« Un signe grandiose apparut au
ciel : une Femme ! »
La place d'une mère est celle des
commencements, des premiers moments. Au commencement d'une vie d'homme, il y a
une mère : on dit également que son visage habite les derniers instants
sur terre. Son nom est le premier que prononce l'enfant, il est parfois le
dernier que l'homme a sur ses lèvres au moment du grand passage. Au
commencement du monde, il y a Ève, au commencement de la Nouvelle Alliance, il
y a Marie. Elle est au début de la vie du Christ, elle est au début du temps de
l'Église à la Croix. Elle est au début du premier miracle de Jésus à Cana, elle
est au début de la première annonce des apôtres à la Pentecôte. Oui, Marie est
la première. Elle présente et accueille. Elle écoute et elle prie.
Marie est également mère des
dernières heures. Elle est présente au terme de l'Ancienne Alliance pour
l'ouvrir à la Nouvelle : « L'Esprit Saint viendra sur toi, et la
puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Luc 1, 35).
Seule à la Croix, dans la foi pure et nue, elle participe au moment ultime de
la vie de son fils par un dernier fiat : « Près de la croix de
Jésus se tenait sa mère » (Jean 19, 25). Ambassadrice de
l'humanité entière, dans l'extrême de l'épreuve et l'obscurité totale elle
reste debout, ferme dans l'espérance. Participant à la dernière heure d'un Dieu
qui se meurt, elle ouvre le temps d'une humanité pourtant condamnée :
« Le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur la terre entière »
(Luc 23, 43). Par la puissance de son espérance, elle rompt le
tragique de la dernière heure pour l'ouvrir à la première heure de la
résurrection. Aussi, Marie n'est pas présente avec les saintes femmes au matin
de la résurrection : c'est qu'elle a devancé l'aurore et a déjà échappé à
l'obscurité du tombeau.
Nous voudrions méditer ici sur les
fins dernières. Nous souhaitons l'accomplir à la lumière de Marie. Plutôt que
de fins dernières, il serait d'ailleurs plus juste de parler d'ultimes
commencements. Car le but de la création tout entière n'est pas la fin du
monde, mais au contraire la Vie éternelle. Si notre temps humain est marqué
doublement par la fin tragique de la vie individuelle et la consommation des
temps dans le retour du Christ, ces deux eschatologies sont en réalité une
ouverture et non un terme. Ni notre vie, ni notre temps humain, ni notre
histoire humaine ne possèdent en eux-mêmes leurs propres achèvements et
perfections. La finalité du temps réside au contraire dans la glorification de
notre chair et l'avènement d'un monde nouveau : « Puis je vis un
ciel nouveau, une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre ont
disparu, et de mer, il n'y en a plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalem
nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu » (Apocalypse 21, 1).
Les fins dernières sont donc
commencements ultimes et définitifs, commencements d'un temps infini et
éternel. Fin de l'existence et commencement de la vie éternelle se confondent
donc et se mêlent. Marie, mère des commencements et des dernières heures est le
guide privilégié pour en pénétrer l'obscur mystère, car elle y a sa part
active :
Dans le mystère de l'Assomption
s'exprime la foi de l'Église, selon laquelle Marie est « unie par un lien
étroit et indissoluble » au Christ, car si, en tant que mère et vierge,
elle lui était unie de façon singulière lors de sa première venue, par sa
continuelle coopération avec lui, elle le sera aussi dans l'attente de la
seconde venue : « rachetée de façon suréminente en considération des
mérites de son Fils », elle a aussi ce rôle, propre à la mère, de
médiatrice de la clémence lors de la venue définitive, lorsque tous ceux qui
sont au Christ revivront et que « le dernier ennemi détruit sera la
Mort » (1 Corinthiens 15, 26). 1
Notre parcours nous fera traverser trois
porches successifs par lesquels nous tenterons de contempler la triple
dimension de la gloire mariale. Comment Marie a-t-elle vécu sa propre
pâque ? Les deux traditions orientale et occidentale semblent à ce sujet
s'opposer. Dans un deuxième regard, le couronnement de Marie nous révèle sa
double exemplarité : pour l'Église et pour la vie de tout chrétien. Enfin,
loin d'assister à la destinée tragique du monde avec indifférence, elle est
vraiment mère de l'Église et elle continue par son intercession et sa mission
d'accompagner le monde dans sa naissance douloureuse à la grâce.
