obéissance, d'une part à la nécessité mécanique où ils sont pris du fait de leur condition terrestre, d'autre part à l'inspiration divine. Il n'y a plus rien en eux qu'on puisse appeler leur volonté propre, leur personne, leur moi. Ils ne sont plus autre chose qu'une certaine intersection de la nature et de Dieu. Cette intersection, c'est le nom dont Dieu les a nommés de toute éternité, c'est leur vocation. Dans l'ancien baptême par immersion, l'homme disparaissait sous l'eau ; c'est se nier soi-même, avouer qu'on est seulement un fragment de la matière inerte dont est faite la création. Il ne reparaissait que soulevé par un mouvement ascendant plus fort que la pesanteur, image de l'amour divin dans l'homme. Le symbole qu'enferme le baptême, c'est l'état de perfection. La promesse liée au baptême est celle de désirer et demander Dieu cet état, perpétuellement, inlassablement, aussi longtemps qu'on ne l'a pas obtenu, comme un enfant affamé ne se lasse pas de demander son père du pain. Mais à quoi engage une telle promesse, on ne peut pas le savoir tant qu'on n'a pas été en présence de la face terrible du malheur. En ce lieu seulement, face à face avec le malheur, peut être contracté l'engagement véritable, par un contact plus secret, plus mystérieux, plus miraculeux encore qu'un sacrement.
La connaissance du malheur étant naturellement impossible aussi bien à ceux qui l'ont qu'à ceux qui ne l'ont pas éprouvé, elle est également possible aux uns et aux autres par faveur surnaturelle. Autrement le Christ n'aurait pas épargné le malheur à celui qu'il chérissait par-dessus tous, après lui avoir promis qu'il le ferait boire dans sa coupe. Dans les deux cas, la connaissance du malheur est une chose bien plus miraculeuse que la marche sur les eaux.
Ceux que le Christ reconnaît comme ayant été ses bienfaiteurs, ce sont ceux dont la compassion reposait sur la connaissance du malheur. Les autres donnent capricieusement, irrégulièrement, ou au contraire trop régulièrement, par l'effet ou des habitudes imprimées par l'éducation, ou de la conformité aux conventions sociales, ou de l'orgueil, ou d'une pitié charnelle, ou du désir d'une bonne conscience, bref, par un mobile qui les concerne eux-mêmes. Ils sont hautains, ou prennent un air protecteur, ou expriment une pitié indiscrète, ou laissent sentir au malheureux qu'il est seulement à leurs yeux un exemplaire d'une certaine espèce de malheur. De toute manière leur don est une blessure. Et ils ont leur salaire ici-bas, car leur main gauche n'ignore pas ce qu'a donné leur main droite. Leur contact avec les malheureux ne peut se faire que dans le mensonge, car la vraie connaissance des malheureux implique celle du malheur. Ceux qui n'ont pas regardé la face du malheur ou ne sont pas prêts à le faire ne peuvent s'approcher des malheureux que protégés par le voile d'un mensonge ou d'une illusion. Si par hasard soudain dans le visage d'un malheureux la face du malheur apparaît, ils s'enfuient.
Le bienfaiteur du Christ, en présence d'un malheureux, ne sent aucune distance entre lui et soi-même ; il transporte en l'autre tout son être ; dès lors le mouvement d'apporter à manger est aussi instinctif, aussi immédiat, que celui de manger soi-même quand on a faim. Et il tombe presque aussitôt dans l'oubli, comme tombent dans l'oubli les repas des jours passés. Un tel homme ne songerait pas à dire qu'il s'occupe des malheureux pour le Seigneur ; cela lui paraîtrait aussi absurde que de dire qu'il mange pour le Seigneur. On mange parce qu'on ne peut pas s'en empêcher. Ceux que le Christ remerciera donnent comme ils mangent.
