dimanche 17 mai 2020

En homéliant... Cardinal Suhard, Au service de l’homme ou pour sa perte ?


Mes frères,

Vous voici dans l’église-mère du diocèse qui vous a ouvert ses portes, en cette nuit divine, pour vous associer au mystère de la Nativité. Vous étiez venus chercher l’intimité de la crèche, vous trouvez des lumières ! Vous savez de plus que cette messe solennelle est propagée dans toutes les directions de l’espace par la radio et la télévision. Alors vous vous posez peut-être une question : est-ce bien l’esprit de Noël ? Et vous vous prenez à regretter ces messes de minuit d’autrefois, avec une tradition millénaire, auxquelles semble porter atteinte cette dernière invention. Je me dois, à l’occasion de cette première messe télévisée – au terme de quelles recherches et au prix de quel travail ! – de répondre à votre interrogation.

Depuis vingt ans, l’homme a pris l’habitude de parler à l’homme et de l’écouter à distance. Plus récemment, il a découvert le moyen de percer l’horizon et de voir sans limite. La télévision l’a doté d’un nouveau sens. Surtout, elle est pour le genre humain un nouvel instrument d’unité. L’histoire, comme la vie, ne revient pas en arrière. Il faut prendre cette nouvelle invention comme un fait qui ne fera que croître. Dans quelle direction ? au service de l’homme ou pour sa perte ?

Comme tout progrès de la technique, celui-ci peut aller vers le mal. Sans parler des spectacles coupables qu’elle peut propager à un degré inouï, la télévision risque d’être pour nous-mêmes une tentation constante à ne plus penser, à fuir notre âme. Plus on voit, plus on veut voir. Engrenage fatal, faillite de la culture et de la pensée ! Surtout, quelle présence indiscrète au sein même des foyers ! La télévision serait la pire des dictatures si elle devenait une sorte de censure implacable au service d’une autorité sans scrupule ; ce serait une violation indigne des intimités, l’étouffement de la personne, la profanation de son mystère.

Ce n’est pas trahir la télévision, c’est la servir que de la mettre en garde contre un détournement sacrilège : oui, la tentation est terrible pour l’homme, avec des yeux qui percent les murailles, de substituer sa toute-puissance à celle de Dieu. Échange tragique : en perdant le Maître, les fils d’Adam trouveraient un tyran ! Toute technique se retourne contre l'homme quand il en fait une magie. Mes frères, nous n’accepterons jamais ni ce blasphème, ni cet asservissement : il dépend de nous que ce prolongement de l’homme aille à sa rédemption.

Rédemption ? Le mot n’est pas trop fort : ce qui se passe à cette heure en est déjà la preuve. Les ondes, loin de trahir Noël, portent plus loin son message. Il y a plus, on peut dire sans excès que cette découverte géniale vient à son heure dans le plan du salut du monde. Tout ce qui permet de « prêcher l’Évangile à toute créature » doit être cher aux chrétiens. De même, tout ce qui les prépare à l'unité du Corps mystique, d’après le testament du Christ : « Qu’ils soient un ! »

Tout ce qui rassemble les individus et les peuples pour en faire une seule famille humaine concourt à la Rédemption. C’est ce que fait la télévision : en étendant le champ de notre regard, elle élargit le champ de notre conscience et dilate notre cœur. Sensibles, nous avons besoin de nous voir pour nous comprendre et nous entraider. En nous rendant toujours plus présents les uns aux autres, elle nous met en mesure, selon nos dispositions, ou de nous haïr davantage ou de mieux nous aimer. Elle peut devenir, pour sa part, l’un des bons artisans de la paix. Mes frères, en face d’un tel enjeu, allons-nous rester inertes ou sceptiques ? En le faisant, nous trahirions notre mission de chrétien et d’apôtre. On nous demandera un jour ce que nous avons fait de cette invention naissante. Malheur à nous si nous l’avions laissée passivement aux mains des semeurs de discorde ou de découragement ! Quelle joie au contraire si nous savons l’utiliser comme une extension providentielle de l’Église et du règne de Dieu !

En faisant pénétrer dans les maisons la liturgie, la télévision la rend accessible à tous ceux qu’un cas de force majeure empêche d’y prendre part. Je pense à vous, chers malades, qui verrez désormais la solitude de votre chambre se peupler des images les plus saintes et les plus aimées. Je pense à vous, mères de famille, qui ne pouvez assister à cette messe de minuit pour garder la maison ou rester au chevet d’un enfant souffrant. Je pense à vous, hommes au cœur droit, mais à la foi hésitante, que des préjugés tenaces séparent encore de la vie chrétienne. À vous aussi, pauvres pécheurs, qui avez soif de l’état de grâce. Vous n’osez venir, osez du moins entendre et voir ! Du fond de vos timidités et de vos remords, et peut-être à travers vos larmes, seuls en face de ce poste qui vous transmet comme du fond des âges l’appel discret et bouleversant du Christ, regardez ! Regardez sur cet écran les mains consacrées du prêtre élever, pour votre salut et le salut du monde, cette hostie sainte que votre vie quotidienne a peut-être méconnue ou profanée. Regardez-les monter vers le ciel, ces mains suppliantes de l’offertoire. Reconnaissez ces rites de votre enfance. Revoyez cette église où vous avez été baptisé et où, quoi qu’on ait fait, on n’est jamais un étranger. Les voies de Dieu sont insondables ! Vous tous qui cherchez dans le secret, incroyants qui n'avez jamais connu la lumière, elle vient à vous par cette voie nouvelle et mystérieuse, pour la première fois. On a dit naguère les conversions opérées grâce à la radio, par « l’Évangile par-dessus les toits ». Désormais il y aura aussi les miracles de « l’Église à travers les murailles ».

Voilà pourquoi, en cette nuit sacrée, nous vous rendons grâces, ô Seigneur, d’avoir suscité pour le salut de nos frères cette façon nouvelle de répandre l’Évangile de votre Fils ! Voilà pourquoi nous vous bénissons de nous avoir donné un nouveau moyen de porter le message de joie que lançaient les anges dans le ciel de Bethléem « à tous les hommes de bonne volonté ». Puissent-ils l’entendre ! Puissions-nous être pour eux les mages qui leur apprendront à découvrir votre étoile au firmament qu’ils interrogent ! Puissions-nous être aussi les bergers qu’ils se décideront à suivre jusqu'au berceau de l’Enfant-Dieu !

Emmanuel,  cardinal Suhard
Noël 1948 à Notre-Dame de Paris
Messe télévisée