Premier
porche : Dormition
Marie est montée avec son corps. Elle
est la seule. Comment s'est réalisé ce passage ? Dans la formule qui
définit le dogme de l'Assomption en 1950, Pie XII ne se prononce pas sur la
question de la mort de Marie. Il ne l'a pas jugé opportun. Le dogme de
l'Assomption se contente d'affirmer que le corps de Marie a été glorifié après
sa mort, alors que pour nous la résurrection des corps se produira à la fin des
temps ainsi que nous le confessons dans le Credo.
Ici apparaît une difficulté.
L'Assomption est-elle une sorte d'invention récente des catholiques engoncés
dans une vénération mariale excessive ? Cette tradition bien que proclamée
récemment est aussi antique que vénérable. On la trouve dès les premiers
siècles et elle se répand universellement à partir du XIVe siècle.
Sans surprise la consultation de Pie XII en mai 1946 obtint un soutien quasi
unanime : seules six réponses sur près de 1 200 émirent quelques réserves.
Comme chaque enseignement de l'Église, c'est la Révélation qui la fonde. Le
Nouveau Testament ne prend pas explicitement parti mais son silence sur la mort
de Marie laisse entendre qu'il n'y a rien d'exceptionnel par rapport à la loi
commune : nous pouvons en effet penser que dans le cas contraire les
auteurs inspirés en auraient parlé.
De plus, l'association si intime de
la Vierge Marie au mystère rédempteur de son Fils révèle un chemin identique.
Ce que le Christ a vécu, Marie devait le vivre. Comment comprendre alors la
définition tardive de ce dogme de l'Assomption ? Tout est donné dans la
Révélation et chaque époque possède sa grâce propre d'interprétation et de
réception. Le siècle écoulé fut particulièrement marial et ecclésial. Il suffit de faire la liste de tous les
engagements du magistère dans la compréhension de Marie et de l'Église, de
Marie dans l'Église. Mais ce développement homogène du dogme n'est rien d'autre
que le dés-enveloppement de l'Écriture : elle est reçue et méditée de
façon séculaire dans le cœur des saints, priée par la piété commune du peuple
de Dieu. La Tradition accumule alors les richesses et dévoile ainsi la
profondeur du mystère chrétien. Dans un second temps, ce dernier est explicité
formellement par la définition des dogmes. On peut ainsi ajouter que notre
époque est baignée par cette lumière de l'Assomption : une grâce
particulière d'intelligence des fins dernières à la lumière de Marie nous est
ainsi gratifiée. Nous pourrions presque dire : compréhension dernière du
mystère de Marie et de l'Église.
Que dire à présent de l'opposition
entre la tradition de la Dormition chez les Orientaux et celle de la mort de
Marie chez les Latins ? Dans un Tropaire pour la fête de la Dormition dans
la liturgie byzantine nous entendons : « Dans ton enfantement tu
as gardé la virginité, dans ta dormition tu n'as pas quitté le monde, ô Mère de
Dieu : tu as rejoint la source de la Vie, toi qui conçus le Dieu vivant et
qui, par tes prières, délivreras nos âmes de la mort ». Signifie-t-il
que Marie n'ait pas connu la mort ? Nous avons au contraire un témoignage
inverse des plus antiques dans la Tradition grecque : dans un discours
justement sur la Dormition attribué à saint Modeste de Jérusalem (+634)
l'auteur développe longuement la Dormition de Marie puis exalte l'intervention
du Christ qui « la ressuscita des morts »2. Ce que les
Orientaux définissent par dormition correspond en fait à l'absence de
corruption de la chair. De nombreuses citations qui appartiennent à la
tradition orientale de la dormition parlent de la mort et de la résurrection de
Marie. À l'inverse, certains théologiens latins ont défendu la thèse que la
Vierge Marie passa directement de la terre au ciel. Mais cette opinion est
inconnue avant le XVIIe siècle. Les deux traditions latine et
orientale ne sont donc nullement incompatibles. Elles partagent en revanche
l'intime conviction du caractère exceptionnel de la mort de Marie, associée
comme son Fils à la résurrection de la chair.