Ils donnent bien autre chose que de la nourriture, des vêtements ou des soins. En transportant leur être même dans celui qu'ils secourent, ils lui donnent pour un instant cette existence propre dont il est privé par le malheur. Le malheur est essentiellement destruction de la personnalité, passage dans l'anonymat. Comme le Christ s'est vidé de sa divinité par amour, le malheureux est vidé de son humanité par sa mauvaise fortune. Il n'a plus d'autre existence que cette mauvaise fortune elle-même. Aux yeux d'autrui et à ses propres yeux, il est entièrement défini par sa relation avec le malheur. Quelque chose en lui qui voudrait bien exister est continuellement rejeté dans le néant, comme si l'on frappait a coups redoublés sur la tête d'un homme qui se noie. Il est, selon les cas, un pauvre, un réfugié, un nègre, un malade, un repris de justice, ou toute autre chose de ce genre. Les mauvais traitements et les bienfaits dont il est l'objet sont pareillement dirigés vers le malheur dont il est un exemplaire parmi beaucoup d'autres. Ainsi mauvais traitements et bienfaits ont la même efficacité pour le maintenir de force dans l'anonymat et sont deux formes de la même offense.
Celui qui en voyant un malheureux transporte en lui son être, fait naître en lui par amour, au moins pour un moment, une existence indépendante du malheur. Car bien que le malheur soit l'occasion de cette opération surnaturelle, il n'en est pas la cause. La cause est l'identité des êtres humains à travers toutes les distances apparentes que met entre eux le hasard de la fortune.
Transporter son être dans un malheureux, c'est assumer son malheur pour un moment, prendre volontairement ce dont l'essence même consiste à être imposé par contrainte et contre la volonté. C'est là une impossibilité. Le Christ seul l'a fait. Le Christ seul peut le faire, et les hommes dont le Christ occupe toute l'âme. Ceux-là, en transportant leur être propre dans le malheureux qu'ils secourent, mettent en lui, non pas réellement leur être propre, car ils n'en ont plus, mais le Christ lui-même.
L'aumône ainsi pratiquée est un sacrement, une opération surnaturelle par laquelle un homme habité par le Christ met réellement le Christ dans l'âme d'un malheureux. Le pain ainsi donné, s'il s'agit de pain, équivaut à une hostie. Ce n'est pas là un symbole ou une conjecture, mais une traduction littérale des paroles mêmes du Christ. Car il dit : « C'est à moi que vous l'avez fait ». Il est donc dans le malheureux affamé ou nu. Mais non pas par l'effet de la faim ou de la nudité, car le malheur par lui-même n'enferme aucun don d'en haut. Cela ne peut être que par l'opération du don. Que le Christ soit en celui qui donne d'une manière parfaitement pure, c'est évident ; qui donc pourrait être le bienfaiteur du Christ, sinon lui-même ? Il est d'ailleurs facile de comprendre que seule la présence du Christ dans une âme peut y mettre la vraie compassion. Mais l'Évangile nous révèle en plus que celui qui donne par véritable compassion donne le Christ lui-même. Le malheureux qui reçoit ce don miraculeux a le choix d'y consentir ou non.
Un malheureux, si le malheur est complet, est privé de tout rapport humain. Il n'y a pour lui que deux espèces de relations possibles avec les hommes, celles où il ne figure que comme une chose, qui sont aussi mécaniques que la relation entre deux gouttes d'eau voisines, et l'amour purement surnaturel. La région intermédiaire lui est interdite. Il n'y a place dans sa vie que pour l'eau et l'Esprit. Le malheur consenti, accepté, aimé, est vraiment un baptême.
C'est parce que le Christ est seul capable de compassion que pendant son séjour sur terre il n'en a pas obtenu. Étant en chair ici-bas, il n'habitait à l'intérieur de l'âme d'aucun de ceux qui l'entouraient ; dès lors nul ne pouvait avoir pitié de lui. La douleur l'a contraint à solliciter la compassion, et ses amis les plus proches la lui ont refusée. Ils l'ont laissé souffrir seul. Jean lui-même a dormi. Pierre avait été capable de marcher sur les eaux, mais il n'était pas capable d'avoir pitié de son maître tombé dans le malheur. Ils se sont réfugiés dans le sommeil pour ne plus le voir. Quand la Miséricorde elle-même devient malheur, on trouverait-elle du secours ? Il aurait fallu un autre Christ pour avoir pitié du Christ malheureux. Au cours des siècles suivants la compassion pour le malheur du Christ a été un des signes de la sainteté.