Certes la Genèse nous présente la mort
comme un châtiment résultant du péché. Et nous pourrions en conclure que Marie
exempte du péché originel par son privilège d'Immaculée Conception ne pouvait
connaître la mort. Pourtant, sa grâce immaculée n'implique pas celle d'une
immortalité corporelle. Le Christ selon la sagesse de Dieu a souhaité vivre la
fragilité de notre nature mortelle jusqu'au terme. Le magistère récent, sans
toutefois répétons-le, le définir encore, va dans le sens d'une expérience de
la mort pour Marie. Elle a épousé en toute chose la mission de son Fils, afin
de donner une dimension pascale au passage de la mort : celle d'une
expérience de don total dans l'amour. Ayant vécu le sort commun des hommes,
nous pouvons conclure qu'elle est ainsi davantage en mesure d'exercer sa maternité
spirituelle « à l'heure de notre mort ».
Marie est passée de la vie à la Vie
avec son corps. Elle est la seule, avec le Christ. Elle jette ainsi un
véritable pont entre d'un côté le monde enténébré qui tombe en ruine et de
l'autre le monde spirituel, le Ciel. Cette échelle se jette vers la patrie
définitive parce qu'elle est bien assise dans les fanges d'un monde encore
dominé par les combats. Marie est la mère de ces dernières heures où le monde
bascule des ténèbres à la lumière. Sa vie n'a été nullement protégée des
épreuves, des morts et des renoncements. Elle est celle qui reste fidèle
lorsqu'il n'y a plus rien, plus d'espoir, plus de lumière.
— Souvenons-nous, elle est tendue
pour son peuple dans l'attente du Messie au moment de l'Annonciation :
alors que plus personne ne croit ni n'attend.
— Confiante dans l'appel et le
message de l'ange, elle s'abandonne totalement à la volonté de Dieu dans la
maternité : alors que Joseph veut la répudier.
— Engagée comme une mère dans
l'éducation de son enfant, elle vit la souffrance d'un fils qu'elle ne comprend
plus et qui semble lui échapper pour les docteurs de la loi à l'occasion du
pèlerinage à Jérusalem : c'est le mystère du recouvrement.
— Première disciple, elle suit son
fils dans la vie de folie où il s'engage : on le prend pour un fou
lorsqu'il quitte la vie cachée pour proclamer, guérir et invectiver.
— Enfin debout elle ne défaille pas à
l'instant ultime de la croix : tous les disciples se sont enfuis.
Oui, Marie est la mère de la dernière
heure et c'est ainsi que nous la prions. Sa vie est traversée d'épreuves et de
morts. Est-elle loin des hommes comme sur un piédestal du haut de son privilège
d'immaculée ? Non, au contraire, elle a vécu pleinement, d'autant plus
sensible à la fragilité et précarité de l'existence que son âme est sans péché.
Est-elle la mère de Dieu jusqu'à ignorer la maternité humaine, son lot de
renoncements, de don inconditionnel et sans retour ? La réponse vient du
Christ en croix : « Voici ta mère, voici ton fils ». Son Fils lui
est enlevé, des fils innombrables lui sont donnés. Est-elle montée au ciel avec
son corps pour s'y réfugier et nous abandonner à notre misérable sort ?
C'est le magnificat de la Visitation maintenant qui proclame : « Son
amour s'étend d'âge en âge ».
Ce premier porche du mystère glorieux
de Marie qu'est l'Assomption invite d'emblée au voyage. Une douce lumière s'en
dégage. Au travers nous voyons déjà apparaître la lumière. L'obscurité est
encore présente, mais déjà le jour pointe au loin. Marie, étoile du matin
l'annonce. Sa lumière mystérieuse, tendre et maternelle, attire et chante
silencieusement dans l'âme. À la suite du ressuscité, Marie a traversé
victorieusement ce porche et avec confiance nous la suivons. Et parce
qu'elle-même a accompli le grand passage dans la hâte de son amour, elle est
devenue pour les croyants Porte du ciel : elle nous indique le Ciel et
elle assied notre espérance. Comme le chante Syméon : « Maintenant,
Souverain Maître, tu peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s'en aller en
paix ; car mes yeux ont vu ton salut » (Luc 2,29).
Parvenus à cette étape de notre
pèlerinage, nous voulons ici citer le poète Péguy et mettre sur nos lèvres son
chant à Notre-Dame de Chartres :
Nous voici parvenus sur la haute
terrasse
Où rien ne cache plus l'homme de devant Dieu,
Où nul déguisement ni du temps ni du lieu
Ne pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse.
Voici la gerbe immense et l'immense liasse,
Et le grain sous la meule et nos écrasements,
Et la grêle javelle et nos renoncements,
Et l'immense horizon que le regard embrasse.
Et notre indignité cette immuable masse,
Et notre basse peur en un pareil moment,
Et la juste terreur et le secret tourment
De nous trouver tout seuls par devant votre face.
Mais voici que c'est vous, reine de majesté.
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir,
Et marcher devant vous sans vous apercevoir
Nous serons donc toujours ce peuple incontesté.
Où rien ne cache plus l'homme de devant Dieu,
Où nul déguisement ni du temps ni du lieu
Ne pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse.
Voici la gerbe immense et l'immense liasse,
Et le grain sous la meule et nos écrasements,
Et la grêle javelle et nos renoncements,
Et l'immense horizon que le regard embrasse.
Et notre indignité cette immuable masse,
Et notre basse peur en un pareil moment,
Et la juste terreur et le secret tourment
De nous trouver tout seuls par devant votre face.
Mais voici que c'est vous, reine de majesté.
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir,
Et marcher devant vous sans vous apercevoir
Nous serons donc toujours ce peuple incontesté.
Deuxième
porche : Couronnement
Au ciel, Marie est couronnée. Cette
couronne resplendit de cinq immenses joyaux. Que l'on nous pardonne de citer
ici l'acrostiche de saint Bonaventure méditant le mystère de Marie qui décrit
ces cinq pierres précieuses.
La
lettre M comme médiatrice,
La lettre A comme auxiliatrice,
La lettre R comme réparatrice,
La lettre I comme illumine,
La lettre A comme avocate.
La lettre A comme auxiliatrice,
La lettre R comme réparatrice,
La lettre I comme illumine,
La lettre A comme avocate.
MARIA le prénom latin de Marie. Oui,
Marie comme une reine, rayonne de la beauté des grâces que lui a gratuitement
concédées Dieu. Les pères de l'Église mobilisent de nombreuses figures
bibliques pour en exprimer la richesse. Elle est semblable à :
— l'arc-en-ciel qui enveloppe le
monde après le cataclysme du déluge et dans sa discrète beauté inaugure la
nouvelle paix de Dieu avec les hommes ;
— l'arche d'Alliance qui contient les
commandements nouveaux : Marie en son sein accueille le commandement
nouveau du Verbe fait chair, oint de l'Esprit, gravé non dans la pierre, mais
dans la chair d'un cœur ;
— un buisson ardent : elle ne se
consume pas, elle reste intègre dans sa virginité, charnelle,
spirituelle ;
— une échelle de Jacob : Marie
dresse cette échelle prophétisée à Jacob et à laquelle l'homme ne croyait plus.
À l'Annonciation, l'ange descend, à l'Assomption c'est l'humanité qui monte et
gravit les Cieux ;
— une arche de Noé : l'humanité
sauvée se réfugie dans la virginité de Marie, sa maternité plus forte que les
flots mortifères du péché inaugure une nouvelle vie, une nouvelle fécondité,
une nouvelle maternité, celle de l'Église sur les âmes ;
— un arbre de vie : enfin, le
paradis s'ouvre, la garde des épées de feu des archanges s'abaisse, et
l'humanité ébahie contemple celle qui porte la vie, celle qui porte la source
de Vie, la Vie éternelle.
Marie dans ce couronnement récapitule
ainsi les plus grandes figures des femmes de l'Ancien Testament :
M comme Myriam la sœur de Moïse,
A comme Anne mère de Samuel,
R comme Rachel,
I comme Judith,
A comme Abigail (cf. 1 Sam 25 sq).
A comme Anne mère de Samuel,
R comme Rachel,
I comme Judith,
A comme Abigail (cf. 1 Sam 25 sq).
Elle est la Femme par excellence,
ainsi que la nomme le Christ à Cana et à la Croix.