L'opération surnaturelle de l'aumône, contrairement à celle, par exemple, de la communion, n'exige pas une complète connaissance. Car ceux que le Christ remercie répondent : « Seigneur, quand donc ?... ». Ils ne savaient pas qui ils avaient nourri. Rien même n'indique, d'une manière générale, qu'ils aient eu aucune connaissance du Christ. Ils ont pu l'avoir ou non. L'important est qu'ils aient été justes. Dès lors le Christ en eux s'est donné lui-même sous forme d'aumône. Heureux les mendiants, puisqu'il y a possibilité pour eux de recevoir peut-être une fois ou deux en leur vie une telle aumône.
Le malheur est vraiment au centre du christianisme. L'accomplissement de l'unique et double commandement Aime Dieu, Aime ton prochain, passe par le malheur. Car quant au premier, le Christ a dit : « Nul ne va au Père sinon par moi ». Il a dit aussi : « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, de même il faut que le fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui possède la vie éternelle ». Le serpent est ce serpent d'airain qu'il suffisait de regarder pour être préservé des effets du venin. On ne peut donc aimer Dieu qu'en regardant la Croix. Et quant au prochain, le Christ a dit qui est le prochain envers qui l'amour est commandé. C'est ce corps nu, sanglant et évanoui qu'on aperçoit gisant sur la route. C'est d'abord le malheur qu'il nous est commandé d'aimer, le malheur de l'homme, le malheur de Dieu.
On reproche souvent au christianisme une complaisance morbide à l'égard de la souffrance, de la douleur. C'est une erreur. Dans le christianisme, il ne s'agit pas de la douleur et de la souffrance, qui sont des sensations, des états d'âme, où il est toujours possible de chercher une volupté perverse. Il s'agit de bien autre chose. Il s'agit du malheur. Le malheur n'est pas un état d'âme. C'est une pulvérisation de l'âme par la brutalité mécanique des circonstances. La transmutation d'un homme à ses propres yeux, de l'état humain à l'état d'un ver à demi écrasé qui s'agite sur le sol, n'est pas une opération où même un perverti puisse se complaire. Un sage, un héros, un saint non plus ne s'y complaisent pas. Le malheur est ce qui s'impose à un homme bien malgré lui. Il a pour essence et pour définition cette horreur, cette révolte de tout l'être chez celui dont il s'empare. C'est à cela même qu'il faut consentir par la vertu de l'amour surnaturel.
Consentir à l'existence de l'univers, c'est notre fonction ici-bas. Il ne suffit pas à Dieu de trouver sa création bonne. Il veut encore qu'elle-même se trouve bonne. À cela servent les âmes attachées à de minuscules fragments de ce monde. Telle est la destination du malheur, de nous permettre de penser que la création de Dieu est bonne. Car tant que les circonstances se jouent autour de nous en laissant notre être peu près intact, ou seulement à demi entamé, nous croyons plus ou moins que notre volonté a créé le monde et le gouverne. Le malheur nous apprend tout d'un coup, à notre très grande surprise, qu'il n'en est rien. Si alors nous louons, c'est vraiment la création de Dieu que nous louons. Et où est la difficulté ? Nous savons bien que notre malheur ne diminue aucunement la gloire divine. Il ne nous empêche donc aucunement de bénir Dieu à cause de sa grande gloire.
Ainsi le malheur est le signe le plus sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c'est le témoignage le plus précieux de sa tendresse. C'est tout autre chose qu'un châtiment paternel. Il serait plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes fiancés s'assurent de la profondeur de leur amour. On n'a pas le courage de regarder la face du malheur ; autrement, au bout de quelque temps, on verrait que c'est le visage de l'amour ; comme Marie-Madeleine s'est aperçue que celui qu'elle prenait pour un jardinier était quelqu'un d'autre.