Dans un admirable bas-relief,
l'église clunisienne de Souvigny dans le Bourbonnais déploie tous les symboles
de Marie qui parsèment l'iconographie mariale et chante son couronnement :
le soleil, la lune, l'étoile, la porte du ciel, le rosier, le cèdre, le puits,
le jardin clos, la cité de Dieu, la fontaine, le miroir, la tour de David, le
lys.
Après l'art, que nous dit notre
foi ? Marie est la mère de Dieu, et de sa maternité tout découle. Nous le
voyons dans ces représentations de Marie où jamais son enfant n'est absent.
Elle est Immaculée Conception. Sa maternité virginale est accomplie dans
l'Assomption par une Maternité sur toute l'Église. Car entre l'Annonciation et
l'Assomption, il y a la mission de Marie : elle préside le collège des
apôtres au Cénacle, appelle l'Esprit Saint, conforte l'attente des disciples
qui défaillent. Puis elle se retire lorsque l'Esprit fondant sur eux embrase
l'univers de son feu de foi et de charité. Marie a reçu un don royal de son
Seigneur. Marie a su dire oui parfaitement et absolument à cet appel royal.
Comme une reine, elle accompagne le gouvernement de son Fils. Comme une reine,
elle est mère.
Comme une reine elle se cache
derrière son Fils qui gouverne les âmes.
Vous l'avez compris, le couronnement
par l'Assomption récapitule, synthétise et achève comme une fin dernière. Tel
est l'ultime dans la vie de Marie, mère de la dernière heure, mère des fins
dernières, mère des premiers commencements. Tel est le cas de notre mort,
ultime de notre existence et appelé par l'Ave Maria à se laisser accompagner
par Marie. Alors que notre corps tombe en ruine, déjà notre âme taillée comme
un diamant par les épreuves de la vie languit et vibre de la lumière de gloire.
Cette fin de la vie de Marie nous dévoile la fin de notre vie, c'est-à-dire le
but de notre existence : nous sommes appelés à être transformés par la
puissance extraordinaire de l'amour de Dieu afin de devenir fils dans le Fils.
Notre vocation est la gloire. Notre être aspire, gémit, invite à la gloire.
L'exemple parfait et accompli de Marie dans l'Assomption nous révèle notre
profonde destinée, notre fin dernière.
La place unique de Marie éclaire
également le mystère de l'Église. Dans leur réflexion lors de Vatican II, les
pères conciliaires retiennent fondamentalement deux images pour décrire
l'Église : elle est corps du Christ, elle est épouse. Par notre baptême
nous sommes incorporés au Corps. Mais l'Église est également un face-à-Face
mystérieux avec Dieu. En son sein, Marie accomplit cette identité sponsale, de
l'épouse face à l'époux. L'Église est sainte parce qu'elle accueille
parfaitement et complètement l'invitation aux noces de l'Agneau. L'Église est
sainte parce qu'elle se donne totalement et absolument à l'époux. Seule Marie a
été à la hauteur de cet appel inouï. Elle en réalise la personnalité
profonde :
Ce profil marial est aussi
fondamental et caractéristique de l'Église — sinon davantage — que le profil
apostolique et Pétrinien, auquel il est profondément uni.
[...] La dimension mariale de
l'Église précède la dimension pétrinienne, tout en lui étant étroitement unie
et complémentaire. 3
Au cœur de l'Église par son fiat elle
a dit oui pour l'humanité entière. Dans un accueil et un don total, elle a
scellé les noces de l'agneau. Son acceptation a permis au-delà du temps limité
de sa vie humaine le déploiement effectif de la mission de salut de son Fils au
nom de chacun de nous :
En prononçant le fiat de
l'Annonciation et en donnant son consentement au Mystère de l'Incarnation,
Marie collabore déjà à toute l'œuvre que doit accomplir son Fils. Elle est mère
partout où Il est Sauveur et Tête du Corps mystique. 4
Ainsi s'achève notre deuxième porche.
Troisième
porche : Intercession
Sur les vantaux de ce troisième
porche, je vous invite à décrypter la scène de l'apocalypse souvent attribuée à
Marie :
Un signe grandiose fut vu au
ciel : une Femme ! le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds
et douze étoiles couronnent sa tête ; elle est enceinte et crie dans les
douleurs et le travail de l'enfantement.
Apocalypse
12
Cette formule biblique utilise un
passif réservé pour désigner dans la Bible pour les grandes interventions
divines dans l'histoire du salut. À l'instar du chapitre 7 d'Isaïe qui annonce
la naissance du messie d'une vierge comme un signe immense, il s'agit ici de
l'une des prophéties mariales les plus fortes de l'Écriture. L'enfantement
physique du Messie et l'enfantement de l'Apocalypse lié au drame rédempteur du
Messie sont indissolublement unis. La glorification de cette femme apparaît
d'ailleurs comme le parallèle de la gloire du fils de l'homme dans la vision
inaugurale de l'Apocalypse (1, 12-16) :
M'étant retourné, je vis comme un
Fils d'homme.
Cette femme est vêtue du soleil comme
d'un manteau de la même façon que Dieu lui-même au début du psaume 104 :
Bénis le Seigneur, ô mon âme.
Mon Dieu, tu es si grand !
Vêtu de faste et d'éclat,
Drapé de lumière comme d'un manteau,
Tu déploies les cieux comme une tente.
Mon Dieu, tu es si grand !
Vêtu de faste et d'éclat,
Drapé de lumière comme d'un manteau,
Tu déploies les cieux comme une tente.
Psaume
104, 1-2
Elle bénéficie donc d'une
participation à la gloire du monde divin. Elle est comme la nouvelle Jérusalem,
fiancée et épouse de l'Agneau décrite en Isaïe 60 :
Le Seigneur sera pour toi une lumière
éternelle, et ton Dieu sera ta splendeur.
Isaïe
60, 19sq
Ce texte résonne bien sûr en écho
avec le texte parallèle de l'Apocalypse :
La ville peut se passer de l'éclat du
soleil et de celui de la lune, car la gloire de Dieu l'a illuminée, et l'Agneau
lui tient lieu de flambeau.
Apocalypse
21, 23
et
De nuit, il n'y en aura plus ;
ils se passeront de lampe ou de soleil pour s'éclairer, car le Seigneur Dieu
répandra sur eux sa lumière, et ils régneront pour les siècles des siècles.
Apocalypse
22, 5
Cette femme est l'épouse d'une beauté
sans pareille, resplendissante à la lumière de la Lune et du Soleil, et décrite
au Cantique des Cantiques :
Qui est celle-ci qui surgit comme
l'aurore Belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme
des bataillons ?
Cantique
6, 10
Dans le même temps, elle gémit des
douleurs de l'enfantement, alors que la foi proclame la maternité virginale de
Marie sans souffrance. Cette vision révèle une autre maternité, une autre
mission que la maternité de Noël. Elle se situe au confluent des deux sections
prophétiques de l'Apocalypse : l'une se rapporte au monde entier et
l'autre à l'Église. Marie mère du Christ est ainsi liée à l'origine de
l'Église : elle apparaît à la charnière des deux. Nous le chantons dans le
Salve Regina : Marie est acclamée comme notre avocate. Elle remplit ce rôle
spécialement à notre mort :
Je
vous salue Marie [...] priez pour nous à l'heure de notre mort.
La liturgie comme l'art nous dépeint
sa mission : souvent représentée revêtue d'un manteau qu'elle étend autour
d'hommes et de femmes de toutes conditions, blottis dans sa maternelle
sollicitude. C'est la grande vision de saint Dominique qui demandant où sont ses
frères et ses sœurs au Ciel les découvre avec stupeur dissimulés dans ce
manteau de lumière. Marie au Ciel continue d'œuvrer. Sa mission au Ciel, une
fois les portes de la mort franchies, demeure. L'exemple des saints nous révèle
l'étourdissante tendresse de Dieu qui permet à leur intercession de ruisseler
sur le monde. « Je passerai mon ciel à faire du bien sur terre » clame
la petite Thérèse.