Les chrétiens voyant la place centrale du malheur dans leur foi, devraient pressentir que le malheur est en un sens l'essence même de la création. Être des créatures, ce n'est pas nécessairement être malheureux, mais c'est nécessairement être exposé au malheur. L'incréé seul est indestructible. On demande pourquoi Dieu permet le malheur, on pourrait aussi bien demander pourquoi Dieu a créé. Cela, il est vrai, on peut bien se le demander. Pourquoi Dieu a-t-il créé ? Il semble tellement évident que Dieu est plus grand que Dieu et la création ensemble. Du moins cela semble évident si l'on pense Dieu comme être. Mais on ne doit pas le penser ainsi.
Dès qu'on pense Dieu comme amour on sent cette merveille de l'amour qui unit le Fils et le Père à la fois dans l'unité éternelle du Dieu unique et par-dessus la séparation de l'espace, du temps et de la Croix.
Dieu est amour et la nature est nécessité, mais cette nécessité, par l'obéissance, est un miroir de l'amour. De même Dieu est joie et la création est malheur, mais c'est un malheur resplendissant de la lumière de la joie. Le malheur enferme la vérité de notre condition. Ceux qui préfèrent apercevoir la vérité et mourir que vivre une existence longue et heureuse dans l'illusion verront seuls Dieu. Il faut vouloir aller vers la réalité ; alors, croyant trouver un cadavre, on rencontre un ange qui dit : « Il est ressuscité ».
La seule source de clarté assez lumineuse pour éclairer le malheur est la Croix du Christ. À n'importe quelle époque, dans n'importe quel pays, partout où il y a un malheur, la Croix du Christ en est la vérité. Tout homme qui aime la vérité au point de ne pas courir dans les profondeurs du mensonge pour fuir la face du malheur a part à la Croix du Christ, quelle que soit sa croyance. Si Dieu avait consenti à priver du Christ les hommes d'un pays et d'une époque déterminée, nous le reconnaîtrions à un signe certain, c'est que parmi eux il n'y aurait pas de malheur. Nous ne connaissons rien de pareil dans l'histoire. Partout où il y a le malheur, il y a la Croix, cachée, mais présente à quiconque choisit la vérité plutôt que le mensonge et l'amour plutôt que la haine. Le malheur sans la Croix, c'est l'enfer, et Dieu n'a pas mis l'enfer sur terre.
Réciproquement, les chrétiens si nombreux qui n'ont pas la force de reconnaître et d'adorer dans chaque malheur la Croix bienheureuse n'ont pas de part au Christ. Rien ne montre mieux la faiblesse de la foi que la facilité avec laquelle, même parmi les chrétiens, dès qu'on parle du malheur, on passe à côté du problème. Ce qu'on peut dire sur le péché originel, la volonté de Dieu, la Providence et ses plans mystérieux, que néanmoins on croit pouvoir essayer de deviner, les compensations futures de toute espèce dans ce monde et dans l'autre, tout cela ou bien dissimule la réalité du malheur ou bien reste sans efficacité. Le vrai malheur, une seule chose permet d'y consentir, c'est la contemplation de la Croix du Christ. Il n'y a rien d'autre. Cela suffit.
Une mère, une épouse, une fiancée, qui savent celui qu'elles aiment dans la détresse et ne peuvent ni le secourir ni le rejoindre voudraient au moins subir des souffrances équivalentes aux siennes pour être moins séparées de lui, pour être soulagées du fardeau si lourd de la compassion impuissante. Quiconque aime le Christ et se le représente sur la Croix doit éprouver un soulagement semblable dans l'atteinte du malheur.
En raison du lien essentiel entre la Croix et le malheur, un État n'a le droit de se séparer de toute religion que dans l'hypothèse absurde où il serait parvenu à supprimer le malheur. À plus forte raison n'en a-t-il pas le droit quand il fabrique lui-même des malheureux. La justice pénale coupée de toute espèce de lien avec Dieu a véritablement une couleur infernale. Non pas par les erreurs de jugement ou l'excès de sévérité, mais indépendamment de tout cela, en elle-même. Elle se salit au contact de toutes les souillures, et n'ayant rien pour les purifier elle devient elle-même si souillée que les pires criminels peuvent encore être dégradés par elle. Son contact est hideux pour quiconque a en soi quelque chose d'intègre et de sain ; ceux qui sont pourris trouvent même dans les peines qu'elle inflige une sorte de quiétude plus horrible encore. Rien n'est assez pur pour mettre de la pureté dans les lieux réservés aux crimes et aux peines sinon le Christ, lui qui fut un condamné de droit commun.
Mais comme c'est seulement la Croix qui est nécessaire aux États et non pas les complications du dogme, il est désastreux que la Croix et le dogme soient liés d'un lien si solide. Ce lien a enlevé le Christ à ses frères les criminels.
La notion de la nécessité comme matière commune de l'art, de la science et de toute espèce de travail est la porte par où le christianisme peut entrer dans la vie profane et la pénétrer de part en part. Car la Croix, c'est la nécessité elle-même mise en contact avec le plus bas et le plus haut de nous-mêmes, avec la sensibilité charnelle par l'évocation de la souffrance physique, avec l'amour surnaturel par la présence de Dieu. Par suite toute la variété des contacts que peuvent avoir avec la nécessité les parties intermédiaires de notre être y est impliquée.
Il n'y a, il ne peut y avoir, dans quelque domaine que ce soit, aucune activité humaine qui n'ait pour suprême et secrète vérité la Croix du Christ. Aucune ne peut être séparée de la Croix du Christ sans pourrir ou se dessécher comme un sarment coupé. Nous voyons cela se passer sous nos yeux, aujourd'hui, sans le comprendre, et nous nous demandons où gît notre mal. Les chrétiens comprennent moins encore que les autres, car, sachant que ces activités sont historiquement bien antérieures au Christ, ils ne peuvent se rendre compte que la foi chrétienne en est la sève.
Si nous comprenions que la foi chrétienne, sous des voiles qui en laissent passer la clarté, porte des fleurs et des fruits en tous les temps et tous les lieux où il se trouve des hommes qui n'ont pas la haine de la lumière, cette difficulté ne nous arrêterait pas.
Depuis l'aube des temps historiques, jamais, sauf pendant une certaine période de l'Empire romain, le Christ n'a été aussi absent que maintenant. Les anciens auraient jugé monstrueuse cette séparation de la religion et de la vie sociale que même la plupart des chrétiens aujourd'hui trouvent naturelle.
Il faut que le christianisme fasse partout couler sa sève dans la vie sociale ; mais il est fait néanmoins avant tout pour l'être seul. Le Père est dans le secret, et il n'y a pas de secret plus inviolable que le malheur.
Il y a une question qui n'a absolument aucune signification, et bien entendu aucune réponse, que normalement nous ne posons jamais mais que dans le malheur l'âme ne peut pas s'empêcher de crier sans cesse avec la monotone continuité d'un gémissement. Cette question c'est pourquoi ? Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Le malheureux le demande naïvement aux hommes, aux choses, à Dieu, même s'il n'y croit pas, à n'importe quoi. Pourquoi faut-il précisément qu'il n'ait pas de quoi manger, ou qu'il soit épuisé de fatigue et de traitements brutaux, ou qu'il doive prochainement être fusillé, ou qu'il soit malade, ou qu'il soit en prison ? Si on lui explique les causes de la situation où il se trouve, ce qui d'ailleurs est rarement possible à cause de la complication des mécanismes qui interviennent, ce ne sera pas pour lui une réponse. Car sa question, pourquoi, ne signifie pas : par quelle cause, mais : à quelle fin ? Et bien entendu on ne peut pas lui indiquer de fins. À moins d'en fabriquer de fictives, mais cette fabrication n'est pas une bonne chose.
Le singulier, c'est que le malheur d'autrui, sauf quelquefois, non pas toujours, celui d'êtres très proches, ne provoque pas cette question. Tout au plus on la pose une fois distraitement. Mais celui qui entre dans le malheur, cette question s'installe en lui et ne s'arrête plus de crier. Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Le Christ lui-même l'a posée. « Pourquoi m'as-tu abandonné ? »
Le pourquoi du malheureux ne comporte aucune réponse, parce que nous vivons dans la nécessité et non dans la finalité. S'il y avait de la finalité dans ce monde, le lieu du bien ne serait pas l'autre monde. Chaque fois que nous demandons la finalité au monde, il la refuse. Mais pour savoir qu'il la refuse, il faut la demander.