Marie ne reçoit rien qu'elle ne
veuille redonner « en faveur d'Abraham et de sa race à
jamais ». La grande prière de l'Ave Maria répétée des milliers de fois
dans notre vie possède un secret qui se révèle maintenant. Il ne s'agit pas
seulement de l'instant précis du passage lorsque nous disons « À l'heure
de notre mort » mais de la perpétuelle étendue de l'après mort, de
l'au-delà. Au Ciel la prière des saints, notre prière se glisse dans la prière
de Marie. Enveloppée dans la maternelle intercession de Marie, notre pauvre
clameur trouve sa force et son ampleur portée par sa grâce royale et
maternelle. Nous comprenons mieux ce passage étonnant de Jean-Paul II à
l'occasion de sa première encyclique mariale :
En effet – lisons-nous encore –,
après son Assomption au ciel, son rôle dans le salut ne s'interrompt pas :
par son intercession répétée, elle continue à nous obtenir les dons qui
assurent notre salut éternel. C'est avec ce caractère
d'« intercession », manifesté pour la première fois à Cana en
Galilée, que la médiation de Marie se poursuit dans l'histoire de l'Église et
du monde
Son amour maternel la rend attentive
aux frères de son Fils dont le pèlerinage n'est pas achevé, ou qui se trouvent
engagés dans les périls et les épreuves, jusqu'à ce qu'ils parviennent à la
patrie bienheureuse. Ainsi la maternité de Marie demeure sans cesse dans
l'Église comme médiation d'intercession, et l'Église exprime sa foi en cette
vérité en invoquant Marie « sous les titres d'Avocate, d'Auxiliatrice, de
Secourable, de Médiatrice ». 5
Nous voudrions terminer en évoquant
l'une de ces intercessions actives de Marie dans le monde. Il s'agit de l'une
des apparitions mariales les plus étonnantes et évocatrices parce que l'on y
voit Marie pleurer : les apparitions de la Salette. Nulle indifférence ou
condescendance chez Marie Reine au Ciel et regardant la terre. Bien au
contraire qu'y voyons-nous ? Une femme est assise et pleure. Comme cette
femme de l'Apocalypse enveloppée du soleil qui crie dans les douleurs de l'enfantement.
Marie, signe grandiose, entouré de lumière apparaît sur une montagne dans la
France de notre terre, pauvre terre, désolée par le péché, le lieu de la
Salette, pâturages des pauvres, nature cruelle, quasi déserte, aux montagnes
presque lunaires.
Dans l'apocalypse nous lisons :
J'entendis une voix clamer dans le
ciel : « Désormais, la victoire, la puissance et la royauté sont
acquises à notre Dieu, et la domination à son Christ, puisqu'on a jeté bas
l'accusateur de nos frères, celui qui les accusait jour et nuit devant notre
Dieu ».
Apocalypse
12
Et la femme enveloppée de lumière de dire
aux petits voyants de la Salette :
Avancez mes enfants, n'ayez pas peur,
je suis ici pour vous conter une grande nouvelle.
En relisant le message de cette
apparition si curieuse s'éveille en moi l'écho d'une autre parole, proche et
pourtant lointaine. Ce n'ayez pas peur
et ce avance au large : les deux
leitmotivs du pontificat de Jean-Paul II dont nous fêtons la béatification et
qui nous a fait entrer dans ce IIIe millénaire. Ces deux paroles viennent en quelque sorte
fixer la direction à suivre, comme les deux points d'une droite pointée vers le
Ciel, deux gonds solides de confiance et de force où pivote la porte qui nous
fait pénétrer plus avant dans ce temps. Mais cette porte est lourde, tellement
pesante, lourde de notre péché, de reniements, de lâchetés, de notre
inconscience. Oui, comme Marie, ce message si particulier de la Salette ne
reste pas fixé dans les solitudes éthérées de la montagne. Il est descendu dans
la vallée. Il descend aujourd'hui dans notre cœur. Ce message de la Salette,
message marial de pénitence ou mieux de réconciliation : « vous
conter une grande nouvelle » un message de confiance car nous avons
une mère, une Bonne Mère, une mère qui garde, qui pleure nos fautes et notre
inconsistance à nous laisser réconcilier, à dire oui à son Fils.
Le message de la Salette est-il dur,
difficile à entendre ? Quittons un instant Marie du regard, nous détachant
de la lumière, que voyons-nous ? Les voyants. De pauvres enfants, bien
loin des belles images de gentils pastoraux. Mgr Dupanloup en
faisait une description presque cruelle :
La grossièreté de Maximin est peu
commune, son agitation surtout est vraiment extraordinaire : c'est une
nature singulière, bizarre, mobile, légère ; mais d'une légèreté si
grossière, une mobilité quelquefois si violente, d'une bizarrerie si
insupportable que le premier jour où je le vis, j'en fus non seulement
attristé, mais découragé. À quoi bon me disais-je faire le voyage pour voir un
tel enfant ? Quelle sottise j'ai faite !
Et de la petite Mélanie, il
écrit :
Elle m'a paru un être boudeur, maussade, stupidement
silencieux, ne disant guère que des oui ou des non quand elle répond. Si elle
dit quelque chose de plus, il y a toujours une certaine raideur dans ses
réponses, une timidité de mauvaise humeur qui est loin de mettre à l'aise. Du
reste, après avoir vu ses enfants chacun plusieurs fois, je ne leur avais
jamais trouvé aucun des charmes de leur âge.
Ils sont comme nous ces
enfants : bien réels et plein de défauts, avec une marque étonnante dans
leur âme, car ils sont porteurs d'un message. L'Église n'a pas canonisé les
voyants de la Salette : elle ne nous canonisera sans doute pas non
plus ! Ses enfants ont par la suite mené une vie difficile, errante même,
mais d'une piété indéniable qui s'est approfondie jusqu'à la mort. Pas des
modèles de sainteté : comme nous ! Comme nous, dépositaires d'un
message d'une grande nouvelle pour ce monde qui dépérit dans son immense famine
d'espérance, pour nos jeunes qui se drapent de noir et se laissent fasciner par
une culture de mort.
Oui, face à Marie qui pleure, c'est
nous petits enfants qui sommes debout et qui accueillons gauchement ses larmes.
Pour reprendre les paroles magnifiques de Bernanos :
Le regard de la Vierge est le seul
regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d'enfant qui se soit jamais levé
sur notre honte et notre malheur.
Et ce regard nous dit : « N'ayez
pas peur, avancez au large ».
Marie n'est pas restée assise au
Ciel. Comme après l'Annonciation, elle s'est levée et nimbée de lumière, elle a
gravi sans effort les petits promontoires où nous nous trouvons et d'où elle
veut nous élever vers le ciel. Cette scène, qui vous est familière et qui est
tout sauf une fin c'est celle de l'ascension du Christ devant ses apôtres. Ils
restent tout penauds à regarder le ciel au point qu'il faut que les anges
eux-mêmes les ramènent les pieds sur terre. C'est un envoi dont il s'agit.
Marie nous envoie proclamer l'amour de Dieu, la possible réconciliation avec le
Père, l'urgence même de cette réconciliation.
Nous rétorquons : que
pouvons-nous faire, nous sommes impuissants face aux ténèbres, à la guerre,
face aux lois qui menacent d'attenter à la vie humaine ? Voilà justement
notre pénitence, voilà notre confiance, voilà notre espérance : passer les
petites morts de notre vie comme on passe un porche avant ce grand portail où
nous savons que Marie nous introduira dans la salle des noces. Mère de la
première heure, mère de la dernière heure. Mère de l'espérance.
Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est
l'espérance. Et je n'en reviens pas.
Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
C'est elle, cette petite, qui
entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n'aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.
Et elle elle aime ce qui sera.
La Foi voit ce qui est. Dans le Temps
et dans l'Éternité.
L'Espérance voit ce qui sera. Dans le temps et pour l'éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l'éternité même.
L'Espérance voit ce qui sera. Dans le temps et pour l'éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l'éternité même.
Charles
Péguy, Porche de la Deuxième vertu
Frère Dominique-Raphaël Kling, op
Conférence pour le 1er dimanche de Carême 2011
Cathédrale Saint-Jean de Perpignan
Cathédrale Saint-Jean de Perpignan
1. JEAN-PAUL II, Redemptoris
Mater, n° 41, 1987.
2. Encyclique In dormitionem
Deipare Virginis Mariae, nn° 7 et 14 ; PG 86 bis, p 3293, 3311.
3. JEAN PAUL II, Allocution aux
Cardinaux et aux Prélats de la Curie romaine, 22 décembre1987.
4. Catéchisme
n°973, 1998.
5. Redemptoris Mater, n° 40,
1987.