C'est seulement le malheur qui nous oblige la demander, et aussi la beauté, car le beau nous donne si vivement le sentiment de la présence d'un bien que nous cherchons une fin sans jamais en trouver. Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ? Pourquoi cela est-il beau ?
Mais rares sont ceux qui sont capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de suite. Le pourquoi du malheur dure des heures, des jours, des années ; il ne cesse que par épuisement.
Celui qui est capable non pas seulement de crier, mais aussi d'écouter, entend la réponse. Cette réponse, c'est le silence. C'est ce silence éternel que Vigny a reproché amèrement à Dieu ; mais il n'avait pas le droit de dire quelle est la réponse du juste à ce silence, car il n'était pas un juste. Le juste aime. Celui qui est capable non seulement d'écouter mais aussi d'aimer entend ce silence comme la parole de Dieu.
Les créatures parlent avec des sons. La parole de Dieu est silence. La secrète parole d'amour de Dieu ne peut pas être autre chose que le silence. Le Christ est le silence de Dieu.
Il n'y a pas d'arbre comme la Croix, il n'y a pas non plus d'harmonie comme le silence de Dieu. Les Pythagoriciens saisissaient cette harmonie dans le silence sans fond qui entoure éternellement les étoiles. La nécessité ici-bas est la vibration du silence de Dieu.
Notre âme fait continuellement du bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n'entendons jamais. Quand le silence de Dieu entre dans notre âme, la perce et vient rejoindre ce silence qui est secrètement présent en nous, alors désormais nous avons en Dieu notre trésor et notre cœur ; et l'espace s'ouvre devant nous comme un fruit qui se sépare en deux, car nous voyons l'univers d'un point situé hors de l'espace.
Il n'y a que deux voies possibles pour cette opération, à l'exclusion de toute autre. Il n'y a que deux pointes assez perçantes pour entrer ainsi dans notre âme, ce sont le malheur et la beauté.
On serait souvent tenté de pleurer des larmes de sang en pensant combien le malheur écrase de malheureux incapables d'en faire usage. Mais à considérer les choses froidement, ce n'est pas là un gaspillage plus pitoyable que celui de la beauté du monde. Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l'heure qui précède l'aube viennent-ils vainement se proposer à l'attention des hommes ? Ne pas accorder d'attention à la beauté du monde est peut-être un crime d'ingratitude si grand qu'il mérite le châtiment du malheur. Certes il ne le reçoit pas toujours ; mais en ce cas il est puni par le châtiment d'une vie médiocre, et en quoi une vie médiocre est-elle préférable au malheur ? D'ailleurs, même en cas de grande infortune, la vie de tels êtres est probablement toujours médiocre. Autant qu'on peut faire des conjectures sur la sensibilité, il semble que le mal qui est dans un être lui soit une protection contre le mal qui vient l'assaillir du dehors sous forme de douleur. Il faut espérer qu'il en est ainsi, et que Dieu a réduit miséricordieusement à peu de chose, chez le mauvais larron, une souffrance tellement inutile. Il en est bien ainsi, et même c'est là la grande tentation qu'enferme le malheur, du fait que le malheureux a toujours la possibilité de souffrir moins en consentant à devenir mauvais.
C'est seulement pour celui qui a connu la joie pure, ne fût-ce qu'une minute, et par suite la saveur de la beauté du monde, car c'est la même chose, c'est pour celui-là seul que le malheur est quelque chose de déchirant. En même temps c'est celui-là seul qui n'a pas mérité ce châtiment. Mais aussi pour lui ce n'est pas un châtiment, c'est Dieu même qui lui prend la main et la serre un peu fort. Car s'il reste fidèle, tout au fond de ses propres cris il trouvera la perle du silence de Dieu.

Simone Weil, in Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu